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Le 07/02/2016
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par Lourdes Phalanges
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Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Quand Lourdes Phalanges se fait chier dans le métro, il invente de nouveaux genres littéraires. Ici il s'adonne à un exercice périlleux et des plus extrêmes (Lourdes Phalanges est un extrêmophile) qui consiste à écrire sur son smartphone tout ce qu'il se passe dans son environnement direct pendant que ça se produit. On a qu'à appeler le genre : l'écriture temps réel, ça sonne bien, innovant. Fait gaffe LP, si tu continues à innover la Zone va se transformer spontanément en startup puis on va tous se retrouver dans un incubateur, recevoir le label BPI France et puis même sans qu'on ait rien demandé du crédit impôt recherche, et même Macron viendra nous serrer la pogne quand on nous aura embarqué dans un charter à la descente de l'aéroport à Las Vegas au prochain CES au milieu d'autres gens innovants qui montent des concepts de boîtes sur des gadgets de geeks qu'ils pillent dans des vieilles licences de films hollywoodiens genre hoverboard, baskets qui se lacent toutes seules et blouson avec séchage automatique intégré, et d'ailleurs tes provocations m'ont déjà contaminé et voilà que ça me donne l'idée de lancer une startup pour refaire tous les gadgets du père de Billy dans Gremlins 1 à savoir le couteau suisse universel 2.0 et le presse-agrume à effet cluster. Sinon le texte est très maîtrisé pour du temps réel. Par contre, tester les limites de la Zone en appelant son texte "petit point" voire "un point c'est tout" et en incluant du japonais qu'on fait passer pour du chinois, ça pollue un peu le concept de real time litt avec un petit poil de troll litt. ça reste tout de même génial.
- «J’étais peinard, assis là, dans la rame. Les gueules défilent. Ca fourmille, s’entasse. Entre les mains «Comment on meurt» de Zola : «Deux jours se passent. La chambre reste digne; chaque objet est à sa place, les potions disparaissent sans tacher un meuble. Les faces rasées des domestiques ne se permettent même pas d’exprimer un sentiment d’ennui. Cependant, le comte sait qu’il est en danger de mort; il a exigé la vérité des médecins, et il les laisse agir, sans une plainte. Le plus souvent, il demeure les yeux fermés, ou bien il regarde fixement devant lui, comme s’il réfléchissait à sa solitude.» 
Je l’imaginais l’Emile, posé à sa table, gratouillant cette phrase, glosant sur les inégalités, la mort, les pâquerettes du papier peint et cette étrange odeur émanant de la cheminée. Il en a chié du verbe pour ne rien faire d’autre que répéter ce que des mecs culs nus dans une grotte avaient sans doute déjà compris depuis longtemps. Je lève les yeux : elles sont toujours là les inégalités, la mort et cette étrange odeur de...fion ? Enfin, j’espère que ça émane d’un fion, ça me rassurerait sur l’origine humaine de ce fumet qui ferait presque passer Birkenau pour une base nautique. Une base nautique près de Bordeaux, où il fait chaud et beau. Tes références, Tes influences, Tes flatulences.
Je zieute à droite, sur la tablette du voisin : «Il est peut être temps de repenser la sologamie, ou le mariage pour soi», c’est le titre de l’article qu’il parcourt avec la plus grande des concentrations. Tes ancêtres ont bravé les éléments déchainés, les maladies, les guerres; ont fait en sorte de ne pas finir boulottés par un ours ou un requin; et toi, qui arrive en bout de chaine, après Crime et Châtiment, des millénaires de rituels païens et la disparition de l‘épée à deux mains au profit d’un équipement tactique high-tech, tu t’enfiles ça comme si de rien n’était. Et maintenant, tu tapes avec tes gros doigts ton petit commentaire sur les migrants, «soupape nécessaire du capitalisme vertueux».Y’a très probablement quantité de mot très courts pour décrire tout ce que ça m’inspire mais voilà que monte dans le wagon la version trans de Donald Trump. On ne sait plus où est quoi, bourrelets égale nichons ou égale mandrin ? Son tee-shirt «Freedom» et le pin’s «Patriarchy must die» sont à l’avenant. Toute haine gardée, objectivement façon dépêche AFP, d’un simple point de vue olfactif, c’est le tribunal de Nuremberg. Il/elle s’assoit en face de moi et dit à son über-phone : «J’ai toujours eu du mal à être pleinement raciste avec les chinois, ils portent le poids du monde marchand mondialisé sur leurs épaules, quand même, contrairement à ces enculés de...»

A ma gauche, une mère et son bébé, emmailloté dans une couverture «I’m a geek». Elle lui dit, en me désignant du menton : «tu vois Carl-Théophile, ne deviens pas comme ce fasciste, n’écarte pas tes jambes dans les métro, c’est du manspreading, c’est...»
Je calcule mentalement si, de ma position, j’atteindrais leurs deux faces avec une droite bien placée. Jean-Eustache, le premier fanfrelin 2.0 avec un bec de lièvre horizontal. Mais si la mode est à la monstruosité, j’alimente le système. Merde.

Gengis Khan n’a t-il pas inventé Thanksgiving et le duvet, lui qui, après avoir pacifié quelques contrées hostiles, s’endormait satisfait dans une carcasse de jument, avec dans la main droite, l’estomac encore farci de l’équidé ?

On s’arrête. Un groupe de chinois monte et prend place. Sur l’autre quai, une gigantesque affiche du biopic sur le Veau d’Or Steve Jobs. Affalé juste en dessous, un clochard lit son horoscope, avec à ses pieds, un vieux chien galeux au cou écorché qui mordille je ne sais quoi. Soudain, il aperçoit un rat et s'élance à sa poursuite. Il le traque sous les sièges en plastique et l’attrape par la queue pour mieux l’enfourner tout entier dans sa gueule. Le chien, quant à lui, n’a pas levé le museau. Le métro redémarre, m’empêchant d’être témoin de la suite des évènements.

Un chinois se pointe et me dit : »こんにちは、どのように我々は凱旋門に行ったのですか?» Je lui réponds le plus précisément possible, soulignant au passage sa faute d’accord. Il me salut pour me remercier quand son cul frôle Trans Trump qui, en plein boobsfie et tout colère, lui balance : «un peu de décence, connard !». Le chinois s’excuse platement tandis que l’Ogre Tolérance l’insulte à foison, discrètement filmé par Mister Tablette.

Moi, la décence, je l’encule et je lui sers un repas chaud. Comment une marque de respect ancestrale se mue accidentellement en micro-agression, devient virale, puis fini noyée dans un océan de data, consommable consommée et le grand cycle de l’Envie qui reprend son cours, et moi poussière, on ne garde trace que de cet infime fragment de... Cette manie de voir de l’art ou du sens dans chaque tableau de mon existence. T’as vu comment je deviens chiant et crotté quand je tente d’y déceler autre chose qu’une chybriole rabelaisienne ? Je suis trop petit, dans l’espace et dans le temps - limité - pour élargir le scope. Le fin mot de tout ça c’est qu’un mec, un jour, il y a fort longtemps, il a sorti le matériel pour déconner, faire marrer les copains : il expérimentait, avant-gardiste le pécore, et c’est resté, c’est devenu populaire. Et un paquet d’années plus tard, c’est toujours une valeur sûre. 
Tu auras beau regarder de l’autre côté de la berge, tu n’y trouveras jamais rien d’autre qu’une berge, quasi-semblable à celle sur laquelle tu te tiens présentement. Tu pourras toujours traverser pour vérifier, à la nage, tracté, seul ou bien groupé : une berge pour une berge, et c’est marre. Peu importe où je lance mes filets d’ailleurs, c’est trop vaseux. Regarde, rien que le fait de vouloir lancer mes filets, à la base, pourquoi ? Une question, puis une autre, et encore une, et X années plus tard, je n’ai toujours rien attrapé ! Le saumon, nerveux, a filé... Et tu finis par bouffer un filet-o-fish froid, pour te remplir l’estomac. Sa mère l’allitération et la métaphore filée au passage. Et toi, tu me suis, depuis le début, parce que y’a une promesse, ou tu en imagines une, en cours de route, pour ne pas finir déçu.

La clé, c’est l’engagement. Passer un certain point, tu ne peux plus te contenter de suivre le courant. Tu te dois de peser de tout ton poids sur cette croute et t’en extraire. Le chinois, moi, ce clochard à la peau rongée, la connasse qui va se jeter sous la rame : le hasard, Dieux, un souffle cosmique, une pluie sans fin de cellules... Peu importe au final, car même si c’est un luxe de s’épancher, une sale manie, je gueule pas juste pour gueuler. Ca vient de plus loin, de plus profond. Le carnaval que je te déballe, ça évite que j’aille au bout de la chose. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a inventé les carnavals. Attends, tu vois le tableau : le mec va bout de ce qu’il est. Une seule et unique fois, à jamais, pour toujours. Fini les fioritures et les découpages.
Quand je fais la queue pour me faire rançonner, ou que je poireaute tout collé serré contre des suants, pour changer de paysage ou autre, c’est instinctif, somatique : l’envie de frapper, que ça tranche, les guiboles qui me lancent. Un loup qui court... T’imagines pas juste la scène, pense...Non, d’ailleurs ne pense plus, allons y vraiment : le loup qui court, c’est toi. La neige, la faim : tu vois une autre merde à quatre pattes qui galope et la suite n’appartient qu’à toi. Sur ce, gamin, il faut dormir : bonne nuit.»

- «Bonne nuit Tonton.»