Lieu commun n° 3 : Faire table rase

Le 14/02/2016
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par Mill
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Rubriques / Lieux communs
"Debout ! les damnés de la terre ! Debout ! les forçats de la faim ! La raison tonne en son cratère, C’est l’éruption de la fin. Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout !" Hola Hey-là Ella elle l'a, koi § non mais stop. Police des lieux communs. Vos papiers, siouplé. Vous avez été flashé ne niez pas l'évidence. J'ai des preuves audio. Vous avez utilisé l'expression "faire table rase", c'est intolérable. Il y a des enfants dans le coin. Vous êtes inconscient ? Et s'ils enduisaient votre mobilier de mousse Gillette et qu'il empruntaient vos lames turbo mach 3 pour faire une boule à zéro à vos antiquités. Vous imaginez le drame ? Le problème avec les assurances ? C'est pas possible à ce point d'être aveugle. Essayez un minimum d'anticiper les conséquences de vos paroles. Aujourd'hui vos gamins décapent une table basse et demain alors ? Ils font la révolution ? Vous voulez faire de vos marmots de petits anarchistes Ikea ? Circulez, siouplé. Circulez et que ça ne vous empêche pas de raser 7 fois le poil que vous avez sur la langue avant de jacasser.
Vous ne trouverez chez moi qu’un seul meuble susceptible de passer pour une table digne de ce nom : le bureau. D’ordinaire, je n’ai qu’à me frayer un passage pour poser mon assiette et je grignote mon basmati sans sauce devant un livre ouvert ou une BD. Je ne reçois pas. Jamais. Manque de place, de confort et d’envie. Cette « table » constitue mon lieu de travail, d’oisiveté, de réflexion. C’est peut-être cet aspect de la chose qui m’a frappé ce matin. Alors, j’ai retroussé mes manches.
Je me suis d’abord occupé de tous les restes qui traînaient ça et là, amas de miettes, morceaux de viande et grains de riz, noyaux de cerises et d’olives coincés sous le clavier, tasses noires agonisant depuis perpète sous le dictionnaire du Rock, un Tardi ou un Cortazar. Je me suis coupé un doigt sur les bris de verre que j’ignorais depuis plusieurs printemps et trois de mes huit cendars ont chu sans grâce dans ce pauvre remue-ménage.

J’ai empoigné ensuite un sac-poubelle dans lequel j’ai jeté papiers gras, brouillons élimés, emballages oubliés. De tabac, de chewing-gums, de capotes, des sucres récupérés dans les cafés, du ketchup emprunté à McDo, de ces ceci-cela qui nous encombrent sournoisement sans qu’on y prenne garde. Des kleenex usagés, des bouts d’ongles mordillés, des poils par milliers, des cheveux. Plus j’avançais, plus j’accordais à mes actes un sens profond, libérateur : j’accomplissais le grand ménage. J’ordonnais mon existence, me rangeais de fond en comble. Je devenais la vague qui m’emporterait au loin.

J’ai pris chacun des trois cents livres, l’ai dépouillé de sa poussière, avant de le confier à ma bibliothèque, selon un classement bien précis. J’ai glissé dans sa boîte le livret de chaque CD que j’avais oublié entre deux contes, deux pages ou deux instants. J’ai retrouvé les disques, les ai nettoyés idem et ma collection privée a repris peu à peu sa forme initiale. Stylos et capuchons se sont remis en ménage. Quelques morceaux de hashish se sont manifestés avant de réintégrer ma pauvre réserve.

J’ai démonté l’ordi, rangé l’écran, le clavier, la souris, l’unité centrale. J’ai passé un coup d’éponge sur la surface contreplaquée de mon bureau déserté.

J’ai fait table rase et je me suis senti con.