Lieu commun n° 5 : Dans les yeux

Le 17/02/2016
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par Mill
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Rubriques / Lieux communs
à la demande générale (et en particulier celle de Muscadet, amoureux secret de Mill) voici un nouveau lieu commun : "dans les yeux" Il s'agit ici pour Mill comme un spindoctor pourrait le faire en politique (et ça demande beaucoup de style et de talent) de nous faire gober une histoire, en passant par notre cœur plutôt que par notre raison, la répéter, digresser, la projeter dans un contexte historique jusqu'à ce que noyés sous les indices on finisse par croire en ce qui en réalité n'est qu'une légende urbaine. Puis de la réfuter puisque bien sûr c'est un lieu commun. Je ne souhaite pas spoiler le texte mais quand vous l'aurez lu et que vous saurez de quel rituel il s'agit, constatez la chose suivante : Cette cérémonie flatte plusieurs sens : le goût, la vue, l'odorat et par bien des égards le toucher. Qu'en est-il de l’ouïe ? L'intégrer dans la symbolique vous permettra de résoudre l'énigme. Quant au texte : robe acajou de forte intensité, légèrement voilé, mais encore assez brillant. Bouquet intense à caractère empyreumatique et balsamique très élégant. Légère réduction cependant, qui s'atténue avec l'aération. Ample et expressif, le tanin est bien fondu, encore charnu. Bonne structure. Bon équilibre. Très légère dominance de l'alcool (un peu brûlant).
Désolé, mon vieux, j'ai plus envie de trinquer. Au sens propre, j'entends - encore qu'à la réflexion, c'est pareil au figuré, mais là n'est pas la question.
Les chopes, les verres, les flûtes, les canons, les godets, je veux les garder à la main, sous la mante chaleureuse de mes doigts resserrés, préserver leur frêle virginité du choc tonitruant, du pittoresque « tchin », le rituel obligé, parce que je n'en veux plus, de ces corollaires absurdes, survivances médiévales qui ne signifient rien.

Dans les yeux, dis-tu. Et pour quoi faire ? Envisages-tu sérieusement que j'aie songé, ne serait-ce qu'un quart de seconde, à verser dans ton breuvage les deux doigts d'arsenic, de ricine ou de cyanure susceptibles de t'expédier ad patres, un samedi soir, dans un bar quelconque ou chez une telle, un tel, pour le plaisir de, because I can, et tout le tutti quanti que je me parfume avec ?

Tu m'imagines peut-être danser la gigue autour de ton cadavre secoué de spasmes, un grossier filet de vomissure séchant au creux de tes lèvres ?

Tu me connais mal, l'ami.

Crois-moi, vieux, si je voulais te flinguer, je m'y prendrais autrement. J'éviterais de m'entourer de témoins et je me débrouillerais pour que tu sentes le coup venir. Question de transparence. Et de panache aussi, un peu.

Parce que ça vient de là, oui, msieurs-dames, de cette époque bénie des dieux où les aristos encore rustres s'envenimaient bocks et gamelles afin de gagner un arpent, un sac d'or ou une héritière. On trinquait les yeux dans les yeux, et l'on trinquait bien fort de cette violence guerrière capable de mélanger deux cocktails par la magie de l'éclaboussure combinée à la science de la pesanteur. Puisqu'on se régalait sans crainte du même liquide, les risques d'empoisonnement ne concernaient que les victimes sacrificielles, les kamikazes et les fous.

Si je ne m'abuse, pourtant, nous ne sommes pas des vikings, des lords of war, des baronnets, des tueurs de serfs. Nos boustifailles et libations, nous les dédions à nous-mêmes, à nos panses, nos foies, nos amitiés. Nous cultivons la fête pour des raisons plus crétines que louables, mais vraisemblablement innocentes à tous les sens du terme.

Celui qui refuse de trinquer s'exclut du groupe et de la communauté. On le soupçonne de traîtrise et de duplicité. Si son regard te fuit, méfie-toi, l'arsouille, méfie-toi. Dans un compartiment secret de l'une de ses bagouses, si ce n'est dans un sachet à l'abri d'une manche trop large ou d'une main trop leste, sans doute dissimule-t-il une poudre, une potion, un morceau de lave ardente. Son rêve : dissoudre l'agrégat, annihiler la ruche, massacrer la fourmilière.

Ou te mater les nichons.