Chacun son crabe

Le 17/02/2016
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par Clacker
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Thèmes / Débile / Vie quotidienne
Le pathétique est un genre efficace pour rendre compte de l'absurdité de l'existence. Ici il n'est pas question de rire ou de s'offusquer. Clacker tape dans un style scénique et une mise en scène à peine exagérée malheureusement. Moins glamour que Breaking Bad, une manière originale de sensibiliser à l'indifférence générale face au Cancer, une des pires pandémies de nos sociétés civilisées en post combustion qui produisent en réalité et loin des regards, loin des inquiétudes productivistes du quotidien, des dégénérés. J'ai également répondu à une étrange requête de Clacker déguisée en Brigitte les mercredis et qui voulait qu'il y ait une chouette effraie en illustration. Une allusion à la déesse Athéna ? A Glaüx ? A Harry Potter ?
Une grosse infirmière roumaine vient chercher une patiente squelettique. Elle la prend par le bras et rit.
-Je suis tout chaud. Vous êtes froid.
La patiente essaye de rire.
-Arrête de t'en faire. Tu t'en fais trop.
-Hein.
-Tu t'en fais trop. Ca ne dure pas plus de dix minutes.
-Ah, bon.
-Et encore, en prenant en compte le temps de se déshabiller.
-Hein.
-Tu-entends-bien-quand-on-te-parle ?
-Oui, oui.
-Trois minutes, les rayons. Pas plus.
-Parle plus fort.
-Ah-si-tu-me-demandes-de-parler-plus-fort-c'est-que-tu-n'entends-pas-bien.
-Ah.
-S'ils faisaient ça sur tout le corps, ça tuerait en moins de dix minutes.
-Ca tuerait ?
-Oui. Mais ils ne le font que sur une toute petite zone. Quelques milimètres.
-Ah, bon.
-Oui. Je vais fumer. Garde ma place.
-Hein. Oui.

Une autre patiente traverse la salle d'attente, toute courbée vers le plafond, et vient s'asseoir sur le fauteuil le plus confortable. Deux ou trois regards jaloux fusent, puis se remettent à parcourir les magazines de jardinage. Tandis qu'une armée de doigts humides se collent et se décollent du papier en bruissements secs, les infirmiers traversent le couloir. Entre l'espace délimité par la porte ouverte, ils filent et disparaissent aussitôt, dynamiques, jeunes et souriants comme sur une photo.

-Alors moi j'ai mon oncle qui en a un, ma belle-mère, mon cousin du côté de ma mère et le fils d'une copine.
-Ah booon ?
-Oh et puis mon père est mort de ça, aussi. Comme son père à lui.
-Eh ben, c'est de famille.
-Alors tu sais, moi, je connais. J'en ai fréquenté des hôpitaux.
-Dis-donc.

-C'est mon troisième.
-Non ?
-Si. Et on m'a enlevé un rein.
-Et là c'est quoi ?
-La Dua.
-La quoi ?
-Tu connais pas la Dua ?
-Non.
-C'est une nouvelle partie du corps humain qui a été découverte tout récemment.
-Ah.
-Vouais.
-Et c'est où ?
-Pourquoi tu crois que j'ai un bandeau sur l'oeil ?

-T'as un jardin pour t'occuper ?
-Oh oui, oui.
-C'est bien, ça.
-Eh oui.
-Le problème, c'est pour se retenir. J'aimerais pas pisser sur leur table.
-Ah oui, oui. C'est le plus chiant.
-La dernière fois j'ai même pas eu le temps de remettre mon pantalon, dis. J'ai traversé la moitié de l'étage avec le froc sur les chevilles. Parce que moi, en plus, quand je pisse, je chie aussi.
-Tu fais des glaires, toi ?
-Ben oui. Et un peu de sang.
-Pas moi.
-Tu touches du bois. Ma femme, elle en peut plus des glaires au lit. En plus ça sent pire que la merde.
-Ben tiens.
-J'ai les glandes.

Un infirmier fait couiner ses chaussons sur le lino de la salle d'attente.
-Messieurs, mesdames, il va y avoir du retard. On a une machine qu'a laché.
Du tac-au-tac, quelqu'un demande d'une voix angoissée :
-Combien ?
L'infirmier laisse plâner un silence.
-Quarante-cinq minutes.
La réponse fait l'effet d'une BOMBE, et l'infirmier s'empresse de refermer derrière lui. Les visages se tordent de souffrance, les patients se tordent les bras, les boyaux se tordent et lâchent la sauce. Certains tombent en syncope, pendant que d'autres, les valides, rampent sur les corps inertes et cherchent à atteindre les toilettes. Une odeur de merde remplit la salle d'attente, une canne ou deux s'agitent de temps à autres sous le monceau de chair ridée et les über-taxi-urgentistes se collent dans les coins. Le Radeau de la Méduse du Troisième Age.

Ainsi va la vie dans la vraie vie du monde réel.