Lieu commun n° 7 : Ressaisis-toi

Le 24/02/2016
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par Mill
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Rubriques / Lieux communs
7eme volet des billets d'humeurs de Mill sur les lieux communs. Ici c’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : « Jusqu’ici tout va bien... Jusqu’ici tout va bien... Jusqu’ici tout va bien. » Mais l’important, c’est pas la chute. C’est de se ressaisir. Approche caricaturale pour décrire un texte qui ne l'est pas. ça traite plus de la chute que du lieu commun, mais tant mieux car ce n'est pas un billet d'humeur mais une belle description littéraire de l'inexorable décrépitude inhérente à la condition humaine. Et selon les lois de la gravité qui s'impose, tout ce qui monte doit choir plus ou moins rapidement. Sauf si bien sûr on atteint l'improbable vitesse de libération, un doux rêve pour l'Homme qui quelque soit son rang, son pouvoir, aussi intouchable puisse-t-il se sentir, connaîtra la déchéance, lente, tortueuse et en spirale comme la feuille qui tombe d'un arbre, ou brutale et instantanée en traversant un pare-brise.
C'est l'histoire d'une ombre. D'une moitié d'ombre. D'une portion plus petite encore, une quantité négligeable. Annoncer qu'elle n'est rien - comme ça, de but en blanc, sans prendre ni gants ni mitaines - la met en lumière, la rehausse un instant. Modeste promontoire pourtant, sur lequel elle vacille, frêle comme l'espoir en fond de tranchée. L'assimiler au néant lui confère un statut trompeur.
C'est l'histoire, je suppose, d'une étoile en voie d'extinction. D'un livre calciné, d'une partition gommée, d'une mémoire trahie. Peut-être se souvient-elle, en quelque boîte noire enfouie sous la tristesse, la colère, le désespoir - peut-être se rappelle-t-elle avoir brillé un jour. Ou deux. Ou davantage. Peut-être existe-t-il en elle une trace imparfaite, un daguerréotype brisé, un écho fugace.
    
C'est l'histoire de celui ou celle qui s'agite et s'épuise, se dévore et recrache, se vomit, se débecte, se replie dans un oeuf, se torture et se tord. Il ou elle s'étiole, lentement, malgré la colère, la rage, la folie. Il ou elle s'empoisonne, se fendille, se fissure. Sa peau se consume, se déchire, ses os se brisent, ses mouvements lui échappent, ses pensées prennent le large et lui dessinent dans la tête mille tisons enflammés pour marquer ses cauchemars.
    
C'est l'histoire d'une blessure ou d'un manque, le récit ravagé d'un cruel déshonneur. La beauté n'est plus, l'amour est mort, l'enfance un paradis perdu, l'avenir une dalle, le présent un fardeau. Il ne se passe rien. Il ne se passera jamais rien.
    
(D'autres étincellent, respirent, courent, sautillent, s'endorment, le sourire au bec, l'oxygène au groin, des fleurs plein les hanches, une émeraude dans chaque oeil. Ils savent tout et ne savent rien.)
    
C'est l'histoire d'un calice tombé en désuétude, d'une mer asséchée, d'un regard éteint derrière une paire de volets fermés. Une persienne parfois fronce vaguement les sourcils, l'extérieur qui hurle et appelle, mais l'ombre se sait exclue. Ce n'est pas elle qu'on appelle. Rien ne la sollicite.
    
C'est l'histoire d'une solitude qui n'en finit pas de se renouveler. Inventive et amère, elle creuse plus profond encore, s'enfonce sans douleur, dépasse les fondations, traverse les couches de sédiments, de roches, de lave, échoue sans remords à trouver le noyau.
    
C'est l'histoire d'une étoile encore vivante qui lui offre une épaule, une oreille, et, peut-être par bienveillance, sans doute par erreur, lui prodigue ces mots interlopes que l'ombre assimile sans en goûter la moelle. Les mots se télescopent sous son crâne évidé, se joignent à d'autres, semblables, féroces dans leurs implications, malgré la douceur qui les a accouchés.