Heraklès Navet et la normalisation du storytelling (11ème partie)

Le 11/03/2016
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par Lapinchien
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Dossiers / Herakles Navet
11ème volet des nouvelles aventures ineptes d'Heraklès Navet. On ne se réjouira que d'une seule chose : savoir que durant cet épisode un nouveau suspect meurt, qu'il n'en restera bientôt plus assez pour que cette série poussive et imbitable puisse se poursuivre sans passer le mur du vide complet et de l'inertie totale, sous le zéro absolu donc. Le rythme de parution atteint cependant une vitesse telle qu'on ne voit plus trop comment Lapinchien peut nous cacher qu'il cherche en réalité à battre ce record. Comme d'habitude la lecture des textes précédents est accessoire et j'avouerai que la lecture du résumé des épisodes précédent est tout aussi accessoire. En fait même, savoir lire est accessoire. Enjoy ! Do something else.
Résumé des épisodes précédents : Un serial killer sème la panique en huis clos dans l'immense manoir de l'île de Tristan da Cunha où se déroule un colloque d'experts médico-légaux ayant viré à l'orgie. La sensation de claustrophobie est décuplée par un terrible ouragan qui coupe l'île du reste du monde. La narration a été trouvée morte puis l'accroche a sauvagement été assassinée, le suspens et l'intrigue ont succombé, le cliffhanger de la fin de la première saison complètement massacré, le middle twist à son tour a rapidement été exécuté. Heraklès Navet et le captain Waterloo, mènent l'enquête alors que l'ensemble des étapes classiques qui ponctuent le déroulement d'une histoire sont éliminées les unes après les autres.
La scène était horrible. Encore une fois, le tueur n'avait même pas eu à se salir les mains. Il avait insufflé dans l'esprit de chacun une peur telle qu'elle se transformait petit à petit en hystérie collective. Un des jumeaux Twist avait tué son frère pour ne pas être lui-même le premier retournement de situation à succomber en respectant le mode opératoire implacable que le serial killer avait mis en place. Alors que toute l'assistance était hébétée, le frère Twist, réalisant le geste irréparable qu'il venait de commettre, lâcha le grimoire qui lui avait servi d'arme et il s'effondra tout penaud sur le tas de livres qui constituait une barricade improvisée bloquant la porte de la bibliothèque.

- "Duchesse épilogue !", Insista lourdement Heraklès Navet, "Votre tentative pitoyable de prendre en main mon investigation s'est à nouveau soldée par la mort d'un des nôtres !"
La duchesse baissa les yeux et regretta d'avoir fait preuve de tant d'orgueil. En voulant mettre à l'épreuve les petites cellules grises de l'inspecteur belge, en voulant se mesurer à son esprit de déduction supérieur, elle réalisait à présent être la seule et unique responsable de toutes les calamités qui étaient survenues.
- "Mes chers amis", Reprit Navet, "Il nous faut mettre une stratégie en place si nous voulons survivre. Réfléchissons avant d'agir, nom de nom ! Cessons en premier lieu de nous tuer les uns les autres. ça me semble une règle assez simple à respecter. Puis évitons de nous éparpiller tant au niveau des idées, et par là, j'entends, faisons front commun, faisons bloc au lieu de nous chamailler pour des broutilles, mais également d'un point de vue purement physique, évitons de sombrer dans les écueils de ce genre cinématographique honteux qu'est le slasher movie, et je parle bien entendu du principal de ses stéréotypes grossiers : Ne formons pas de groupes. Ne partons pas explorer le manoir. Restons cloitrés ici dans la bibliothèque."

Les esprits s'apaisèrent face à tant de lucidité et les 7 derniers suspects s'avachirent dans les fauteuils et sofas de style art déco qui ornaient harmonieusement le salon de thé au centre de la bibliothèque.

Alors que les convives, se mirent à nouveau à consommer les petits toasts au caviar agrémentés de quelques shots de vodka, Heraklès Navet imperturbable s'en alla déplacer un grand tableau noir caché derrière une étagère et le fit crisser en le déplaçant jusqu'au centre de la petite cérémonie qui avait repris. Navet pris une craie et entrepris de retranscrire une partie des propos tenus tantôt par la duchesse puis fréquemment, il indiquait un nom entre parenthèse puis effectuait un saut à la ligne. Il se mit à lire à haute voix ce qu'il venait d'écrire :

"...puis l'auteur se met à digresser, (Miss Digression)
il nous envoie sur une fausse-piste, (Monsieur Fausse-piste)
puis on atteint un point paroxystique (Mister Climax)
duquel découle un point de non retour (Miss Point-de-non-retour)
tout de suite s'enchainant par le final twist (Monsieur Final Twist)
un violent épanchement catharsistique (Lady Catharsis)
suivi d'un épilogue (la duchesse Epilogue)"

On peut dire que l'inspecteur belge avait su recapter toute l'attention des suspects et il ne leur tenait pas rigueur du fait qu'ils ne pouvaient s'empêcher de picorer dans le buffet à volonté qui avait été préparé tantôt. Lui-même d'ailleurs sentant son ventre gargouiller se jeta sur un de ces succulents macarons au saumon. Alors Heraklès Navet repris ses explications en mastiquant bruyamment. Ces fichus britanniques fusillaient du regard l'orateur qui faisait preuve d'incivilités outrageantes mais ils finirent par tolérer ses mauvaises manières puisqu'à présent leur vie dépendait exclusivement de la stratégie qu'échafaudait ce rustre représentant du plat pays.

"Je ne vais pas m'appesantir sur ce que je viens d'écrire au tableau.", Poursuivit Navet, "Nous connaissons à présent le mode opératoire du tueur et jusqu'à présent il l'a implacablement suivi à la lettre. Vous trouverez sur ce tableau la liste de vos noms. De haut en bas, il s'agit de l'ordre chronologique dans lequel vous trouverez la mort si toutefois nous ne mettons pas en place une brillante parade à cette logique inexorable."

Miss Digression, qui se trouvait en haut de la liste, se mit à trembloter mais tous les autres suspects vinrent la réconforter chacun à leur tour, la rassurant sur le fait qu'ils ne tenteraient rien pour la tuer. Monsieur Fausse-piste fit d'ailleurs preuve d'un zèle tout particulier : "Miss Digression, je serai votre chevalier en armure, je ferai rempart de mon corps s'il le faut. Il est hors de question que vous trépassiez. Veuillez agréer, chère Mademoiselle, l'expression de mon infini dévouement." Miss Digression qui était très émue par le soutient inconditionnel de chacun, gratifia Monsieur Fausse-Piste d'un radieux sourire pour remercier sa bienveillance, sourire qui déclencha en elle un battement de cœur arythmique qui fit poindre l'émergence de sentiments amoureux naissants comme une intense chaleur gagna son bas ventre et qu'une rougeur écarlate illumina son frêle visage.

En fait, Miss Digression n'avait jamais trop eu de chance avec les hommes et depuis sa plus tendre adolescence elle avait accumulé les râteaux même si en réalité se montrant fort timide et peut entreprenante elle n'avait jamais trop bien su les sentiments qu'éprouvaient pour elle tous ceux dont elle s'était entichée et qui s'éloignaient d'elle avec le temps puisqu'elle n'arrivait même pas à entrer dans leur cercle d'amis ni même engager la conversation. Elle n'avait jamais réussi à se créer une carapace contre ces coups du sort que la vie nous réserve parfois et chaque fois qu'elle était éconduite par procuration, non seulement elle ne devenait pas plus forte face à l'adversité de la vie mais bien au contraire, ça la tuait par à-coup, ça lui fendillait le cœur, petit à petit. Réservée, fort émotive, hypersensible, elle se résigna à vivre loin d'un amour qu'elle fantasmait et idéalisait au point de somatiser des désillusions qu'elle anticipait sans que quiconque ne se rende compte de son attachement puisqu'elle s'était entraîné à ne jamais laisser transparaitre la moindre émotion de peur de subir le contrecoup d'un quiproquo d'un désaccord sur un malentendu qu'elle aurait mal interprété. Elle se mit très vite à souffrir d'une tachycardie fonctionnelle purement générée par un stress émotif fantôme lié à tout un tas de scénarii sur la vie amoureuse qu'elle seule entrevoyait puisqu'ils étaient le résultat de sentiments inavoués, de réciprocité fantasmée, de marques d'attention qu'elle n'arrivait pas à détecter, d'égards appuyés complètement fictifs qu'elle déclinait toute la journée dans sa tête en interprétant sa compatibilité affective avec les autres au travers de filtres en total rupture avec la réalité.

Mais aujourd'hui, tout était enfin clair et limpide. Monsieur Fausse-piste avait déclaré qu'il allait être son chevalier servant, son prince charmant et pour la vie la protéger. De fait, elle gratifia Monsieur Fausse-Piste d'un radieux sourire pour remercier sa bienveillance, sourire qui déclencha en elle un battement de cœur arythmique qui fit poindre l'émergence de sentiments amoureux naissants comme une intense chaleur gagna son bas ventre et qu'une rougeur écarlate illumina son frêle visage ,mais ce sourire laissa vite place à une grimace de dégout quand ce gentleman cru de bon ton d'ajouter ; "... En effet, s'il vous arrivait malheur, je passerais alors en tête de liste et je trouverais ça vraiment fort peu confortable."

Le cœur de Miss Digression se fendilla encore un petit peu lorsqu'elle comprit les réelles motivations de Monsieur Fausse-Piste. C'était le petit fendillement de trop, celui qui fit qu'avec le cumul, cette fois-ci, son cœur se brisa en mille morceaux. Miss Digression décéda alors d'une crise cardiaque foudroyante. En réalité, c'est à peine si les autres suspects furent affectés lorsqu'ils constatèrent son décès une bonne demi-heure après qu'elle eut exhalé son dernier souffle. Heraklès Navet fut le seul à avoir un petit geste de commisération envers ce pauvre hère perdu qui traversa la vie comme un léger courant d'air imperceptible : Le détective belge raya avec sa craie la première ligne en haut du tableau.