Lieu commun n°13 : Allô, je te dérange ?

Le 17/03/2016
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par Mill
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Rubriques / Lieux communs
Lieu commun N°13 officiel de la rubrique de Mill. Comme d'habitude, le billet d'humeur du jour est une excuse pour nous livrer un bloc compact de littérature, de la poésie en prose. Mill déteste les lectures conceptuelles performées sur scène, heureusement ça n'en n'est pas. Non c'est pas du slam creux, un genre liberticide parce que trop régulé, mais in fine j'estime que ces lieux communs mériteraient tout autant d'être scandés sur les planches. Ce ne serait probablement pas un one man show, plus certainement du théâtre, des monologues certes, mais l'antithèse de brèves de comptoir éculées, enfin l'art subtile et véritable de haranguer les foules parce qu'elles le méritent bien.
Y a deux écoles. Moi, je dis salut, coucou, bonjour, le mot facile et attendu, l'accroche primale, l'entame, l'intro flashy, éternellement tendance, le prince des lieux communs, l'un des rares à trouver grâce à mes yeux. Il fleure bon le sourire et le collier de fleurs, il résonne comme une sarabande, la bande sonore d'un ballet indien filmé dans un bazar. Il est couleurs et vents chauds, rayons et voies lactées, reflets d'écume et d'herbe douce. Il se fiche de toi au passage, parce que bienvenue dans mon monde, je te happe le temps d'une conversation et tu m'en diras des nouvelles. Nous sommes ensemble sans nous voir, à des bornes et des bornes de distance, et nos voix s'insinuent sans faillir dans les méandres de nos systèmes nerveux. Deux âmes se causent et la vie continue de flouer.
    Je te dérange, oui, j'ose et j'assume. Je romps ta douce quiétude d'un bonjour métallique et grésillant. Je m'invite à tes dépens, je m'incruste sans regret, sans un regard pour l'agenda de tes verrous et souricières. Je me veux parenthèse, souffle d'air, fenêtre ouverte et rideau défait. Je ne viens pas t'ennuyer mais t'emporter.
    Le temps de trois mots.
    Et toi, oui, mille fois oui ! Tu me déranges aussi. Tu me cueilles au pire moment, entre deux virgules, hésitant sur le choix d'un adjectif, la justesse d'un nom commun, la pertinence d'une locution, d'un adverbe, d'une voie passive pas toujours heureuse. Tu m'arraches à ce monde parallèle que je me crée depuis l'enfance, où seules comptent les images, où n'importent que les idées, les intrigues, les sensations. Tu flanques un coup de pied magistral dans la porte de mon crâne, tu me fractures et me pénètres, m'agrippes et me séquestres, et me voilà humide et nu, cerné par la brique, le plâtre, le carrelage et l'air froid.
    Et pourtant, tu me déranges pas. Quand je décroche, j'accomplis ce geste généreux qui consiste à m'abstraire. Si douloureuse qu'elle soit, la transition dure une seconde. Probablement beaucoup moins. Ta voix me porte et me possède et je l'autorise à me bercer, à me caresser l'arrière-salle de chaque tympan, parce que promesses d'un autre ailleurs, cousin du mien, promesse de collisions entre nos deux planètes, ou vaisseaux-mères, et le radio en salle technique traduit ses télégrammes en un langage universel qui nous parle droit au coeur.
    Tu ne me déranges pas.
    Jamais.