01. Carabosse #SaintCon2016

Le 10/04/2016
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par IL Aymée Pawlowski
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Thèmes / Saint-Con / 2016
1er texte en compétition dans le cadre de la #SaintCon2016. C'est l'histoire d'une femme, d'hommes, d'échecs, de violence jusqu'à l'écœurement et la folie... L'intriguant auteur avoue avoir changé de registre, ne plus écrire de poésie, puis cite Camus pour en expliquer les raisons : depuis que je me politise, ai perdu la foi, depuis que je suis devenue une femme "révoltée". La poésie en prose transpire pourtant dans son style, celui des auteurs de littérature blanche, la seule qui vaille la peine en opposition à la littérature de genre qui ne vaut la peine que si elle est blanche de manière évidente. Ici, la tranche de vie du narrateur, une boulimique de la vie, obsessionnelle compulsive à s'en cramer les neurones. Cette année, l'auteur des textes demeure anonyme jusqu'au verdict des votes pour ne pas les influencer. Tant qu'il reste des textes à publier, il vous est toujours possible de poster une ou plusieurs contributions pour briguer le titre de Grand Inquisiteur de l'Ordre de Saint-Con.
CARABOSSE

    Je suis une grosse gamine, son corps est une grosse tête, une grosse tâche, bien noire, une salissure. Elle n’est qu’une pieuvre, encre noire, humeur noire, vie noire.
On la nettoiera ? Il faut nettoyer.
Un homme peut-il faire ça ? Aucun ne le peut.
Les hommes salissent, ils ne nettoient pas.
Alors plusieurs, il en faudra plusieurs, pour être pleine d’eux et de leur salissure très blanche, de leur filet de salive, de leur traînée blanche.
Elle veut ça et comme ça, qu’on la prenne comme ça, pour ce qu’elle n’est pas et qu’on la quitte pour ce qu’elle est.
Ils découvriront le pot aux roses et qu’elle n’est pas si facile.
Ils vont l’aimer, elle va leur rendre leur salissure.
Ils seront beaucoup à se répandre dans son ventre, parce qu’elle cherche quelque chose qu’ils ne peuvent pas lui donner.
Elle veut qu’il y en ait un qui l’arrête. Aucun ne la rendra à elle-même, propre et lavée. Ils veulent leur plaisir, et le sien, elle s’en moque !
Elle sera, elle aussi, au-dessus de tout soupçon.
Sa parole contre la leur, brutalité. Trous noirs de ses pensées, blanc des yeux, l’homme quand il jouit, une machine, elle tient entre ses cuisses, contre son sexe, la vérité qui fait tourner ce monde, ce monde noir et pourri jusqu’à l’os, elle retient sa jouissance et mesure celle de l’autre, elle a gagné quand ils râlent et se tendent contre sa peau, elle a gagné quand ils ne peuvent plus se retenir et qu’ils ont fermé leurs yeux, elle regarde, c’est sa victoire, son œuvre quand ils se rhabillent, satisfaits, repus et qu’ils s’en vont.
Elle ne le reverra pas, elle ne les revoit jamais, ils ne savent pas que c’est son habitude, de prendre sans donner, de donner le change et de ne pas aimer.
Elle est faite pour la guerre. L’amour est une guerre aussi. Elle ne baissera jamais les armes, les yeux quand ils partent, quand ils reprennent leur veste, quelques mots, le goût du sperme dans sa bouche, à peine ils lui font face, à peine ils osent repartir, l’embrasser, non, elle ne veut pas, on se revoie bientôt, non, elle ne veut pas.
Elle reste avec sa peur et sa colère, non, elle n’aime pas, elle n’aimera plus. Il lui tourne le dos très vite, pour enfiler sa veste, elle a déjà ouvert la porte, elle ne dit plus rien, elle attend qu’il parte, il essaye un rendez-vous, elle n’a même pas à répondre, à peine avait-il jouit que pour elle, il était du côté des absents, des inconnus, il a rejoint le camp des idiots parce qu’il veut encore d’elle, encore jouir, encore se répandre, encore sa peau, sa bouche.
Ils veulent encore, elle ne voit plus que leurs yeux blancs dans la cavité noire des orbites, la cavité noire qu’est- ce monde, la cavité noire de son ventre où ils viennent tous mourir.
Elle attend avec cette amertume à la bouche, son goût à lui, c’était moins acide, moins trempé d’urine, le grain de sa peau était fin, il était jeune.
Elle ne parle pas pendant l’amour, elle regarde, ils sont un certain nombre à aimer son silence, elle ne pose pas de questions, ni avant, ni après, elle ne les autorise pas à l’appeler par des petits noms gentils, elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle veut.
Elle n’a pas de parents, pas d’amis, elle déménage souvent.
Elle prend un travail de secrétaire ou de serveuse, elle ne rencontre personne, jamais, on ne lui cause pas non plus parce qu’elle sait garder un visage hautain, elle veut qu’on la laisse tranquille.
Elle trouve un hôtel ou un appartement, un meublé pour pouvoir bouger plus facilement. Elle aime la mer, les villes côtières et l’odeur du varech, elle aime se promener seule après le travail, c’est là qu’elle rencontre des hommes. C’est là qu’ils viennent vers elle, quand elle prend un gin à la terrasse d’un bar, devant la mer, ils se lèvent et l’invitent, elle refuse toujours qu’on lui paye un verre, elle refuse d’aller chez eux.
Elle ne refuse jamais une aventure.
Elle a assez d’expérience pour en compter à beaucoup, elle connaît ce qu’ils aiment, elle leur fait ce qu’ils aiment, ils en redemandent : « peux-t-on se revoir, je viens vous chercher et je vous emmène ? »
Elle ne voudra jamais sortir avec le même homme, elle ne sera pas leur maîtresse, à aucun. Elle parcourt leurs reins, étale de sa salive sur leurs queues, attend qu’ils mouillent, elle enfonce son doigt dans leur cul, ils jouissent, elle n’est pas heureuse, elle s’en moque, elle n’aime pas le bonheur, elle ne l’a jamais croisé, ou si, elle lui a dit « non ». Elle ne revient pas sur une décision pareille.
Elle n’a pas d’amis, pas même de relations, elle travaille et change de lieu dès qu’elle se sent reconnue, épiée. Ils épient toujours, les autres, sitôt qu’ils ne savent rien, ils racontent ou font des histoires, les voisins, les collègues…ils espèrent en savoir sur elle, elle s’en va, prend une adresse pour travailler et change de patelin, elle connaît la France entière ou presque, elle ne revient jamais où elle est déjà passée.
Elle ne revoit jamais un homme avec qui elle a déjà couché.
« Pas de pénétration ! », Lui a-t-il demandé au premier rendez-vous, la première fois qu’ils se sont vus. C’était d’accord, elle a pris son sexe et s’est mise à le branler, au moment où il a éjaculé, elle a retiré sa main, sa bouche et s’est levée. Elle s’est préparé un café, il est arrivé pour la prendre dans ses bras, elle l’a repoussé et a repris son sac.
Le lendemain, il l’a rappelée : « je voudrais qu’on se revoie,
Son appartement est rempli de plantes vertes, un vieux garçon.
Des fois, ceux qui insistent trop, elle les refuse, elle les envoie promener. Elle sait à leurs mains ce qu’ils aiment faire. Elle s’approche et peu lui faut-il pour prendre un amant cette nuit.
Elle croit dominer, elle est faite par sa propre vie
Elle continue sa route, libre et liée à la fois.
Elle ne possède aucun homme, ils vont avec elle parce qu’elle est assez jolie pour les faire bander ce soir, et ce soir, ils vont coucher avec elle, elle s’en moque, elle regarde par-dessus leurs épaules.
Il lui a raconté son histoire : sa fille s’est tuée il y a deux jours en se jetant par la fenêtre du salon, il l’invite au restaurant, puis en boîte de nuit. Elle accepte, elle a cette pitié triste qu’on s’accorde, en fin de soirée, ni pour l’autre, ni pour soi-même, un reste de sentiment.
Elle drague quelques gars, il sort de la boîte, écœuré. Elle danse, toutes les filles mortes lâchées en elles, il n’avait pas le droit de lui raconter tant de bêtises, on est tous malheureux, sœurs meurtrières, mères meurtries, …
Une dent lui est tombée, noyée dans la salive de sa bouche. Le goût du sang, la première dent perdue. La souris passera et mettra un sous pour elle au matin.
Elle met l’oreiller sous son ventre, sa main encore dessous, elle se cache, elle a peur dans sa chambre de petite fille, ses parents s’engueulent dans la cuisine.
Elle caresse, elle trouve son corps moite et désirable, ça lui fait du plaisir et presque mal.
Les sorcières peuvent venir, les monstres aussi, maintenant elle sait comment s’endormir, elle reste tendue, une pointe traverse son sexe, un plaisir très intense, encore inconnu d’elle.
Puis elle est étendue sur le dos, relâchée, elle bave, se détend : un peu de salive rouge sur le coton frais, la dent vient de tomber.
Petite, les vacances et les plages du nord, cette odeur si particulière. Son père allait pêcher, elle le retrouvait au bout de la jetée, grimpait au phare et voyait à perte de vue, les mouettes, les chalands et leur attirail, les filets, les sardines qu’on allait choisir à la criée très tôt le matin.
Les plages sont en galets, elle voit des falaises qui se couchent dans une mer sombre et violente. Le temps est gris, invariable et mélancolique, il imprime ses idées, ses pensées. Et cette vase, et les anguilles qu’on cherche à attraper à la main.
Les hommes comme des anguilles, ils ne sont pas faits pour rester, elle n’est pas faite pour les garder, anguilles, poisse aux mains quand on relâche la bestiole et poisse de leurs sexes après le plaisir, elle ne se lave pas, elle est sale, ce n’est pas à cause d’eux, elle est sale de toute façon.
Elle aime, sirop, miel, elle avale, elle a ses mains encore autour d’eux, ses mains collent, le sperme est autour de sa bouche, elle ne va à la salle de bain que quand ils se rhabillent.
    « J’allais prendre un café, je n’avais plus de monnaie, un homme assis là m’en proposa. »
« Il m’a regardée curieusement, amusé semble-t-il par ma gêne, sa voie était posée, grave. »
Elle n’est pas virile, l’intimité des hommes.
« J’aime toucher ce qu’aucune femme ne peut toucher en eux, c’est ma façon de posséder, mais j’ai peur, ils m’aiment et ne m’aiment pas. »
« Rentrée chez moi, j’espérais ne plus rencontrer cet homme, et puis, j’espérais le voir, le revoir au plus vite. »
« J’ouvre la porte, il est là. Je pousse une chaise, les coussins, le désordre, je me donne à lui, ne donnant que ça, l’instant où je suis là »
« Ne pas lui sauter au cou, ne pas le regarder dans les yeux, ne pas pencher mes lèvres sur son ventre, ne pas ôter sa ceinture, attendre, pour une fois, attendre. »
« Il repart assez vite, reprenant sa veste et prononçant quelques mots que je ne comprends pas. La porte se referme sur une odeur de tabac froid. »
« Je ne veux plus attendre, de savoir si je l’aime ou pas, s’il m’aime ou pas, je le veux parce qu’il arrive à temps dans ma vie, je suis très sûre et égoïste, il est jeune et blond. »
« Je regarde son sexe grandir, en pleine lumière, en plein jeu, en plein envol, en pleine gloire. J’aime jouer avec lui, cet homme est revenu. J’aime allumer ses yeux, sa bouche. »
Il me pose sur le radiateur un instant, nous traversons la pièce, nous faisons l’amour dans sa voiture, sur un parterre de feuilles mortes à l’automne, au milieu des autres, sur le carrelage ou la baignoire, il dort avec moi.
« Cela fait plusieurs mois qu’il vient et qu’il est dans ma vie, un viatique aux mauvaises pensées qui m’égarent. »
« J’aimerais penser ainsi, pourquoi je ne peux pas ? Je me regarde en face, je réfléchis, il n’est pas un substitut, il est davantage que cela…pourquoi lui ? »
« J’ai tout de suite détesté la veste qu’il a reprise, la première fois. »
Elle sait que tout recommence, il s’approche, le laisse gagner du terrain, elle n’a plus d’arguments pour se refuser, elle aime ses jambes qui glissent le long de ses cuisses, elle ne bouge plus.
Il m’aimera comme la fatigue et l’ennui, il partira ou ne partira pas, je n’aime plus quand il s’en va, je ne l’aime pas, mais j’ai envie de son odeur âcre de tabac, de ses mains longues, de sa sueur quand il ferme les yeux sur son plaisir.
L’amour, ce n’est pas libre, elle se dit ça ce matin, elle répète cette phrase devant sa glace, en se brossant les cheveux, l’amour, c’est se jeter au cou, c’est l’empêcher, lui, de suivre une autre route.
Elle ne veut plus, elle ne peut plus choisir, elle se dit qu’elle n’est pas amoureuse, elle attend sa venue.
Elle accroche ses jambes à son torse, il est plutôt musclé, il la rabat sèchement sur le lit, le tapis chinois va s’ébrouer contre la porte de la chambre.
Il a mis son petit sachet mais le poisson-bulle s’est ratatiné au fond du plastique, il lui dit qu’elle est le « truc » le plus excitant qu’il ait connu, elle évite de justesse la scène des souvenirs qu’il aurait à citer !
Fiasco pour fiasco, elle veut un peu de chaleur humaine, prépare un café, alternative dérisoire à la nuit d’angoisse qui s’avance mais initiative heureuse : ça fait si longtemps qu’il n’avait pas couché, et puis… « elle est si bandante ! »
Ils boivent à petite gorgées le café fumant, allument une cigarette, elle se déshabille encore et s’allonge nue sur le lit, il la rejoint, pour enfin l’envahir :
« Je porte un fruit mûr à mon sexe, son jus me réchauffe le ventre, une vision d’étoiles électrise mes extrémités. Le visage démonté de l’amant, ses poings et son râle parachèvent la rencontre de cette nuit. »
Le matin suivant, elle pense à lui, il a laissé son écharpe en gage de retour. Le reste de la journée est aussi triste que si elle avait suivi un enterrement, aussi gai que s’il s’était agi de l’enterrement d’une belle-mère !
Evidemment, les hommes vont vers elle, ils veulent tremper en elle. S’ils cherchaient autre chose, ils iraient voir un pote, ils veulent se couvrir d’elle, arriver en elle mais elle connaît leur sale petite histoire. Ils ne la font plus rire, elle rit quand même.
« Pourquoi je n’aime pas ? On fait ça ensemble, ils disent « faire l’amour », j’ai défait tout amour en moi. Ils ne m’auront pas. J’ai cette cicatrice qu’ils ouvrent pour voir dedans, que je dois refermer ensuite. Ils ouvrent ça comme une boîte de thon, il faut bien bouffer ! …
Je sens encore le passage élargi de sa queue, il glisse, je l’enserre, fruit captif, je le recrache…
Ils ont foré une vallée si profonde en moi, creusé une soif, volé cette matière brûlante, mon désir d’eux. »
« Pourquoi ils ne me remplissent pas ? Je suis vacante, offerte sans joie, l’amour est friable : c’est un mille-feuilles que l’on croque et toute la crème se barre ! »
« J’ai ma peur et ma colère, ils sont fidèles comme des chiens. »
Elle a écrit un poème : Nuit large et trouée/d’astres ferroviaires./ Titanic noir déchu, mes pensées, tu aimeras/et je vous ai tous aimés./ Encore une aventure, une orchidée, /la fleur est goulue mais elle ne veut pas danser./ Je te montre la ligne droite/ du cœur dès à présent./ L’envers des Palaces et les arrière-cours, voilà mes plates-formes / où je m’élance./ Sentir la mer tourner./ Toutes les »Marie » me sont redevables de les avoir incarnées / car j’ai perdu, / dans l’amour, l’amant / et la chair qui sauve l’esprit / ne m’est venue que pour les tourments./
Elle l’appelle au téléphone : « j’ai pioché la truite rose / dans sa veste papillote, son regard cuit les soirs de bohême / quand le Vésuve et la Tamise / embrasent leurs crépuscules ardents./ Il nous faudrait plus qu’un aller-retour, / c’était osé, l’amour ! / J’ai croisé les jambes sur le feu des rasoirs, / tu as, cher membre, visé plus haut que l’espoir ! / Je ne dis pas d’où je viens, / c’est sans importance. »
Il ne la rappelle pas, et plus jamais. Papillon, falbalas, tchao, tchao, elle a l’habitude de s’en moquer, elle croyait pouvoir aimer, cet homme-là, pourquoi pas ?
Depuis quand ça s’arrange, ça tricote, toute la vie sans elle, ils sont où, tous les hommes qu’elle a embrassés, tenus, serrés, rejetés ?
Elle dort sur le palier de son appartement à elle, toute seule, sur le paillasson, les voisins la signalent aux flics, elle est emmenée, hurlante, livide, fatiguée, hurlante.
« Moi aussi je tricote, des histoires très fraîches à raconter aux petites filles, veilleuse encore allumée. Des histoires de princes et de princesses qui font rêver. Ils vivent à la fin heureux dans leurs sales châteaux, je suis Carabosse, la vilaine, qui n’a pas, elle, d’histoire à raconter parce qu’elle est simplement méchante et moche. Je suis celle qui fait peur, qui répand la terreur dans la tête des enfants sages comme des images, comme veulent papa, maman. Moi je vis dans un chaudron, trompée jusqu’à l’os par vos sales vilaines petites histoires à faire tomber debout, la machine à rêve des parents n’a pas de prise sur moi. Je vais faire peur jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’on me ramasse, Carabosse est cruelle, elle n’aime pas les enfants, je n’aime pas, qu’on se reproduise sans moi, la machine à faire et refaire des bébés qui vont te ressembler, tu es, nous sommes des jouets. J’ai usé mes caresses calées, mes cales cassées sur le limon de leurs lèvres essuyées. Je vois, de l’hôpital, le passage à midi des femmes qui traînent : triplette, le bureau, le dîner, elles éteignent la chandelle de leurs mômes. Demain c’est école, et re-belote, faire la bise, papa maman est gras, tu prendras bien tartine, sirop d’érable, la cantine et pendaison des espoirs minables sous la jupe, ma fille, tes ecchymoses, c’est pas mes histoires, on dira que les enfants, ils sont tous pareils, on ne sait jamais ce qu’il leur prend. »
« Ma foi c’est vrai que les hommes ne restent pas, d’autres viennent qui sont les mêmes, j’épuise les formes, je vide les contenus, je ne sortirai pas indemne ni vainqueur, que dit-on pour une femme ? Vaincue, oui, toujours. »
Il est un endroit qui s’appelle « Sauveterre. » Terre sauvée.
Il était pour moi moins une, il était une fois. Je compte les jours du fond de cette « terre sauve. » Je suis partie naguère, embarquée sur un lit de roses très roses aux tiges très vertes et dedans je n’ai pas vu le rouge brasier.
Et puis ce trou qui était un puits. Au fond du puits, il y a de l’eau que l’on peut boire. Si l’on tombe, il n’y a plus jamais d’eau, que la nuit noire et le silence des pierres.
A Sauveterre, c’est un asile en somme. Nous sommes nombreux et nous nous savons plusieurs, ça fait du monde. Beaucoup de monde. Et l’on nous compte tous les jours. Comme des moutons, pour savoir si tout le monde est là. Il y a tout le monde et c’est bien d’être là.
Quelques-uns parfois se sauvent. On les ramène au petit jour, ambulance et tralala, et c’est reparti pour un tour. C’est pas qu’ils veulent aller loin, on ne se sauve pas de Sauveterre, c’est le bout du monde, mais ils veulent « éprouver leur liberté » à ce qu’on dit.
Au bout du compte, on est bien au bout du monde. Ma vie d’avant a laissé des fissures larges, plus que les pores de la peau, en tout cas, ici, on soigne les fissures, on colmate les brèches. On sauve notre peau.
Entre nous, on se moque bien de tout ce charabia, et même du manège des gens « normaux » qui viennent en visite, des gens bizarres qui sont bien dans leurs peaux, dans la peau d’un monde qui leur va comme un gant, un gant de peau, ils s’en moquent. Du veau qu’on saigne pour leur faire un gant, un manteau. Moi, j’aurais peur qu’on nous retourne un jour pour faire de nous des habits contre le froid.
Moi aussi, j’ai froid, je compte pour dormir, un, deux, trois. Le loup et l’agneau, à la fin, c’est la bergère que l’on cloue, sa peau bien fort sur sa porte, elle en savait trop. Il faut tuer toutes les petites filles, il n’y aura plus de naissance, plus de papa pour clouer des filles et salir ses draps.
Mais personne ne saura si je meurs, personne ne sait de toute façon mourir, les histoires finissent bien. Qu’on raconte aux enfants. Après, il n’y a plus d’histoires, c’est le bonheur qui commence, comme à Sauveterre où le bonheur est quotidien, évidemment !
Ce qu’on fait là-bas peut paraître étrange, mais c’est comme à l’extérieur, rien ne change : des objets en pince à linge, tu peux séparer les deux parties de la pince en défaisant le petit tortillon qui les relie, tu colles pour en faire des maisons, des petits meubles, tu peux les peindre, j’ai appris pleins de choses comme ça, on ne se croise pas les doigts. J’ai bien envie de dire qu’on s’amuse.
Sous la douche, je suis bien, j’y passerais des heures, toute la vie. Parce que l’eau coule, un délice, ça devrait durer toujours comme on dit amour toujours. L’amour au long du mur qui glisse et ne remonte jamais, je ne peux pas remonter à l’amour.
Sauveterre est un lieu sans amour. C’est la seule chose qui me gêne.
Quand on sera grand, on croulera sous les mille-feuilles poisseux que la vie te met entre les dents avec un estomac gros jusqu’à vomir.