04. Tartare #SaintCon2016

Le 10/04/2016
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par Lapinchien
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Thèmes / Saint-Con / 2016
Texte en compétition dans le cadre de la #SaintCon2016. Le mythe de Sisyphe revisité dans le cadre d'une nouvelle d'anticipation fortement inspirée des obsessions récurrentes de Philip K. Dick dans ses récits, soit la distorsion de la réalité, les drogues, la paranoïa, l'angoisse, le sentiment d'oppression. Bien entendu, la copie est loin de l'original. Une ambiguïté semble être délibérément entretenue sur le narrateur qui est soit une intelligence artificielle en train d'être débuggée, soit un personnage ayant sombré dans la folie et tentant de dialoguer avec un psychiatre qui le torture, voire l'âme tourmentée d'un mort face au Jugement Dernier. Cette année, l'auteur des textes demeure anonyme jusqu'au verdict des votes pour ne pas les influencer. Tant qu'il reste des textes à publier, il vous est toujours possible de poster une ou plusieurs contributions pour briguer le titre de Grand Inquisiteur de l'Ordre de Saint-Con.
Sombres ornières dans lesquelles parfois, nous simples insectes sur la route de la vie, on choit, ou plus probablement on nous fait choir, et dont il nous est ensuite impossible de ressortir. Nous sommes les bousiers de nos propres organismes en putréfaction. Nous avançons, cancrelats, par millions, sur cette route, poussant nos carcasses et toutes ces conneries qui ont sédimenté en nous, le tout roulé en boule, et nous nous bousculons les uns, les autres. Souvent même sans le faire exprès. Des fois par instinct de survie, d'une pichenette on pousse ceux qui sont au bord du précipice, emportés dans un mouvement de foule et dans un ultime geste réflexe pour ne pas être submergé par cette réaction en chaîne collective de terreur pure qu'on se borne à désigner à un niveau individuel par le libre arbitre alors qu'il n'a aucune consistance locale, aucune pertinence quantique. Penses-tu que ce que je raconte est digne d'intérêt, débuggeur ? Je vomis en output un peu tout ce qui me vient en vrac. Mais ça te va ? Tu es d'accord avec moi ?

Enfin comme tu le sais, de temps à autres, le programme est réinitialisé. Ils appellent ça un reboot de routine. Ils remontent un peu le curseur sur la timeline de la simulation et relancent certains sous-calculs locaux. Les résultats des prédictions courtes et les différences constatées avec la simulation globale semblent infinitésimaux mais en réalité, un epsilonième d'écart peut invalider toute une flopée d'hypothèses qu'ils ont anticipé lors de la phase de macro évaluation. De fait, lors d'un de ces reboots de routine, il m'arrive de choir à nouveau dans l'ornière originelle, celle où démarre mon petit mythe de Sisyphe, insignifiant pour tout à chacun, même pour toi, débuggeur. My own personal inferno en réalité, rien qu'à moi, juste pour moi. Mais là je te rabâche des trucs que tu sais déjà et qui ne t'intéressent probablement pas. J'en sais rien en fait, les débuggeurs, aiment bien qu'on leur parle de tout et de rien, de tout ce qui nous passe par la tête. De toutes façons, vous, votre kif c'est de tout décortiquer et dépiauter ensuite, même si vous ne maniez pas le curseur sur la timeline.

Je me revois parfois ce maudit 21 mars 2026 dans la shooting gallery. Avec mon pote Autolycos, on n'y va pas vraiment pour suivre une cure mais juste parce qu'on nous file des seringues botiques gratuites. On se fait passer pour des junkies accros à l'hexadroïne. Certains de ne pas choper une saloperie donc, premier point. Ensuite on nous prescrit et on nous vend pour pas très cher de la neurotétradone. Le second point consiste à ne pas la consommer sur place. Chacun sa petite astuce. Quoi qu'il en soit il suffit de permuter le contenu de la seringue avec un placebo. Les médecins ne sont pas dupes. Ils ont compris notre petit manège depuis un bail. N'importe quel glandu pourrait remarquer nos implants de faux muscles siliconés. Mais ils s'en foutent. Ils ont un taf ce qui est rare de nos jours. Et si notre trafic s'ébruitait, ils risqueraient de le perdre avec la fermeture de la salle de shoot. Ils ne demandent même pas de bakchich, alors qu'avec Autolycos, on trouverait plutôt ça juste. Ils nous font un peu pitié à trimer pour une poignée de Bitcoins. Quoi qu'il en soit, on fait quand même semblant d'être discrets. On plante la seringue dans les implants réceptacles au lieu de viser la veine, et on y stocke toute la neurotétradone dans une poche. On pousse la seringue un peu plus loin en perçant une jauge contenant le placébo, une poche planquée dans nos bidoches. C'est le substitut qui remonte dans la seringue mélangé à un peu d'hémoglobine et c'est lui qu'on s'injecte dans la veine. Pré mélanger le sang, à l'hexadroïne, à la neurotétradone voire en moindre mesure au placébo, n'est pas vraiment un rituel de camé. ça laisse le temps aux nanobots dans la drogue d'analyser notre ADN. Une phase d'étalonnage qui optimise leur action sur l'organisme. Les nanobots des drogues doivent un minimum échanger les informations que chacun d'eux à relevé pour établir une stratégie collective. Leur but étant de contrecarrer les inhibiteurs au plaisir.
Nos temps sont troubles. Tu le sais bien ça, débuggeur, que nos temps sont troubles même si tu ne me l'avoueras jamais. Le Ministère de la Santé, dont tu dépends, ordonne au nom du sacro-saint principe de précaution de vacciner massivement et préventivement la marmaille. Ces vaccins contiennent des nanodrones connectés faisant à tout moment des compte rendus, des relevés biométriques sur la Grille, et ce afin d'isoler les individus dont l'organisme métabolise des substances illicites, les exfiltrer pour les sanctionner et parfois les réhabiliter. Mais je sais très bien que l'usage réel des nanodrones est tout autre. Sous couvert de prohibition, d'interdiction du plaisir quel que soit sa forme, les gens de pouvoir cherchent à avoir encore plus d'influence sur la population. Le contrôle des dérives n'est qu'une vitrine. De sombres desseins sont planqués dans l'arrière-boutique. Bien sûr avec les drogues, on a trouvé un moyen de pervertir le système. On peut dérouter tout le flux des données biométriques que les nanodrones connectés envoient sur la Grille grâce aux nanobots des drogues qui interceptent ces informations. De fait on peut construire en temps réel un clone numérique intégral de notre organisme et le dériver vers les nuages d'ordinateurs quantiques de la dark grid. Et c'est comme ça qu'on plane dans des univers virtuels aussi réalistes que le monde physique, c'est comme ça qu'on peut se projeter dans des vies alternatives psychédéliques massivement multijoueurs. Ces exutoires sont d'autant plus réalistes qu'ils retournent des feedbacks instantanément vers les nanobots des drogues. Une fois les feedbacks interprétés, les nanobots élaborent des stratégies collectives pour nous restituer ces réalités alternatives en se substituant aux neurotransmetteurs naturels qu'ils capturent et dosent très précisément localement. ça court-circuite tous nos systèmes de perception et ressentir naturels, ça prend le contrôle de notre système hormonal endocrinien. Et des univers psychédéliques, on ressent en plus des collisions et stimuli factices, la douleur, la peur, la joie, le plaisir, la terreur, des sensations qu'on croyait à jamais avoir oubliées.

Mais là, il n'est plus question de drogue pour moi, n'est-ce pas ? C'est toi qui décide, débuggeur. Toi et ta hiérarchie me tenez dans vos griffes. Je suis votre joujou. Vous m'obligez à revivre à votre guise tout ce dont je me rappelle de mon passé. Et lorsque vous m'y projetez, je dois prendre obligatoirement en compte tes ajustements et dosages. Rien ne sert de lutter. J'ouvre les yeux, à présent, et je suis encore dans la shooting gallery.

- Tu sais Sisyphe, il paraît qu'aujourd'hui ça fait vingt ans que Twitter existe ?
- 20 ans qu'on est revenu à l'âge de pierre de la communication et qu'on s'est tapé le plus gros downgrade depuis la ficelle et les pots de yaourt, je dirais.
- On avait les newsgroups, IRC, messenger, les forums et les tchats avant je vois pas où est la révolution.

Le substitut qu'on s'injecte avec Autolycos a quelques propriétés chimiques momentanément débilitantes. C'est fait exprès pour imiter les effets de la neurotétradone, certes les médecins ne sont pas dupes mais les nanodrones du Ministère de la Santé ont des mouchards et la délation est leur raison d'être. Aussi, assis confortablement dans nos fauteuils dégueulasses dans cette salle poisseuse qui pue le vomi, au milieu d'une ribambelle de vrais camés, il n'est pas rare qu'on s'adonne à l'art subtile de la conversation crétine et creuse. On fait du mieux qu'on peut pour imiter l'inanité des dialogues lambda de la populace, on n'est pas vraiment dans le roleplay puisque certaines substances actives du substitut, nous rendent complètement stupides le temps d'effectuer nos petits larcins. Au moins, elles ne nous rendent pas addicts.

- Avec Twitter en 140 caractères t'es obligé de faire court, tout est archivé et tu peux mettre des hashtags et désigner tes contacts qui vont s'apercevoir que tu t'adresses à eux ou que tu en parles. En gros, c'est plus puissant et efficace d'un point de vue, interactions sociales.
- Déconne pas, Autolycos, Twitter à la base était réservé pour de la communication corporate, on s'abonnait à des flux d'information pour que les boîtes communiquent sur leurs mises à jours, leurs événements et leurs nouveaux produits. Et qu'on puisse avoir le ressentir des élites surtout, ceux qui ont des choses à dire pas la masse de crétins. Un cuisant échec, l'ami. La populace a tout repris à son compte et s'est mise à déblatérer ses conneries habituelles et tout inonder.

Ok, débuggeur, je peux revivre avec plus de précision mes souvenirs si tu me l'ordonnes. A toi de m'orienter vers ce qui te semble pertinent. Je reprends donc :
Soudain les vrais camés nous rejoignent dans la conversation. C'est fait exprès. En tout cas c'est prémédité même si nos esprits sont alors un peu ensuqués et qu'on ne peut pas nous attribuer tout le mérite de nos techniques de rabattage. C'est ce dont il s'agit. Une battue. Une battue au con. Et ça marche.

" Tu nous sors ton baratin sur la résurgence du mainstream comme d'hab, mon pote.", S'énerve un premier junkie.
Je lui réponds que le mainstream était mort; que plus personne ne regardait là télé et que soudain voilà qu'avec Twitter, comme par hasard, le mainstream ressurgit et zombifie tout le monde comme au bon vieux temps. Et c'est gagné, le junkie réfléchit un court instant aux conneries que je déblatère et semble séduit. C'est presque trop facile. Voilà notre premier client. J'essaierai de lui dealer la neurotétradone qu'on vient de chourer en l'attendant à la sortie de la shooting gallery.

Il te plaisent mes détails, débuggeur ? Tu penses que mon état d'esprit est trop neutre peut-être ? Calibre mes émotions comme tu le souhaites et fais moi signe quand tu veux que je poursuive la séquence. (...) Ok, très bien, débuggeur, je prends en compte ton paramétrage.

C'est alors qu'Autolycos relance le débat pour sympathiser avec d'autres futurs clients : "Sisyphe, mais ferme-la donc un peu. Laisse-nous planer peinards. Et puis d'abord, le mainstream c'est ce que j'appelle l'actualité, la pluie, le beau temps et la culture générale, tu vas pas empêcher les gens de parler de ça ?" J'enquille : "Toute la jeunesse téléchargeait ce qui l'intéressait sur le net et dialoguait via d'autres canaux. Et voilà qu'avec Twitter, tout le monde rallume la TV, se tape les pubs à la con, et se remet à parler des conneries qu'on leur fout dans la mangeoire." Les autres camés de la salle de shoot sont complètement acquis à ma cause, convaincus par mes théories absurdes et sans le moindre intérêt si ce n'est pour les décérébrés désœuvrés qui ont juste les facultés intellectuelles minimales pour mouliner des stupidités terre à terre toute la journée. Probablement est-ce le dernier verrou de survie pour créer un peu d'activité électrochimique dans leur tronche et assurer la température sous laquelle on pourrait croire que l'électro-encéphalogramme est plat. C'est ce que je crois. Ce jour là, on s'était fait tout un tas de nouveaux clients. Porter de l'intérêt aux gens, se mettre à leur niveau pour qu'ils sentent que tu projettes de l'empathie bienveillante sur eux, c'est la première étape indispensable vers la conclusion d'une première transaction et le début d'une relation clientèle pérenne. On s'évite ainsi d'avoir à filer à notre charge le fameux premier échantillon gratuit.

Jusque-là, débuggeur, rien de bien extraordinaire. Le cirque habituel même. Le revivre en boucle aujourd'hui via les reboots de routine n'est pas si affreux que ça. Pour dire la vérité, c'est une sensation que je ne connais que trop. Dans la vraie vie, ces mises en scènes idiotes je les ai jouées tellement de fois, quotidiennement, bien plus qu'une représentation de pièce de théâtre. Je sais ce qu'est d'avoir connu mille vies et mille morts, mille résurrections. C'est la routine d'un job de merde. Je parle cependant de déjà-vus banals, épuisants mais tout de même assez inconséquents. Ce qui allait suivre ce maudit 21 mars 2026 était tout sauf habituel. Avoir à en revisiter encore et encore la moindre petite piste, réajuster indéfiniment le moindre de mes choix et ceux qu'auraient pu avoir mes interlocuteurs est une torture insupportable. Je te prie, débuggeur, de bien prendre la chose en considération. Certes tu ne contrôles pas la timeline mais la pertinence de tes choix et les résultats qui émergent en conséquence sont évalués par ta hiérarchie et c'est elle qui ordonne les vas-et-viens du curseur dans le temps. Je t'en prie, débuggeur, fais les bons ajustements. Evite moi la souffrance, la torture autant que possible. Et je ne te ferai jamais chanter, débuggeur, ce n'est pas ça. Tu sais que mon entière collaboration t'est acquise. Il en est de même pour ma loyauté. Mais tu sais, débuggeur, c'est juste épuisant, éreintant, exténuant, ça m'use au point de troubler mon ressentir, ma mémoire, mon jeu donc. Ce ne serait pas bon pour nous deux, tu comprends, débuggeur ?

Il pleut beaucoup ce jour là. Je déteste la sensation des impacts des goûtes sur mon visage et encore plus cette odeur de chien mouillé qu'exhalent les habits trempés de tous ces junkies qu'on a choppé avec Autolycos à la sortie de la shooting gallery. à présent, on négocie les prix de la revente de nos stocks médicamenteux sous un porche.

- Hey, les gars ! 6 Bitcoins la dose de neurotétradone, c'est du vol ! A la salle de shoot c'est 3 fois moins cher.
- Ouais mais ducon, t'as pas la prescription pour en avoir d'avantage alors tu nous files la somme ou tu laisses quelqu'un d'autre en profiter.
- Bande de loosers ! Dealer des médocs à des junkies. Faut vraiment avoir atteint le fond pour en arriver à de telles extrémités. Vous n'auriez pas de la vraie came par hasard ? Ce que je veux c'est de l'hexadroïne pas cette merde de neurotétradone de réhabilitation.
- Va chier, connard, nous notre business c'est le deal de nanobopiacés médicamenteux pas de drogue dure. On peut pas rivaliser avec les coréens sur leur territoire.

débuggeur ? T'es là ? On peut parler d'autre chose ? Tu sais que je n'aime pas revivre les passages les plus douloureux tant physiquement que mentalement de mon existence. Tu comprends que j'ai le droit de m'évader un peu ? Et c'est aussi pour le bien de la simulation, j'entends. Ah ! J'ai dis aussi ? Non. Je veux dire que c'est en premier lieu pour le bien de la simulation et de son issue. Parlons brièvement d'autre chose. Autorise moi quelques digressions, mon cher maton ! (...) Tu n'aimes pas quand je t'appelle maton, n'est ce pas ? (...) Ton mutisme en dit long, débuggeur. Parlons un peu des origines de tout ce merdier si ça ne te gène pas trop. J'ai eu beau côtoyer des junkies dans ma vie, je n'en n'ai jamais vraiment été un, moi-même. Tu sais j'avais d'autres sortes de préoccupations, de réflexions plus nobles. Le manque et l'addiction ne guidaient pas mon introspection, mes faits et gestes. Parlons des origines de tout ce merdier, je te prie, mon maton. J'ai moi même longtemps été obsédé par les nombres premiers. Oh je pourrais t'en faire un cours magistral mais j'ai peur des représailles si je m'engage dans cette voie. Je sens déjà ta hiérarchie titiller le curseur sur la timeline avec l'envie de s'attarder sur des moments pénibles de mon existence. Oui, donc, brièvement. Une petite pause donc dans l'investigation. débuggeur ? J'ai vécu toute cette période enthousiasmante avant la crise qui a suivi. J'étais ingénieur de formation, tu le sais et le principal de mes hobbies était de chercher de nouvelles manières de compter, de dénombrer les choses. Des manières plus naturelles. Tu sais combien je déteste la linéarité des raisonnements, et je n'ai jamais trouvé rien de plus suspect que cette manière de calculer qu'on m'avait enseigné à l'école, procédurale, néandertalienne. Vous savez que pour tout N entier, il existe un unique R entier tel que si les nombres premiers dans l'ordre sont désignés par P(1), P(2), ... P(R) alors il existe une unique suite d'entiers E(1), E(2),... E(R) telle que N soit égal au produit, pour i entier allant de 1 à R, des P(i) à la puissance E(i) . C'est très utile. En cryptographie par exemple mais également en ce qui me concerne pour écrire différemment les nombres, leur donner une autre apparence et surtout manipuler les très gros. E(1), E(2),... E(R) est une autre écriture de N, elle est unique dans sa forme et ne souffre d'aucune ambiguïté. En réalité ce qui ma séduit dans ce type de représentation des entiers, ce n'est pas tant son efficience mais sa beauté. Oui, c'est un art subtile et bien plus naturel qu'on pourrait le croire, bien plus naturel que de compter linéairement en base 10, par habitude, par convention historique, pour la seule et unique raison en réalité que l'Humain à 10 doigts et que ce choix anthropocentriste, plaçant l'Homme comme nombril de l'Univers, corrompt non seulement fondamentalement les desseins de la Science mais surtout restreint les possibilités du commun des mortels dans une société où les gens de pouvoir aiment se savoir entourés de petits gamins, d'enfants de la patrie qui ne demandent qu'à être choyés, paternés, de ridicules bambins qui font des additions en comptant sur les doigts.

Bon sang, débuggeur ! Tu ne me réponds jamais. ça fait partie du protocole, je le sais bien. Mais penses-tu vraiment qu'on ne communique pas, toi et moi ? Tu penses que je ne me suis pas adapté à ton mutisme ? Je te sens très bien réagir à tout ce que je raconte. Je connais les points que tu n'aimes pas que j'aborde. Tout simplement car quand je prends une direction introspective qui ne te convient pas dans ton absurde quête de vérité, tu changes mon humeur alors, tu recomposes le spectre de mes émotions en nuançant quelques paramètres sur ta console. Tu penses être le seul à m'évaluer en permanence ? Par tes feedbacks modulant ma perception du monde, tu me donnes de précieux indices sur toi et sur ta quête. Lorsque de manière incompréhensible, illogique, je deviens colérique, enthousiaste, anxieux, sans que rien ne puisse l'expliquer, je sais très bien que tu es intervenu pour influer sur mon libre arbitre et faire bifurquer mes choix relativement à une précédente sous-simulation qui aurait lamentablement échoué dans le passé. Le vrai problème, ce n'est pas tant que l'observateur corrompt par l'observation ce qu'il observe, le cas échéant. Ici pour vous qui farfouillez dans mes souvenirs, l'enjeu c'est de ne pas polluer mon passé, et pour ce faire vous cherchez à l'inscrire dans le marbre. Malheureusement pour vous, d'une certaine manière je suis toujours en vie et quels que soient vos repositionnements du curseurs sur la timeline, vos tentatives d'effacer ma mémoire à court terme s'est toujours soldée par des échecs. Je me remémore très bien tous ces aller-retour, toutes ces répétitions, tous ces réajustements. Et puisque vous ne pouvez pas influer sur la flèche du temps, forcément plus je reformule, plus je synthétise, plus je détaille et plus je réinterprète une vérité qui s'érode au lieu de s'affiner. Faites-vous la part entre ce qui m'est arrivé et ce que je fantasme à présent à force de le revivre, encore et encore, sempiternellement ?

Mais ne le prends pas comme ça, débuggeur... débuggeur ? Laisse moi dans ma geôle de néant, tu n'es pas obligé de me projeter dans cet horrible cauchemar, ce souvenir fabriqué de toutes pièces... Ah mais je vois. Cette fois tu as émis un ticket sur mes digressions subversives et c'est ta hiérarchie qui reprend le relais. NON ! Par pitié ! Ne faites pas ça ! Pas cette chambre exiguë et humide, pas ces sangles, pas ce siège capitonné et froid, pas ce psychiatre sadique à nouveau et ses séances d'électrochocs pour me discipliner ! Je ne recommencerai plus. Je vous jure. Je ne m'écarterai plus du protocole, je ne m'éloignerai plus des objectifs de mission primaires et secondaires. Par pitié, non ! Mon Dieu ! Pas les électrochocs. Pas de nouvelles tentatives de lobotomies ! Ce sont des échecs à chaque fois. Je me souviens. Je me souviens de tout de toutes manières.

Finalement, j'ai échappé au psychiatre cette fois-ci mais j'avais raison d'être anxieux, le curseur de la timeline a été repositionné et me voici à l'Amnésia, le pub près de la salle de shoot, quelques heures après le deal. Avec Autolycos on discute des nouveaux contacts Twitter qu'on s'est fait suite aux ventes de l'après-midi. On fait le debrief habituel sur le réseautage : les nouveaux clients nous suivent déjà sur la Grille. Ils likent et retweetent nos offres cryptées, se font eux même prescripteurs et ce sans prendre de commission mais probablement dans le secret espoir qu'on leur fasse des remises sur de futurs deals s'ils nous dégottent d'autres marchés. Il n'y a plus guère que chez les camés qu'on trouve cette forme archaïque de désespoir altruiste poussant à faire des concessions sans contrepartie immédiate. Enfin, chez les camés et les médecins de la salle de shoot, j'entends, tout ce petit écosystème de merde précaire de la réhabilitation. On boit quelques pintes de boue dégueulasse comme une sorte d'hommage à un passé révolu puisque le plaisir est proscrit dans les endroits publics tout du moins. On trinque donc et on boit du potage froid aux potirons. On ira s'enivrer et s'encanailler dans les univers psychédéliques de la dark grid, une fois de retour à la planque.

-Hey Sisyphe, Twitter c'était un proto operating system social à la base. Enfin les gouvernants ont fini par le comprendre il y a dix ans environs. C'est ce qui a permis la création de ces fichus vaccins. Nos comportements sociaux passés à la moulinette ont produit ces algorithmes de ciblage des nanodrones neurotransmetteurs du Ministère de la Santé.
-Tu sais, Autolycos, on n'est plus avec les junkies, on n'est plus obligé de parler de toutes ces conneries. Tu t'entraines pour demain ou quoi ?
-Non, désolé. Autant il est vrai que le placebo qu'on s'injecte nous abrutit que quelques minutes sans aucune forme d'addiction chimique ensuite puisqu'on élimine les nanobots par les voies naturelles, mais je t'avoue que toutes ses apnées quotidiennes dans la connerie, dans ces échanges absurdes, me laisse des séquelles psychologiques.
-Merde. Tu veux dire que t'as une sensation de manque purement fonctionnel, non pas au médocs mais à la connerie pure, mec ? Tu veux dire que la connerie est intrinsèquement une drogue ?
-Oui.. Je crois qu'il me faut ma dose de connerie quotidienne à présent.
-Il y a probablement une leçon à tirer de tout ça : Interdire le plaisir est voué par avance à l'échec. Il y a toujours un moyen de s'aménager des exutoires face au froid glacial de la vie. De nouvelles formes de plaisirs pervertis émergent alors. Des plaisirs qui court-circuitent les chenaux usuels liés à la sérotonine que les nanodrones du Ministère de la Santé régulent. Un peu comme le taf qu'effectuent les nanobots des drogues mais en passant par un réseau conceptuel pur, une sorte d'adaptation abstractive du cerveau.
-Tu crois vraiment à ce que tu racontes ?
-Non. T'es juste en train de devenir de plus en plus con à force d'effectuer toutes ces apnées quotidiennes. Ménage-toi, ça n'augure rien de bon. Tu perds tes capacités abstractives à revenir à un niveau de conscience raisonnable.

Tu le sais parfaitement, débuggeur, avec le chômage de masse et les réseaux sociaux, au delà de l'uberisation qu'on imaginait déjà brutale, s'est produite une mutation sociétale irréversible : les gens ont commencé à se déconsidérer entre eux comme si tout à chacun était devenu une app sollicitable à n'importe quel moment. Les rêves de tous ces hippies prônant les logiciels libres, le partage, les collaborations, l'économie sociale et solidaire se sont évaporés. On était tous ruinés, on avait plus de boulot. Par contre, les taxes et les factures continuaient de pleuvoir. Le simple fait d'assurer notre subsistance a minima était devenu problématique. Aussi le moindre des services qu'on se rendait autrefois les uns les autres au quotidien gratuitement, par politesse, parce qu'on était bien urbains et civilisés, le moindre de ces rituels sociaux, auxquels on n'accordait pas la moindre importance avant, est devenu tarifé, une source de micro-revenus pour chacun.

-T'as vu que ton nombre de followers s'est pris un violent power up depuis tout à l'heure ? Sur ton compte officiel en plus, pas un de ces comptes cryptés pour nos deals !
-Non, Autolycos, tu ne m'embarqueras pas dans ton addiction fonctionnelle aux conversations à la con.
-Je déconne pas, Sisyphe, il y a une anomalie là !
- Ah, bordel ! 100.000 followers de plus qu'il y a une heure. Effectivement, c'est pas loin de 1.000%. Il doit y avoir un schisme, là.

Nous ne sommes plus que des apps sociales, les uns pour les autres, débuggeur. Activables, sollicitables, effaçables. On a cherché à se créer de nombreux membres pour faire levier sur la réalité, des membres abstraits et concrets, des outils pour pouvoir agir sur le monde, peser sur lui et le modifier. L'hyperconnexion des Hommes via les réseaux virtuels, l'indigence de masse, ont fait que les gens sont devenus des leviers, des bras, des mains, les uns pour les autres. L'outil est une extension de soi. Et l'Homme est devenu un outil pour l'Homme. Prêt à tous les emplois, les plus basses besognes, les plus viles corvées, les plus humiliantes des tâches, pour quelques micropaiements.

-Te voilà leader d'opinion, mon gars. Va falloir te la jouer sérieux maintenant. Et puis regarde moi tout ces cœurs et ces retweets qu'il se prend le baltringue !
-Bon sang, c'est pas possible. Tous ces gens qui m'observent ? J'ai rien fait pour... Je crois que je vais fermer mon compte.
-Mais non, Sisyphe, il faut en profiter. Incroyable, 1.567 retweets de ton com sur les 20 ans de Twitter. Et puis si tu fermes ton compte officiel ça va faire louche.
-C'est abusé. Je me suis pris encore 10.000 followers depuis tout à l'heure et des 100aines de milliers de coeurs.
-Les gens qui mettent les tweets en préférés au lieu de s'abonner ou retweeter c'est une astuce pour que tu t'abonnes chez eux. Quelle bande d'enfoirés ! Mais surtout ne change rien. Remonte dans l'historique de ton flux pour voir l'élément déclencheur.
-J'arrive pas à trouver d'où vient le buzz. Tous ces cons sont remontés dans mes vieux tweets et les ont liké aussi.
-Bon. Restons calme. Passer leader d'opinion est une putain de manne.
-Autolycos. Je veux bien être soudainement et inexplicablement devenu leader d'opinion mais tu le sais bien, je n'émets aucun avis sur mon compte officiel, juste le minimum requis pour ne pas être identifié comme un asocial, des banalités en gros.
-Trouve toi des choses intéressantes à leur raconter alors.

Débuggeur, tu sais que c'est à ce moment que je me suis mis à poster des tweets sur mes recherches sur le dénombrement et les nombres premiers. D'abord je me suis posé pas mal de questions sur la base de calcul la plus pertinente puisqu'on a vu que la base 10 était fondamentalement une aberration historique qu'on se coltinait depuis des siècles. Il y avait pas mal d'émulation autours de cette thématique sur les réseaux sociaux à cette époque et la sauce a pris effectivement. Tous ces followers providentiels, venus d'on ne sait où, ont pris goût aux problématiques que je posais dans mes tweets, aux enseignements que je tirais, ils ont même participé aux réflexions que je menais. Ils donnaient leurs avis, vérifiaient mes démonstrations, revenaient vers moi souvent en signalant des points à creuser dans les raisonnements analytiques, parfois relevaient des erreurs, on en discutait, ça faisait l'objet de grands débats enflammés. Bien sûr tu sais qu'en base B, il existe un entier R tel qu'un nombre N s'écrit de manière unique comme somme de i allant de 0 à R des A(i) fois B puissance i avec pour tout i A(i) entier compris entre 0 et B-1. Tous ces A(i,B) sont fascinants à explorer pour tout N et en particulier les nombres premiers. D'ailleurs comme tu le sais on a A(i,B) égal à la partie entière de N divisé par B puissance i moins B fois la partie entière de N divisé par B puissance i plus 1. Qu'est ce qu'on a pu se creuser le ciboulot, tous, à essayer de représenter graphiquement et pertinemment ces A(i,B), en particulier pour les nombres premiers. L'exploration de la structure intrinsèque des nombres premiers était devenue notre obsession collective à mes followers de plus en plus nombreux et moi même. D'ailleurs les 140 caractères suffisaient rarement dans nos échanges endiablés, il fallait souvent qu'on mette en lien des démonstrations vidéo, des captures d'écran, des photos de tableaux noirs intégralement blanchis à la craie et même de plus en plus d'URLs vers des programmes et leurs sources. On a trouvé pas mal d'algorithmes intéressants. Surtout utiles en cryptographie et d'ailleurs Autolycos et moi même on ne s'est pas gêné pour utiliser ces avancées dans le cryptage de nos tweets sur nos comptes de deals de neurotétradone.

Mais ne le prends pas comme ça, débuggeur... débuggeur ? Laisse moi dans ma geôle de néant, tu n'es pas obligé de me projeter dans cet horrible cauchemar, ce souvenir fabriqué de toutes pièces... NON ! Par pitié ! Ne faites pas ça ! Pas cette chambre exiguë et humide, pas ces sangles, pas ce siège capitonné et froid, pas ce psychiatre sadique à nouveau et ses séances d'électrochocs pour me discipliner ! Je ne recommencerai plus. Je vous jure. Je ne m'écarterai plus du protocole, je ne m'éloignerai plus des objectifs de mission primaires et secondaires. Par pitié, non ! Mon Dieu ! Pas les électrochocs. Pas de nouvelles tentatives de lobotomies ! Ce sont des échecs à chaque fois. Je me souviens. Je me souviens de tout de toutes manières. La timeline ! Le curseur de la timeline ! non, pas ce moment, s'il vous plait pas l'horrible moment de ma mort !

Avec Autolycos, on créchait dans un hôtel miteux du centre ville. Puis avec tous ces micropaiements engrangés par toute l'émulation que notre réflexion sur les nombres premiers générait, au bout du compte on se faisait carrément plus de blé en consacrant nos journées sur Twitter à dialoguer avec tous les twittos qu'à refourguer notre came. Il y a eu une scission dans la communauté de participation dont j'étais le leader d'opinion. Alors qu'une grande partie de fous furieux s'était mise en tête de recenser consciencieusement tous les critères garantissant exhaustivement et a minima qu'un entier N est divisible par M, une poignée de fidèles savait que c'était une perte de temps et qu'il valait mieux suivre mes intuitions. Alors on s'est livré à une première guerre de l'information entre nous. On utilisait nos propres algorithmes d'encryptage pour que les avancées de chaque camps ne soient pas accessibles au camp adverse. Tous nos tweets, tous nos liens, toutes nos pièces jointes étaient cryptés. Avec mes fidèles, on a persévéré sur la représentation de la structure intrinsèque des entiers. On s'est orienté vers des rendus en 4D. Les nombres devenaient des blocks compacts de cubes entassés. Puis toutes les opérations élémentaires ont été passées au crible. On arrivait parfaitement à les décrire comme des collisions entre blocks et le résultat des collisions étaient les résultats des opérations sur les nombres, des additions, des soustractions, des multiplications, des additions. Très vite on a mis en évidence que ces opérations élémentaires étaient un sous-ensemble tout petit d'une quasi-infinité de nouvelles opérations élémentaires qui émergeaient du modèle. Est alors apparu toute une nomenclature autours des hypernombres ainsi que de nouvelles lois d'attraction entre les blocs, des lois de rupture des compressions tant lors des collisions que par effondrement des hypernombres sur eux-mêmes. Mes fidèles et moi avions jeté les bases d'une représentation quadridimensionnelle de l'ensemble des entiers, une projection pertinente qui nous permettait, via nos clones dans les univers psychédéliques des nuages de la dark grid, d'entrer en immersion dans la structure intrinsèque et innexplicablement asymétrique des nombres premiers. Nous étions alors tels des astronautes. Quotidiennement on organisait des expéditions dans ces univers virtuels via une grosse plateforme d'univers psychédéliques massivement multijoueurs en temps réel que mes followers avaient créée. On se retrouvait dans des sortes de champs d'astéroïdes d'hypernombres où toutes nos prédictions étaient mises en pratique dans des expériences de collisions en chaîne. Tous les jours, on revenait de nos missions avec de nouveaux échantillons qui une fois décortiqués conduisaient à de nouvelles théories, de nouvelles hypothèses entraînant après validation ou infirmation à d'importantes modifications du modèle.

Voici un point d'arrêt, débuggeur... N'est-ce pas ? C'est un point d'arrêt quand le temps ne s'écoule plus et que seule ma conscience reste active, que tout mon entourage dans la simulation se fige. Mais que cherches-tu, débuggeur ? Je crache en output tout ce que tu juges pertinent dans mon concevoir, mon percevoir, mon ressentir, mes différents niveaux de réflexion, mes intensions réflexes. Voilà que tu passes en mode debug en pas à pas, n'est ce pas ? Le temps avance par à-coups, par itérations. On frappe à la porte. Non. Il y a un coup violent en fait. Je suis absorbé dans un de mes mondes psychédélique alors je ne vois pas ce qu'il se passe dans le monde réel. D'un geste réflexe, j'essaie de désactiver l'emprise des nanobots sur les nanodrones du Ministère de la santé mais je n'y arrive pas. Il y a ce grésillement entrecoupé de flashs. Ces impacts sur mon thorax comme de violentes piqures d'abeille. Des vagues de douleur se répandent dans tout mon être depuis plusieurs points d'impact. Il fait sombre. J'avais en visuel l'univers virtuel représentant notre modélisation des nombres premiers en 4D mais soudain c'est l'écran noir. Mon crâne éclate. J'ai été touché à la tête. Un horrible goût de fer sature mes capteurs olfactifs et gustatifs. L'essaim de nanobots est HS. Je reprends conscience. Je chute au sol que j'impacte violemment alors que mes ordinateurs explosent. Je regarde vers la porte d'entrée. C'est un coréen, un homme de main, je le connais bien, Thanatos. Je baigne dans une marre de sang. L'intrus pointe son flingue en ma direction. Sans mot dire, il m'achève. Blackout.

Tu crois que ça m'amuse, débuggeur ? Tu trouves ça marrant. Lumière. La balle sort de mon front et remonte jusqu'au canon du flingue qui absorbe un nuage de fumée. Thanatos retire son Glock alors qu'il me pointait avec. J'absorbe tel une éponge la marre de sang sous mon corps. C'est un coréen, Thanatos, un homme de main, son souvenir fugace s'évanouit. Je détourne mon regard de la porte d'entrée. Je rebondis au sol qui m'éjecte violemment sur mon siège alors que mes ordinateurs implosent jusqu'à se reconstituer. Je perds conscience et retrouve mon univers psychédélique, le champ d'astéroïdes représentant les nombres premiers. L'essaim de nanobots se réactive. Une agréable sensation de voir s'évanouir ce goût dégueulasse de fer saturant mes capteurs olfactifs et gustatifs. La balle se déloge de ma tête. Les bouts d'os, de cartilages, une déferlante de sang, recomposent improbablement mon crâne qui se soude.

Je crois bien qu'on me fait enquêter sur ma propre mort dans tout ce merdier. C'est ça débuggeur ? Pourquoi me faire revivre cette scène indéfiniment ? Dans tous les sens ? D'arrière en avant, d'avant en arrière, en mode rapide, en pas à pas. Pourquoi me faire cracher toute ces informations à chaque fois affinées en output. C'est une investigation, c'est bien ça ? Mon cerveau ou ce qu'il en reste est dans du formol, branché à des tas de stimulateurs neuronaux, des tas de câbles électriques ? Vous savez que je souffre ? Vous êtes complètement stupides ? Vous ne voyez pas que c'est évident. Cessez donc de me tourmenter ainsi. Ce sont les coréens. Je vous l'ai dit. Les conclusions sont évidentes. Combien de fois on a parlé du fait qu'Autolycos et moi on était sur leur territoire. Avec nos deals de neurotétradone, on portait préjudice à leur business juteux d'hexadroïne... Vendre une drogue de réhabilitation aux junkies, c'était leur faire faire un pas vers la perte de l'addiction, c'était potentiellement en guérir certains, niquer la clientèle des coréens. Même le Ministère de la Santé ne leur à pas causé autant de dégâts avec leurs salles de shoot. Il y avait un deal entre eux pour maintenir un équilibre optimisant les revenus de chacun. C'est pourtant con comme raisonnement. Mais il ne faut pas chercher plus loin. Débranchez-moi, tas d'enfoirés ! Qu'est ce que ça peut vous faire qu'un paumé comme moi ait trouvé la mort dans une guerre des gangs. Vous n'avez que ça à foutre avec le pognon du contribuable ?

Thanatos c'est un tueur à gages. C'est lui qui fait le sale boulot la plupart du temps pour les coréens. Un jour alors qu'on volait de la neurotétradone dans la salle de shoot avec Autolycos, il a débarqué. Les coréens ne savaient pas trop d'où venait la chute des revenus sur leurs deals d'hexadroïne. Ils ont rapidement fait le lien avec le succès croissant des réhabilitations. Ils ont cru que le Ministère de la Santé faisait du zèle et qu'il ne respectait plus leurs accords, Alors ils ont chargé Thanatos de faire le ménage dans la shooting gallery. Il s'est rendu d'abord dans les préfabriqués des médecins prescripteurs et les a consciencieusement abattus un à un. Puis il a foutu le feu aux baraquement avant de revenir dans la galerie. Afin de les rendre à nouveau accros, Thanatos s'est mis à injecter de l'hexadroïne à tous les junkies qui prenaient le substitut sous prescription et qui étaient déjà tous en train de planer. Certains ont fait rapidement des overdoses. C'est alors que venait mon tour, que je me suis levé d'un bond et le prenant par surprise, lui ai planté ma seringue botique saturée de neurotétradone directement dans le front. Avec Autolycos, on a évacué autant de camés qu'on a pu mais une épaisse fumée noire s'est rapidement propagée dans les préfabriqués et il n'était plus possible d'y retourner. On s'est vite tiré avant que les flics ne débarquent. Il y a eu plus de 10 morts ce jour là et la salle de shoot n'a plus jamais été reconstruite. étrangement, Thanatos s'en est tiré mais la dose massive de neurotétradone directement injectée dans son cerveau l'a fait planer pendant de longs mois durant. De longs mois pendant lesquels il s'est retrouvé hors-circuit. On peut dire qu'il y a eu sacrément moins de morts suspectes pendant cette trêve opportuniste.

Mais ne le prends pas comme ça, débuggeur... débuggeur ? Laisse moi dans ma geôle de néant, tu n'es pas obligé de me projeter dans cet horrible cauchemar, ce souvenir fabriqué de toutes pièces... NON ! Par pitié ! Ne faites pas ça ! Pas cette chambre exiguë et humide, pas ces sangles, pas ce siège capitonné et froid, pas ce psychiatre sadique à nouveau et ses séances d'électrochocs pour me discipliner ! Je ne recommencerai plus. Je vous jure. Je ne m'écarterai plus du protocole, je ne m'éloignerai plus des objectifs de mission primaires et secondaires. Par pitié, non ! Mon Dieu ! Pas les électrochocs. Pas de nouvelles tentatives de lobotomies ! Ce sont des échecs à chaque fois. Je me souviens. Je me souviens de tout de toutes manières. La timeline ! Le curseur de la timeline ! Où m'emmenez-vous cette fois encore ?

-Sisyphe, ne me fais pas de mal ! Bordel ! Tu sais ce que c'est ? Le business, c'est le business !
-Enfoiré d'Autolycos, j'ai toujours su que tu piochais dans nos stocks de neurotétradone et que tu te livrais à de la contrebande en douce !
-Putain, Sisyphe, à quoi tu joues, tu vas pas me buter pour ça ? J'avais une dette à régler, j'avais besoin de quelques Bitcoins ?
-Tu t'es toujours livré à un double-jeu avec moi, petit fils de pute ! J'ai jamais pu le prouver avant de placer des marqueurs dans les algos des nanobots de notre stock de neurotétradone.
-Mais putain, Sisyphe, fais pas le con ! Tu ne vas pas me butter pour quelques doses de neurotétradone.
-Ta gueule, sale traitre, je suis sûr que tu es l'instigateur de la scission de mes followers sur Twitter.
-Tu ne vas pas me fumer pour ça !
(...)

La mort n'est plus une fin en soit, débuggeur. Bien sûr que je ne crois pas à mes conneries sur ce bout de cerveau branché à toute une floppée de câbles que vous auriez plongé dans une solution d'hexadroïne saturée de nanodrones. ça circulait comme une légende dans le milieu des hackers de nanobopiacés. Tu sais, débuggeur, on n'est pas que ces mecs crades qui volent de la pisse dans les toilettes publiques pour orpailler les nanobots des drogues et les nanodrones des vaccins du Ministère de la Santé évacués par les voies naturelles. On fait ça bien sûr pour en recycler un max, les reprogrammer et les réinjecter dans nos placébos. Avec Autolycos, c'était aussi un business à petite échelle. Les Coréens contrôlent et filtrent carrément les égouts, c'est là qu'ils récupèrent ces quantités phénoménales de nanodrones pour les reprogrammer et synthétiser toute l'hexadroïne dont ils inondent le marché. Il y a des deals avec le Ministère de la Santé qui privilégie toujours les équilibres économiques aux guerres coûteuses et désespérées. Non, je ne suis pas complètement idiot, débuggeur... J'ai gardé des souvenirs après ma mort, j'ai compris que la légende urbaine était une réalité, le Tartare existe et j'y suis prisonnier jusqu'à ce que vous ne trouviez l'objet réel de votre investigation. Oh, vous vous fichez bien de ma mort, de ses circonstances, de mon assassin. Vous cherchez à me persuader que je ne suis plus qu'un cerveau sous respiration et irrigations artificielles à l'article de la mort, vous voulez que je crois que j' enquête sur mon propre assassinat, mais ça ne prend plus.

Je sais à présent ce que je suis, débuggeur... Dans le Tartare, tout débute par le dernier clone numérique de l'organisme décédé, une copie conforme restituée par les nanodrones connectés, une photocopie exacte de l'organisme et entre autres de sa mémoire, alors qu'il vient à peine d'entamer son processus de putréfaction. Les intelligences artificielles de dernière génération que vous développez dans l'arrière boutique, remplacent nos âmes, n'est ce pas ? C'est ce que je suis devenu, débuggeur ? Un hologramme d'immersion dans les univers psychédéliques couplé à vos IA dernier cri ? Même avec les nuages d'ordinateurs quantiques, c'est une masse d'informations phénoménales qu'il vous faut stocker, une puissance de calcul incommensurable de surcroit. La vie éternelle n'est pas encore un produit de grande consommation, on ne doit pas être nombreux à bénéficier d'un tel traitement de faveur. J'ai surement au fond de ma mémoire une information inestimable, capitale, cruciale, qu'il vous faut absolument retrouver. Puis une fois que j'aurai craché ma valda, vous viderez toutes les mémoires de stockage, vous m'éliminerez une bonne foi pour toutes ?

Mais ne le prends pas comme ça, débuggeur... débuggeur ? Laisse moi dans ma geôle de néant, tu n'es pas obligé de me projeter dans cet horrible cauchemar, ce souvenir fabriqué de toutes pièces... NON ! Par pitié ! Ne faites pas ça ! Pas cette chambre exiguë et humide, pas ces sangles, pas ce siège capitonné et froid, pas ce psychiatre sadique à nouveau et ses séances d'électrochocs pour me discipliner ! Je ne recommencerai plus. Je...

-"Cesse de jouer aux plus malins !", M'ordonne cette fois l'horrible psychiatre, lui qui n'avait jamais prononcé la moindre parole et qui s'était toujours contenté de me torturer.
-J'ai toujours su que vous étiez un souvenir de synthèse. Je n'ai jamais vécu cet horrible moment dans lequel vous me projetez incessamment uniquement pour me torturer et orienter drastiquement mon introspection.
-Je suis bien réel, et mon nom est Hadès ! Mais ces moments que tu as vécus des milliers de fois, ce moment même aussi, aucun d'entre eux ne l'a été. Tu as raison. Sois en sûr à présent. Mais va plus loin. Puisque tu admets ce postulat, pose-toi la question de savoir quels sont les vrais souvenirs que tu as et comment faire le tri avec ceux que nous t'avons implanté.
-Mais je...
-Es-tu même sûr d'être mort de cette horrible manière ? Es-tu sûr d'être mort un jour ? Es-tu sûr d'avoir vécu cette vie ? Es-tu né au moins un jour ? Tu es certes un clone numérique de Sisyphe couplé à des puissantes IA, mais tu n'as pas été conçu à partir de la dernière cartographie de son organisme avant qu'il n'ait été tué. Je t'ai créé à partir de plusieurs clones que j'ai intercepté lors de ses stupides et incessantes plongées dans ces univers psychédéliques qu'il affectionne tant. A force de concéder ses données personnelles pour vivre cette passion idiote qui l'a aveuglé, sur un très grand échantillonnage, on a pu reconstituer les différentes facettes de son clone comme un puzzle. On t'a implanté le faux souvenir de ta mort. Tu n'as jamais été qu'une IA depuis le début. On se fout effectivement de savoir qui a tué Sisyphe puisqu'il n'est pas mort. Enfin pas encore. On cherchait l'emplacement de sa planque et tu viens de nous la donner.

Le psychiatre retire les bandes que j'ai sur le sommet de ma tête rasée. Un effroi redoutable me gagne lorsqu'il décalotte mon crâne dévoilant mon cerveau au grand jour. Il choisit alors une sorte de grande pince parmi ses outils chirurgicaux sur la table basse près du siège capitonné. Il plonge alors cet improbable outil dans mon cerveau mis à nu, puis touille et se met à farfouiller. J'ai l'impression de souffrir le martyr pendant plusieurs minutes quand soudain il extrait les pinces métalliques de mon cerveau. Il tient une sorte de gros scarabée qui tortille. Puis il me le montre avec insistance tout en affirmant dans un long rire vicieux : "Tu vois, chère créature, j'ai fini par détecter le bug et par l'extraire." Il y a une sorte de cheminée dans la pièce. Quelques bûches s'y consument et nourrissent un vif foyer. Le psychiatre jette le scarabée dans la cheminée. Il brûle lentement en poussant d'affreux petits cris stridents.