22. Brûler ses idoles #SaintCon2016

Le 21/04/2016
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par Mill
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Thèmes / Saint-Con / 2016
Texte en compétition dans le cadre de la #SaintCon2016. Superbe litanie psychopathologique, conduisant le narrateur, menant une opération de pénitence purgatoire, à sombrer dans les limbes de la schizophrénie. Qu'est-on sans culture, sans référents, sans modèles ? Pas grand chose. Alors il ne reste que ce pas grand chose de nous lorsque sciemment on se résout à s'en défaire. Le rituel païen décrit ci-dessous relève d'une quête désespérée vers l'ascétisme. Brûler tous les liens matériels qui nous lient à notre culture, c'est se débarrasser d'une forme de fétichisme encombrant qu'historiquement on se coltine non pas par animisme mais parce qu'on ne pouvait pas faire autrement. A l'ère du numérique, on voit bien qu'il faudrait que le narrateur aille encore plus loin, qu'il ne traite en surface que d'un symptôme de son mal. Je lui prescris une thérapie dans la veine de celle suivie par le personnage joué par Jim Carrey dans le film de Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind : se faire cramer les neurones pour effacer sa mémoire car ce ne sont pas les objets mais l'amour qui nous ancre à notre culture, un amour inextinguible. Cette année, l'auteur des textes demeure anonyme jusqu'au verdict des votes pour ne pas les influencer.
Et ce fut l'aboutissement de mon chambardement personnel, le présomptueux climax de mon auto-analyse. J'avais tout relu, tout revu, tout corrigé dans la mesure de mes moyens. Je m'étais retourné le derme, disséquant mes échecs, mes erreurs et l'essence de mes rares achèvements - je n'ose employer le terme de réussite. Mes organes, je les connais par cœur, j'en ai soupesé certains, collé des sparadraps sur d'autres, agrafé des points de suture sur des veines trop irrigués dont j'eusse détourné le flux si j'avais eu la moindre idée du comment il faut s'y prendre sans dévoyer l'essentiel.
Les voix sous mon crâne n'ont pas diminué, mais le ton qu'elles emploient, leur vocabulaire, leurs tournures de phrase, les mille procédés rhétoriques dont elles parsèment chacune de leurs interventions, je les entends différemment. Les voix me soutiennent davantage, plus chaleureuses qu'auparavant, des voix complices à la semonce constructive.

Et l'une d'elle, sans doute plus forte, plus présente que les autres, a prononcé cette sentence, sévère, définitive :

« La boucle n'est pas bouclée, il manque l'étape ultime, la conclusion idoine à cette folle remise en question dont tu te vantes sans état d'âme. Il faut brûler tes idoles, les déchirer, les briser, les rebrûler ensuite jusqu'à ce qu'il ne reste rien sinon des cendres grises. »

L'idée me révulse. Réaliser l'autodafé de mes amours passées se situe dans un au-delà qui emprunte autant au fantasme qu'au masochisme. Autant m'écraser des mégots sur la peau, m'arracher les ongles avec les dents, me cisailler les bras avec un cutter.

Et la voix de reprendre, bientôt rejointe par ses semblables en un chœur sauvage jailli des profondeurs de mon enfer personnel :

« Brûle ce que tu aimes, abandonne tes référents, tes sentiers balisés. Tu dois partir de rien et ce rien pré-existait dans ta vie antérieure. Peu importent les noms, les habitudes prises au fil du temps, les réparties faciles et les mouvements réflexes. Oublie les schémas, les tracés à l'encre noire, les points à relier pour figurer un dessin. Change de grille d'accords, passe d'un rythme à l'autre, détruis tes instruments et construis-en de nouveaux. »

Et moi de murmurer au secours dans l'ombre d'une alcôve, à la lumière d'un livre relu vingt fois, l'ouïe imprégnée de Zappa, Gong et Magma, Hendrix et Soft Machine...

Et j'appelle à l'aide à l'heure où mes mains acceptent d'écouter la chorale de mes voix intérieures. Et ce ne sont plus ni murmures, ni chuchotements mais de pauvres soupirs vaincus lorsque mes doigts caressent la roulette du briquet.

La flamme se saisit d'une vieille couverture. Je crois qu'il s'agit des Chroniques martiennes de Ray Bradbury, l'édition Denoël dans la collection Présence du futur. Probablement le troisième livre de science-fiction que mes yeux de gamin ont dévoré à l'aube de mes onze ans. Les deux premiers étaient des emprunts dans une bibliothèque quelconque.

Je regarde la flamme grandir et s'épancher pour s'emparer ensuite d'une édition espagnole de Fahrenheit 451, puis des œuvres complètes de George Orwell, dont l'édition de poche reliée tout cuir - les Penguin books, c'est quand même autre chose que nos J'ai Lu - des Collected Essays, Journalism and Letters, et je ne suis déjà que larmes ronflantes et sanglots. Chesterton et son père Brown flambent à leur tour, bientôt rejoints par Stevenson, Wilde et Conan Doyle. L'arrogance de Holmes n'est plus qu'un souvenir vivace et douloureux. Maurice Leblanc sacrifie son Lupin et Henry James y perd son tour d'écrou. Mark Twain, Melville et Hawthorne se jettent à corps perdu dans le grand feu, entraînant dans leur sillage les lourdes œuvres de Hugo, Zola, Balzac et Maupassant.

Je hurle dans ma tête et les voix me caressent sereinement la cervelle. « Calme-toi », disent-elles, « calme-toi mais ne faiblis pas. Le plus dur est devant toi. »

Le feu se répand en effet aux textes de Cavanna, aux bd de Reiser, de Ptiluc, de Franquin. Puis les Sud-Américains, annoncés par un Corto Maltese au sourire plein d'une morgue triste, s'avancent tranquillement, fatalistes et résignés. Garcia Marquez, Fuentes, Cortazar, Bioy Casares et Borges, nom de Dieu, Borges ! Je brûle des tigres aux yeux jaunes et des labyrinthes de papier, je brûle les plus belles pages jamais écrites, je brûle ma Bible personnelle et j'ai l'impression d'avoir avalé une tronçonneuse qui fonctionne à plein régime dans le jus de mes entrailles.

Je marque une pause. Une longue et pénible pause.

Je regarde mes disques, des Allman Brothers Band à ZZ Top, en passant par les Beatles, Coltrane, Miles Davis et Dylan. En passant par Jethro Tull et Led Zeppelin, et Zappa surtout, mon Zappa, que j'aime tant, que j'adore et bichonne, celui qui dépasse tout, qui contient tout, qui avale tout. Le seul dont je rachète les albums dès qu'une plage me semble rayée. L'alpha et l'oméga de la musique, l'équivalent sonore d'un De Vinci ou d'un Einstein. Zappa, bordel.

Je le brûle comme les autres et je ne sens plus rien.

Dans mon encéphale ébranlé, quatre-cent cinquante-six voix se marrent dans un concert de glapissements.