Libéralisme océanique et plateau de fruits de mer

Le 20/09/2016
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par Muscadet
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Thèmes / Obscur / Propagande nihiliste
On retrouve Muscadet, notre photo-reporter belge préféré (juste après Tintin), en déplacement professionnel au muséum océanographique de Concarneau dans le Finistère. (faits avérés puisque notre drone renifleur l'a triangulé utilisant le WIFI dans l'enceinte de l'Hotel de l'Océan près d'un buffet à volonté de crustacés puis longuement dans les toilettes du même Hotel) Ici il trimbale en toute circonstance son carnet moleskine et y consigne tous les stimuli que lui bombarde sa réalité locale mais également toutes les réflexions en temps réel que son cerveau, en pleine effervescence, régurgite. Digressions à tout va sur à peu près la totalité des thématiques du Trivial Pursuit. Oh tiens ! Une analyse macropolitique d'une rencontre lambda impromptue et de ses conséquences sur la scène internationale. Oh tiens ! Une mouche. Oh tiens ! Un vortex spatio-temporel permettant d'avoir un hublot sur les faits historiques majeurs et leur incidence sur l'économie touristique contemporaine, celle des crêperies en particulier. Oh tiens ! Un courant d'air. Ah ! Non. Ce n'était que l'actualité. Excellentissime donc parce qu’excellemment bien écrit et super bien maîtrisé. Cependant comme l'impression d'avoir exploré le multivers dématérialisé qu'aurait généré une recherche sur Google. Gros risques de persistance rétinienne de schémas 3D entre divers mots-clefs reliés entre eux par des flèches, l'impression d'avoir enfin compris l'UML, avec un arrière goût bizarre au fond de la glotte : le gonzo journalisme de Hunter S. Thompson en décomposition, enterré par Muscadet, remplacé par la déconne pure au travers du prisme du programme électoral d'Alain Madelin et de son cartel. Hâte de lire l'article qui découlera de ces notes compilées dans Chasse, Pêche, et Disruption Magazine. Où l'on découvre une passion commune entre Muscadet et Dourak : l'aversion de la perfide Albion et de ses citoyens. Le meilleur texte sans équivoque de la rentrée littéraire zonarde depuis 2001.
Après un siècle à se figurer en desperados des mégalopoles, à refuser les prises en charge sur courte distance, à pratiquer le tarif variable, le détour de Shanghai, les compteurs magiques, à traquer l'asiatique hébété, à tendre des embuscades obséquieuses à la sortie des gares et aéroports, et globalement, à considérer la voie publique comme un terrain de chasse, à la fois et individuel et grégaire lorsque le coup de force politique et la prise d'otages s'imposaient, les chauffeurs de taxis ont trouvé leur maître.
Tous les coupe-gorges ont éventuellement une fin, et la globalisation des courses par VTC leur enseigne désormais l'humilité, se chargeant de braquer les braqueurs avec l'aval des clients qui, pour la plupart et toutes conditions sociales confondues, y voient l'expression du cours économique naturel, face à un monopole et une impunité qui n'avaient que trop duré. Et ils n'ont pas été déçus, la brutalité de la contre-offensive fut à la hauteur du cirque de prédation que le transport privatif inter-urbain était devenu, notamment sur Paris.
L'OPA fit les affaires de quelques entrepreneurs aux dents longues qui avaient senti le vent tourner, allant jusqu'à circonscrire le terrain en signant des contrats avec des opérateurs stratégiques comme la SNCF en France. Mais le marché ne se résume pas à Uber, les petites compagnies pullulent y compris en province et croulent sous les demandes jusqu'à s'échanger leurs clients ; l'auto-entrepreneuriat y a trouvé un champ d'opportunité sans égal avec une formation courte, peu onéreuse et des compléments de revenus honnêtes.
Comme mon chauffeur breton de la classe moyenne et sa 406, qui a décidé de s'organiser avec un ami en break Opel pour monter un site de réservation à prix démocratique. Il est aimable d'ailleurs, fait le guide touristique, propose à boire et à grignoter, procure quelques bons plans, n'insiste jamais et affiche un respect non feint, le tout pour une vingtaine d'euros.
Dans ces conditions, on comprend mieux que les vautours franciliens sentent leur fond de commerce menacé, jusqu'à tenter de récupérer le territoire de la gare du Nord à coups de batte sur les pare-brises, pendant que la police s'efforce de calmer le jeu. Mais tout cela fait partie du passé, ou presque.

Les esprits se sont calmés, par défaut, face à l'évidence d'une cohabitation partie pour durer. Malgré les premiers émois, les taxis ont conservé certains avantages tactiques tels que les voies réservées et les aéroports, qui représentent toujours le plus gros du gâteau. Les usagers étrangers, très nombreux dans la capitale entre deux attentats, remplissent encore les files de véhicules à lumineux, comme souligné lors des tractations autour de la législation de 2014.
Ce fut l'occasion de se rendre compte que si les taxis avaient bel et bien perdu quelques points d'activité a priori, la concurrence les avait conduit à s'aligner dans la foulée, et le taux de réservation sur tout type de transports avait de fait crevé le plafond. Quant aux célèbres licences, c'est avec perplexité qu'on apprit que la commission des taxis les négociait elle-même avec les municipalités, afin de réguler sa propre population.
Sans surprise, on prit le parti de vivre plus raisonnablement de part et d'autre, au bénéfice d'un plus grand nombre de clients pour tous.
Et c'est ainsi que je me retrouvai sur le parvis de la gare de Quimper, entouré de trois couples de sexagénaires pianotant fébrilement sur leur application de VTC, amusé et serein devant cette capacité d'adaptation.


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Je n'ai pas été aussi satisfait de mes parcours ferroviaires vers la Bretagne. Ce secteur historique du syndicalisme français est toujours en chantier, et n'a pas encore connu toutes les réformes nécessaires, spécialement sur son découpage tarifaire.
Depuis trente ans le prix du billet a quasiment doublé comme celui de bien d'autres services publics, alors que le ratio entre première et seconde classe s'est considérablement réduit, avec de regrettables conséquences. Ce qui était encore un marqueur social, allant jusqu'à cinquante ou soixante pour cent de majoration, et permettait par filtrage économique de voyager en compagnie feutrée, a été dénaturé depuis quelques années en cour des miracles.
Quand le transport aérien a su conserver cette distinction avec une première et une business qui, comme le dit l'usage, payent le kérosène, contre des prestations supérieures en terme d'espace mais surtout de calme et de correction, la SNCF a elle adopté une approche différente, consistant à découper ses prix à la hache jusqu'à dix pour cent par rapport aux secondes classes, permettant à quiconque de s'y comporter avec sauvagerie. Cela inclut les enculés qui embarquent avec des nouveaux-nés de huit mois, les pourritures élevées par les loups qui font profiter l'ensemble de la voiture de leur musique électro et les individus de tout poil sans foi ni loi ni manières.

Avec quarante-quatre milliards d'euros de dettes, on pourrait mettre de l'eau dans son vin et estimer que la société a plus que jamais besoin de remplir ses trains, c'est le cas de le dire, à n'importe quel prix, d'autant plus lorsque l'activité ferroviaire est à ce point en perdition en France, entre une fraude exponentielle malgré cette nouvelle accessibilité et des locomotives Alstom vieillissantes dont les nouveaux modèles iront se construire outre-Atlantique.
Mais je bois mon vin pur, et la première classe pour tous, c'est la seconde : le service est une chose, la population avec qui on le partage en est une autre. Je prévois donc à moyen terme la création de wagons de classe affaires, sur le modèle des compagnies aériennes, qui restaurera la ségrégation sociale si publiquement dénoncée et si discrètement plébiscitée. Car cette demande de la clientèle, puisqu'elle existe, ne tombera pas dans l'oreille d'un sourd, comme chez Uber où personne ne porte de sonotone, et chez les entreprises d’État qui n'ont plus les moyens de faire semblant - les gouvernements de gauche eux-mêmes n'ont plus les moyens d'être socialistes, c'est dire.
Cette nouvelle classe surtaxée trouvera donc son public élitiste qui, en un sens, payera pour les fraudeurs. Quand l'apartheid économique vole au secours des déficits publics français.

Un dernier mot, peut-être, à l'éclairage de l'actualité, sur cette assourdissante hypocrisie qui voit le libéralisme comme une oppression bien que chacun sache en profiter avec satisfaction dès que l'opportunité, légitime ou non, se présente. Je ne vous demanderai évidemment pas de me croire sur parole, mais plutôt d'écouter Patricia Cahuzac, enflure sans âme, tentant de convaincre à la barre qu'elle a été contrainte et forcée par son mari de déposer en son nom propre deux millions d'euros sur l'île de Man :
« Je n'ai jamais demandé à partir en vacances dans des lieux exotiques, à fréquenter les grands hôtels et restaurants ; moi vous savez, j'étais heureuse avec un bon poulet rôti dans une maison de campagne ».
Laissez-moi souffler du nez. Les rats quittent le ferry suisse libéral en cas d'avarie. Avec une femme pareille, il y a fort à parier que Jérôme se soit acquis la sympathie des juges.


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Suite à ces diverses péripéties, nous nous retrouvons dans la vénérable cité de Concarneau, dont la ville-close tient davantage du château, de l'îlot fortifié, que de la ville, le terme étant bien sûr ici à prendre au sens médiéval, et qui se présente en deux rues parallèles longeant les hauts murs intérieurs.
Jean II le Bon l'aurait défendue dès XIVème siècle, soit peu après son édification, inaugurant l'interminable série de batailles et de harcèlements qui émailla l'histoire de la cité durant des siècles face aux fieffés anglais. Idéalement placée d'un point de vue stratégique dans le renfoncement naturel de la baie, les assauts terrestres semblent à son endroit illusoires puisqu'un seul accès, particulièrement étroit et sanctionné d'un pont-levis, permet d'y pénétrer. Quant à l'éventualité d'attaques maritimes, les eaux périphériques y sont de faible profondeur et les couleuvrines placées sur les remparts bénéficiaient du soutien d'une poudrière camouflée sous les murailles.
Par ailleurs, les flottilles de canots qui auraient pu se risquer à une approche étaient reçues par des rangées de trappes, situées sous les créneaux, et par lesquelles les défenseurs avaient tout loisir de balancer blocs de pierre, liquides pernicieux et autres boulets. Enfin, des archères-canonnières à double-emploi, creusées en forme de pendule, permettaient de combiner l'action des corps d'armes.

Il semblait donc que cet ensemble de dispositifs avait permis au site de survivre jusqu'à notre époque et d'abriter de nos jours une des plus impressionnantes enfilades de crêperies de France.
Mais en réalité, le cours des combats ne tourna pas souvent en faveur des concarnois et de nombreuses armées parvinrent à s'accaparer les lieux. La mort sans héritier de Jean III entraîna un conflit d'ampleur pour le contrôle du duché de Bretagne qui motiva l'Angleterre à se saisir de la ville et à imposer un régime d'occupation pendant trente ans, auquel Jean IV collabora, et ce jusqu'à la libération par le chevalier Du Guesclin à qui la grand-place fut dédiée.
Les concarnois se défendirent avec leurs moyens jusqu'au XVème siècle, souvent en vain, contre les velléités de conquête, y compris françaises, sur terre comme sur mer, alors que la cité devenait le théâtre des frictions religieuses de l'époque, passant de main en main, jusqu'à son union plus ou moins définitive à la couronne au siècle suivant.
L'architecte Vauban mit un point final aux structures du fort au XVIIème, retouchant les murailles de renforts et consolidant les tours d'éperons : rien de comparable à son œuvre de La Rochelle évidemment. C'était tout de même Concarneau.

Plus tard encore, la région connut une sorte d'apex artistique, avec l'école de Pont-Aven et son plus fameux représentant en l'espèce de Gauguin, qui en appréciait la lumière et vînt y peindre dans un hangar de campagne. Flaubert viendra lui aussi s'y ressourcer et écrire, tout comme Simenon au XXème siècle qui y rédigera l'un de ses polars, bien que l'ambiance locale évoque assez peu l'intrigue si vous voulez mon avis ; leur point commun étant qu'ils résidèrent tous deux au même hôtel-restaurant, celui des Grands Voyageurs, qui fait face au port et à la ville-close, et où j'ai pu affronter la plus scandaleuse salade piémontaise du Finistère depuis Du Guesclin.
La seconde guerre mondiale fit ensuite de Concarneau une place à défendre, si l'on peut dire, du Mur de l'Atlantique, sans que l'implantation y soit encore visible désormais et pour cause, les nazis ayant détalé ventre à terre vers Lorient une fois les premiers chars alliés en vue.
Pour terminer, dans années soixante-dix, le FLB -Front de Libération de la Bretagne- se fit remarquer dans les environs par de nombreux attentats, se réclamant de la mouvance indépendantiste de l'IRA et demandant sans rire un retour aux traités du XVIème siècle. La blague ne convainquit point la DST, qui infiltra le mouvement de façon peu orthodoxe et mit fin au grand-guignolesque.
Á présent, au-dessus de l'auguste fortification, flottent les drapeaux français et européens, encadrés de la bannière états-unienne et sénégalaise. L'auto-dérision bretonne.


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On ne s'étonnera pas de découvrir que les anglo-saxons forment avec la classe senior francophone l'essentiel de la manne touristique, même et surtout hors-saison, ni que les allemands y trouvent un climat particulièrement propice à l'expression de leur tempérament.
Il faut bien reconnaître que l'Allemagne, par culture comme par le forceps de l'histoire, détient cette aptitude certaine à essuyer les plâtres et à s'en relever ; aujourd'hui encore, au gré des mouvements de réfugiés, mais aussi de sa forte immigration turque, pendant de celle du Maghreb en France, la tension coloniale en moins. De fait, l'intégration y prend mieux, et jusqu'à ces derniers temps, la ligne politique xénophobe restait marginale, confinée à l'est de la Saxe et de la Bavière, limitrophes des rugueux polonais et tchèques sur le sujet, où subsistaient les rares groupes organisés d'authentique extrême-droite en Europe de l'ouest.

Le débat de 2005 sur la cooptation de la Turquie à l'union européenne réveilla les antagonismes, et si les échanges furent vifs à travers le vieux continent, l'Allemagne, par la voix de son gouvernement, resta prudente, toujours hantée par le souvenir de ses conflits antérieurs, et devenue timide sur ces questions. Éventuellement, on finit par convenir du bout des lèvres de part et d'autre du Rhin que la Turquie entretenait des mœurs pour le moins douteuses, qui consistaient à considérer les droits de l'homme comme une vision de l'esprit chrétien, un essai d'auteur un peu grandiloquent, mais aussi à se débarrasser violemment des femmes infidèles au rythme soutenu d'une par jour selon Amnesty et les rares associations locales de vigilance. On évoqua également la zone de transit manifeste que la frontière syrienne -déjà- représentait pour diverses organisations de terroristes baroudeurs du Moyen-Orient, ainsi que le caractère atrocement machiste et corrompu de sa police et de ses magistrats.
Après un an de mise au pilori des islamophobes qui dénonçaient ces pratiques afin de ne pas voir les turcs suivre le chemin de la Roumanie et de la Bulgarie intégrées fin 2006, on oublia les invectives, la Turquie laissée à son sort, et le reste, et chacun reprit ses occupations occidentales.

C'est aussi dans ces conditions que l'allemand privilégie la côte atlantique, de la Bretagne aux Canaries, rarement au-delà, pour y passer ses vingt jours de congés payés annuels. De quarante à quatre-vingts ans, il est de manière générale un spécimen philosophe et pacifique, issu de multiples tensions passées venues de l'est comme de l'ouest, et aspire à profiter de la vie et de son argent, souvent en couple, sans être emmerdé par des considérations géopolitiques de quelque ordre que ce soit.
Il voyage volontiers en groupe, apprécie les sites historiques et religieux, la randonnée, les restaurants d'hôtels avec vue sur mer ainsi que les activités inoffensives et pratiques. Il se fond donc naturellement avec ses confrères générationnels français, malgré qu'il réprouve parfois en silence leur manque de discrétion ou d'hygiène, ou leur excentricité.

Quant aux russes, ils sont quasiment inexistants ici, la destination manque de strass et d'ostentatoire, et concerne une tranche d'âge peu portée sur la fête nocturne. Á ce propos, le cliché tenace des jeunes et moins jeunes golden boys moscovites a récemment été revisité au moyen de l'analyse empirique, je l'apprends en même temps que vous, par la faculté des sciences politiques de Beyrouth, récemment tombée aux mains d'une école de pensée islamiste, qui enseigne désormais que l'URSS était un régime de danseuses de ballet, de comédiennes et de chanteurs d'opéra. D'où sa chute spectaculaire.


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Le Finistère est une terre farouche, au littoral déchiré, arraché au gré des mouvements de plaques et de failles. Un endroit formidable pour se remettre au sport sur le GR34, anciennement surnommé le sentier des douaniers, en référence à ce haut lieu de la contrebande maritime du XIXème ; le parcours fait la joie des joggeurs, littéralement le long de la côte puisqu'une trop large foulée latérale vous propulsera de vingt à soixante mètres en contrebas selon les à pics, directement sur les écueils. La vue sur la Baie de la Forêt est imprenable, contrairement à la vie.
Le tracé est comme attendu particulièrement accidenté et sinueux, traversé d'épaisses racines des marronniers touffus alentours, de rocs pointant depuis la base granitique des falaises, de subits dénivelés et de fosses où ont été jetées des planches et cheminant par les différentes anses, criques, caps et plages confidentielles, souvent non répertoriées. Le coureur des villes lève souvent le pied par sagesse, et préfère à la performance la contemplation océanique et le fouet des embruns.
Á travers bois et fourrés, on peut tomber sur un impertinent champ de maïs, engoncé dans une clairière entre les massifs forestiers, surgissant pour la note impressionniste, alors que la lande court plus loin vers l'arrière-pays.

Je suis un traditionaliste sans fard, et en matière de course de fond, urbaine ou rurale, j'observe les codes de la discipline avec sérieux : en cas de croisement sur parcelle étroite, le second arrivé laisse la priorité, mais plus important que tout, le hochement de tête silencieux et approbateur, communautariste pour le coup, est de mise dans toutes les configurations de rencontre frontale. Les anciens l'accompagnent même d'un sourire ou d'un petit mot, cependant je suis de l'école de la sobriété, et me tiens au consensus fondamental.
Ce qui n'est pas nécessairement le cas du sportif breton, comme ce sexagénaire torse nu au cuir tanné par la vie du grand large, qui m'a mis à l'amende en me débordant sans vergogne à une allure que j'estime à douze kilomètres heure, soit la vitesse classique sur route plate.
J'ai d'ailleurs dû balayer cet affront déshonorant le soir-même, à l'aide d'un chouchen agrémenté d'un plateau de fruits de mer et avec la participation secourable d'un Muscadet 2015.

Á cette occasion, alors que je laissais mes cuisses endolories se régénérer en regardant la houle battre la mesure, je me rangeai à l'idée que la Cornouaille n'avait décidément pas grand-chose à envier aux calanques de Cassis, dans son spectacle géologique et environnemental. Et vous ferez de même, à moins que vous ayez le caractère obtus et goguenard du méditerranéen qui ne conçoit pas de sites balnéaires sans les excès habituels de sa région, ponctués de polémiques et d'affrontements primitifs, et sans sa population braillarde au langage fleuri.
Le temps est doux, au lieu d'être assommant, ce qui n'empêche pas le coup de chaud pour autant ; quant aux usagers de l'estran, ils savent encore se comporter en société. Cette bonne intelligence fait cohabiter pêcheurs à pied, locaux et touristes de passage, français et étrangers, dans une atmosphère adulte et posée.


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On ne le sait pas assez et pourtant, l'industrie de la pêche et de la recherche marine doit beaucoup au Finistère et à Concarneau. Aux temps premiers, le port n'était qu'un quai d'amarrage pour la petite flotte de chaloupes sardinières et de canots à misaine dont l'activité venue du pays Bigouden se limitait à louvoyer à proximité des côtes et au carrelet, ou au cocasse chalut-bœuf encore pratiqué en Afrique occidentale, alors que les ménagères à cornettes attendaient leur retour sur le môle.
Puis vinrent des pêches plus spécifiques, et rentables, entraînées par l'avancée de l'ingénierie navale, mais aussi à de plus grandes profondeurs, avec les coquilliers et leurs dragues, des navires à casiers pour crustacés, le hareng, la baudroie, ainsi que les premiers morutiers et leur cargaison de sel embarqué, qui nécessitèrent de longs circuits dans l'Atlantique Nord jusqu'à Terre-Neuve et dont plus d'un ne revînt pas. On alla jusqu'à traquer le cachalot et son ambre gris dans les Açores à bord de chasseurs-baleiniers, puis enfin la révolution, avec l'industrialisation de la pêche au thon rouge et albacore dans des navires usines-congélateurs armés de filets flottants ravageurs quatre vingt fois plus grands que des terrains de football, sur lesquels le club de National de Concarneau aligne d'ailleurs les exploits.

Concarneau, c'est aussi le premier laboratoire marin du monde en 1859, comme le clame le Marinarium de la ville, à côté duquel est placardé un tract de propagande « France insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, dans une région où la pression migratoire est la plus faible du pays, avec le Centre. Malgré tout, comme pour répondre à cet affichage clandestin, l'établissement-musée rappelle sur sa baie vitrée que le plan Vigipirate est de rigueur et qu'il est bon de composer le 17 en situation d'urgence, sur fond orange et noir. Dialogue de sourds.
Á l'intérieur, quelques soles y dorment d'un œil sur le fond de sable des aquariums, pendant qu'une douzaine de dorades, des animaux goûteux mais absurdes de leur vivant, foncent furieusement d'un côté à l'autre des bassins. Trois hippocampes se laissent dériver vers la mort, tête-bêche, à travers les algues brunes. Je passe rapidement dans la salle qui propose de dévoiler le secret de la reproduction des raies, elles pondent dans des sacs en suspension, vous le saurez, pour me diriger vers l'aile scientifique.

Un reportage vidéo tournant en boucle met en scène des marins-pêcheurs qui commentent les politiques de quotas, et des océanologues faisant la promotion de la diversité de la faune des Glénan, l'archipel situé au large ; le long du mur, on a exposé un empaillage de requin-pèlerin, la star de l'exposition, dernier spécimen à avoir été pêché à Concarneau en 1990.
Je repense alors aux affiches de l'office portuaire qui demandaient à tout individu de signaler la présence de globicéphales ou de rorquals dans les environs. D'après mes informations, que je n'ai pas communiquées au numéro vert, ces animaux sont occupés à s'échouer en masse sur les plages des Féroé, dans le cadre d'un phénomène méconnu perturbant leur orientation, et servent de nourriture aux habitants désœuvrés qui les découpent à la hache à main et au piolet en se ruant à leur rencontre à chaque saison.
Décidé à faire la lumière sur les pionniers concarnois de la zoologie marine, j'accède au pavillon technique et historique, ainsi qu'à l'installation de recherche du XIXème siècle : la station-laboratoire sur viviers. Je vous le dis sans détour, c'est bien ici qu'a eu lieu le premier élevage de soles, les preuves sont accablantes. Sous vitrine, sont présentés les moteurs à air chaud d'époque, dotés de poulies et de manivelles, utilisés à des fins de pompage et d'oxygénation des bassins en briques. L'ostréiculture, bien sûr, y est aussi à l'honneur, mais je suis encore impressionné par les oursins cultivés en éprouvettes, une sacrée gageure.
En fin de parcours, j'apprendrai que les scientifiques locaux ont non seulement participé à l'avènement de la conserverie, mais plus surprenant, à la découverte fortuite de la pasteurisation avant même l'homme en question.
Je suis sorti non sans avoir signé le livre d'or où j'expliquais ma démarche journalistique et le vif intérêt que l'ensemble de la collection m'avait inspiré.


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Je le cherchais sans doute inconsciemment depuis longtemps, mais j'ai enfin touché de la fourchette le plus mauvais restaurant indo-pakistanais de l'hexagone. Comme la moitié d'entre eux, il cache sa perfidie innommable sous une enseigne lyrique, le 'Taj Mahal'. Le pire nan sec et insipide de tous les temps, le bœuf au curry qui n'est pas au curry, le riz du sachet, tout y est, le Graal. Deux branleurs trentenaires se prétendant du Pendjab y ont mis en place le traquenard finistérien pour gogos en quête d'orientalisme.
La cuisine honteuse et son personnel auto-satisfait poussent à reconsidérer d'un œil neuf les tenants et aboutissants de la ligne de front du Cachemire du sud qui offre actuellement à l'armée régulière indienne un terrain d'exercice opérationnel, ou plutôt de tir aux pigeons musulmans.
Exceptée la Corée du Nord classifiée hors-sol, et sans doute les Philippines du stupéfiant président Duterte, l'Inde est dans le peloton des dictatures répressives d'Asie avec la Chine, battue d'une courte tête par la junte birmane ; on joue ici dans un mouchoir de poche.
Loin de l'image d'Épinal des vaches sacrées, des Bouddha en or et de la spiritualité, le nord du pays est en guerre froide -mais à sang chaud- avec le Pakistan auquel elle dispute depuis soixante ans cette province. Le dernier match contre les opposants cachemiriens pour l'autonomie s'est soldé par un score sans appel pour l'armée : 157-0. Abattus sur un pont dans les collines extrêmement escarpées de cette région proche de l'Himalaya, leurs corps ont été jetés dans le fleuve avec la bénédiction du gouvernement et de la loi indienne de 2010 qui autorise ses soldats à tuer sans sommation, avant de saisir la totalité des biens mobiliers et immobiliers des protestataires.
Il est important de préciser que ces mouvements de contestation sont régulièrement noyautés par des islamistes pakistanais qui trouvent intérêt à envenimer la situation quand ils ne préparent pas d'attentats au beau milieu des altercations. L'Inde n'a pas la patience européenne, ne négocie plus et a décidé dorénavant de tirer dans le tas.
Avis aux amateurs.
Voilà à quoi me fait penser ce bœuf au non-curry de Concarneau. Ces gens me font perdre mon humanité.

Je profite de cet incident pour saluer un compatriote atlantique dont je viens d'obtenir des nouvelles par voie de presse internationale. Il se trouve que le président gabonais sortant, réélu grâce à une multiplication par cinq de la population orientale du pays, envoie maintenant des hélicoptères d'assaut mitrailler le quartier général de son opposant. La diplomatie d'Afrique noire, décidément, aura toujours le don de me faire sourire. J'envoie donc immédiatement mon soutien océanique à Jean Ping de Libreville, en lui faisant savoir par la présente qu'il n'est pas le seul à souffrir de l'injustice et de la corruption des escrocs du littoral.

Quant à la rubrique française, je reconnais que je suis un peu triste pour Macron, sa causticité m'était sympathique, il avait le potentiel de sucer la moelle du prolétariat jusqu'à rendre ses yeux vitreux et de lui faire regretter Sarkozy pendant deux mandats éventuellement, cela étant il manque de temporisation et sa précipitation le dessert. On lui accordera au moins le mérite d'ambitionner en deux ans ce que le hongrois avait mis quinze années à fomenter. Depuis quelques mois, il s'agite comme un chien fou dans un jeu de quilles, c'est distrayant, mais nous ne sommes pas encore en 2030, et la France n'est pas exsangue, il lui faudra donc reprendre un ticket à condition qu'il parvienne à exister jusque-là.
En outre, le bordelais est trop fort.
Son combiné veston en tweed et Laguna, drapé de la fausse modestie et de la posture pondérée d'un professeur de géologie de secondaire va avoir raison de la concurrence, tout le monde l'a bien senti et commence déjà à accepter cette alternance, même si cela implique d'élire un condamné pour la première fois de l'histoire. Dans le temps, on patientait jusqu'à obtenir son immunité présidentielle avant de batifoler, mais de nos jours ces complexes sont dépassés.
Non pas que je m'en préoccupe plus que nécessaire, d'ailleurs j'arrive déjà au château de Keriolet.


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Le monument de Keriolet est contemporain du fort concarnois, on est sur du XIIIème siècle en bonne et due forme, en pierres de taille à gros grain, complètement remanié au XIXème selon l'inspiration gothique de sa propriétaire iconoclaste.
Une princesse impériale russe d'âge mûr, Zénaïde Youssoupov, proche du tsar Nicolas II, décide en effet d'en faire sa demeure sur la côte et prend pour époux un jeune gigolo décontracté : c'est le point de départ d'un récit assez rocambolesque autour de ce bâtiment unique.
Elle commencera par lui offrir des titres de noblesse pour légitimer leur union, et pas des moindres, comte et marquis de Keriolet, puis lui inventera une généalogie le faisant descendre en droite ligne des rois de France, allant jusqu'à revendiquer cette ascendance sur les vitraux du château. Son destin d'homme entretenu perdurera jusqu'à sa mort, sur ce site qu'il ne quittera jamais.
Je me suis tout de suite pris d'affection pour lui, ses portraits sous cadres ovales dans le salon le peignent en gentilhomme à moustache, monocle et favoris, pourtant on distingue derrière cette élégance l'espièglerie du roublard, du facétieux, immanquablement du beau parleur. On sait peu de choses sur lui, il a su rester discret afin de conserver sa position, j'aurais évidemment agi à l'identique, sa sagesse l'honore.

Dans un écrin forestier, le bâtiment est parsemé de petites curiosités, intérieures comme extérieures. Le fronton d'abord, est décoré d'un animal censé être un ours sibérien, tourné vers l'est. Au final, c'est un vague lion-babouin, le sculpteur concarnois n'ayant jamais vu d'ours de sa vie.
La conférencière de la visite guidée de dix-neuf ans en première année d'histoire de l'art essaie de ménager ses effets mais peine à faire interagir son auditoire, composé de cinq personnes ; je suis en compagnie de deux couples de sexagénaires à lunettes. Elle prépare ses questions-piège, amorce, puis attend, dans un silence plombé.
« Á quoi sert ce banc, à votre avis ?
- ... 
- ...
- ...
- ...
- ...»

Un homme à chemisette à carreaux cherche dans le fascicule sans trouver d'indices. Ça grommelle d'expectative, on hausse du sourcil.
« Eh bien c'est un banc acoustique. J'aurais besoin de quatre volontaires courageux.»
La séquence tournait au spectacle de prestidigitation, je décline en prenant mes notes. Grâce aux deux colonnes de marbre de part et d'autre et à un revêtement au mur, les discussions des quatre croisiéristes résonnent, c'est un fait. La princesse russe vieillissante commençait à être atteinte de surdité et avait requis de la haute technologie à budget illimité.
L'intérieur recèle aussi quelques amusements, comme ce canapé à opium, à coussins étagés, ou cette débauche de plumes de paon dans des vases, tandis que les renards empaillés me firent nettement moins d'effet.
Le dernier propriétaire en date est un roumain qui habite une partie du château, ceci dit, certains de ses prédécesseurs rajoutent à la mémoire de ce temps une patine à la fois passionnante et dramatique puisque l'un d'entre eux est l'assassin de Raspoutine, dont il était probablement aussi l'amant, mais également descendant de la princesse Zénaïde, Félix Youssoupov, dit le Frelon de Crimée.
Non je plaisante, on ne l'appelait pas ainsi.


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Il va bientôt être temps de nous quitter.
Mais pas avant de vous faire profiter des meilleures crêpes bretonnes qui sont disponibles chez 'Ty Be New', non loin de l'office du port, et notamment de leur kouign pomme-andouillette qui est qualifié à raison sur TripAdvisor de « tuerie ». Il s'agit d'une pâte moelleuse sur laquelle sont disposées des rondelles très fines de viande et d'une garniture de compote de pomme artisanale. On le consomme avec un cidre brut, et il vous cale l'estomac pour partir au large à la conquête des bancs de dorades jusqu'au soir, à moins que, comme moi, vous ne préfériez fumer en terrasse en observant une dernière fois la ville-close huit fois centenaire qui s'est dressée si longtemps face à la perfide Albion, et en faisant transiter votre cognac d'une joue à l'autre pour en imprégner vos muqueuses.
La carte du restaurant indique en bas de page, et en petits caractères, 'nous découpons nous-mêmes notre charcuterie et râpons notre fromage, toutes les préparations sont maison'. De braves gens, un couple interethnique d'une courtoisie sublime et d'un respect remarquable du traditionnel français par la cuisine, jusque dans les usages et le raffinement, les Harry Roselmack et Indira Gandhi de la Cornouaille qui auraient pu réconcilier Serge Ayoub avec l'assimilation, s'il aimait les crêpes.

Il est vrai que j'ai le goût des belles et bonnes choses, et parfois aussi du luxe, pour les VTC, les trains, les restaurants, les manières. Et pour vous figurer comment l'on devient snob et exigeant comme une vieille tortue, libéral-conservateur un peu ratatiné et pédant mais d'un fond bienveillant, je dois vous évoquer mon pupitre d'enfance.
Un sacré pupitre-écritoire, mon vieux, tout en acajou luisant type Louis-Philippe, fin XIXème, colossal qu'il était, haut comme une gigantesque maison de poupées. Ce secrétaire arborait des colonnes latérales extérieures dont les chapiteaux et les bases étaient décorés de vignes en relief plaquées, et son fronton était décoré de frises à la feuille d'or. Le battant basculait, soutenu par des tiges télescopiques en laiton et laissait voir tous ces petits tiroirs intérieurs en cascade allant de la taille d'un livre de poche à celle d'un jeu de cartes. Un miroir central, piqué de tâches noires aux coins, séparait les rangements.
Mais le plus beau à mes yeux était le plateau-écritoire en lui-même, incrusté d'un grand feutre rectangulaire, d'un vert très sombre, poinçonné tout autour de boutons de cuivre. C'est un feutre difficile à décrire, il ressemble à celui des vieilles tables de billard sans en avoir précisément la texture, doux et ferme à la fois, très dru. Je n'ai jamais osé y écrire, je me contentais de le caresser dans un sens et à rebrousse-poil afin de créer des formes et des nuances de couleurs.
Dans le renfoncement supérieur qui barrait le haut du meuble, j'y avais ma rangée de livres, dont mon préféré pour sa reliure, 'Tribulations d'un chinois en Chine', d'une sorte de daim bleuté, tellement velouté au toucher, et son marque-page en tissu soyeux, argenté, qui pendait comme d'une honorable bible.
Et mon lit, un monstre. Un lit Empire en acajou encore, mais à roues cette fois, que j'escaladais chaque soir à vingt heures trente, deux foulées m'étaient nécessaires. Même enfant j'étais petit, on aurait pu en faire dormir quatre comme moi, dans ce lit à hauts panneaux montants surmontés de cylindres sculptés, de mon point de vue une véritable barque cérémonielle de l'Ancienne Égypte, ramenée à l'ébénisterie française du siècle.

Je n'ai plus les moyens de ces antiquités désormais, ayant fait troubadour au lieu de médecine, mais j'ai conservé en héritage l'appétit du confort, tout en entretenant cette inclinaison de droite chiraquienne du chineur provincial de l'Hôtel Drouot, à pull croisé sur la poitrine dans sa Renault Alpine, la désillusion pré-milléniale et le baggy de skateur des années quatre-vingts dix en prime.
Je vous parle d'un temps où l'on ne nous bassinait pas toute la sainte journée avec le racisme.

Une dernière dédicace à l'élite policière parisienne de la gare du Nord qui a trouvé utile de me fouiller au corps à deux agents avant de me laisser prendre mon Thalys de retour, alors que je venais de passer sans encombre le nouveau dispositif de double détecteur de métaux mis en place depuis l'été dernier sur cette ligne -mais uniquement dans ce sens-.
« Ne touchez pas votre portable », m'intime férocement le second en gardant la main à la hanche, craignant que j'avertisse mes confrères reporters de la situation, ou que je communique l'échec de ma mission.

Kenavo.