Held

Le 28/10/2016
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par Clacker
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Quand on lit cette nouvelle de Clacker, on ne peut s'empêcher de penser qu'in fine la Zone depuis ses débuts, c'est toujours la même histoire, qu'on ingère, qu'on digère, qu'on régurgite, chacun à notre façon, pour la livrer en bectance aux autres zonards qui suivront le même processus à l'infini. C'est l'histoire d'un Être habité et en errance, toujours. Peut-être artiste et inspiré ? Peut-être schizophrène ou encore damné ? Les frontières entre ces états, interchangeables selon les points de vue des lecteurs, sont si minces et poreuses... Mais ce n'est pas quelqu'un de blasé qui vous le dit car c'est toujours un bonheur de redécouvrir cette intrigue primale et savourer les nuances que chacun peut y apporter. Ce texte s'inscrit donc dans une longue tradition zonarde et la Zone même s'inscrit dans une mouvance qui lui était antérieure. La matrice de cette mouvance, le prototype originel ne serait-il pas le Horla de Guy de Maupassant ? Elle donne les briques élémentaires du storytelling contemporain dans l'industrie des séries télé un minimum potables. Récupérée par le mainstream, ne serait-il pas temps de s'aventurer hors des sentiers battus ? Je vous prie de m'excuser, je n'ai pas pris mes médocs ce matin.
Ce soir là je me réveillai le front contre le linoléum, pas loin d'une vomissure. C'était un amas de flaques rougeâtres d'où émergeaient des grumeaux noirs et de molles déchirures de papier. J'avais de sérieuses difficultés à respirer tant l'air était saturé de fumée de cigarette. Il me fallut plusieurs minutes avant de me relever, d'autres encore avant de comprendre qui j'étais, puis où je me trouvais, et enfin pourquoi le sol de mon appartement était recouvert de lambeaux de papier bariolés. Des justificatifs d'identité, des diplômes, des convocations en justice et autres documents administratifs. Les carreaux de la fenêtre étaient constellés de tâches pourpres, il y avait des morceaux de verre dans mon canapé-lit et ma table - qui n'était rien autre qu'une planche sur deux tréteaux - était brisée en deux. Une fois de plus, je me sentais suant, sale et seul.
-C'est de l'expression corporelle, mec. Tu fais ça parce que c'est comme ça que ça sort, et pas autrement. On s'en fout de l'aphasie, c'est de la poésie avec du sang, c'est de la littérature au rasoir, t'es sur le fil et tu fais de l'art sans même t'en rendre compte. C'est taré. C'est comme ce type qui empilait des galets dans son jardin pendant ses crises de somnambulisme. Il se connectait dans son sommeil avec les rites des tribus celtes. C'est stocké dans son sang. L'inconscient collectif, mec.

J'arrivais à peine à ouvrir les yeux, une douleur insupportable me vrillait le crâne et mon sternum me faisait également souffrir, comme si j'avais pris un coup. En allant me passer de l'eau sur la figure, je me découvrai une sérieuse conjonctivite et surtout une méchante face de revenant. Une culpabilité sourde et sans objet me tomba sur la nuque comme une hallebarde tandis que j'engloutissais plusieurs litres d'eau. A mesure que mon corps et mon esprit se réactivaient, les douleurs physiques et la confusion mentale s'intensifiaient. Je me pressai de fouiller nerveusement mon unique pièce de vie à la recherche d'un reste d'alcool, mais je ne trouvai que des monceaux de cadavres de bière et une bouteille de vin vide que j'avais, semble-t-il, sabrée contre le rebord de ma fenêtre. J'attrapai machinalement un mégot de cigarette et l'allumai. Une seule ridicule bouffée et je me trouvai plié en deux, la tête dans le siphon des chiottes, pris de régurgitations brûlantes. Il me fallut une éternité avant de trouver la force de me relever, mais lorsque ce fut le cas, j'étais décidé à partir en quête d'un remontant. J'habitais à dix vrais mètres d'une enseigne de grande distribution.

-Sans déconner, on relativise constamment, sur tout et pour rien. Y a un moment où il faut se bouger, faire un truc, pas se laisser marquer au fer rouge comme du putain de bétail. On est des vaches à lait, tout le monde le dit, tout le monde le sait, mais tout le monde est tenu par les couilles avec des obligations professionnelles et familiales. 'Faut pas sauter à pieds joints dans la merde, putain. 'Faut aller chercher plus loin, plus profond, 'faut creuser comme un putain de mineur à la recherche du diamant pur.


L'éclairage jaune de la rue et les lumières des boutiques, les feux de circulation, les néons, tout se reflétait sur le bitume humide comme dans un miroir déformant et le monde ne m'avait jamais semblé aussi inquiétant. Les passants étaient des ombres, des silhouettes vagues qui se laissaient porter au gré du vent, et les voitures passaient lentement, tournoyaient aux ronds-points comme de froids prédateurs autour d'une proie invisible. Un type qui faisait la manche devant le magasin m'apostropha pour me taper une clope, mais de ma bouche en fusion ne sortit aucun mot, juste une sorte de petit râle étouffé, alors je décidai de l'ignorer. J'entrai dans la grande surface et commençais déjà à regretter d'avoir quitté mon ignoble tannière. L'endroit grouillait de somnambules qui ne savait pas où coller leurs yeux. Ils ignoraient tout et tout le monde, et pourtant j'avais le sentiment qu'ils me détaillaient avec un air de jugement dégoûté. Pendant que j'emplissais mon caddie de diverses canettes de bière et bouteilles de vin, je remarquai qu'une petite fille me fixait d'un air concentré. Elle ne cherchait pas à capter mon regard, elle ne faisait que regarder mes yeux injectés de sang. C'était sans doute sa toute première rencontre avec un véritable monstre.

-Mec, elles arrêtent pas de te regarder les meufs là-bas.
-T'inquiète, elles admirent ma puissance chibrique. Elles ont jamais vu un mec libre, c'est des bovins, tu vois bien. Y a beaucoup trop de puissance, elles sont larguées. Pas vrai que vous êtes restées sur le quai pendant qu'on s'est mis à voguer sur un océan chibro-métaphysique à bord de notre putain d'embarcation phallique, hein les filles ?! Vous voulez en voir une, de statue de la liberté ?!

De retour à mon immeuble, je faisais en sorte d'être discrêt pour ne pas alerter le voisin, qui à l'occasion était un compagnon de beuverie délirant, un peu trop flatteur et vaguement schizophrène. Sur ma porte était collé un post-it : "DERNIERE FOIS". Je l'arrachai et le fourrai dans ma poche avant d'entrer et de m'empresser de décapsuler une canette.
Pour un si petit endroit, le foutoir était impressionnant. Et impossible de me remémorer les trois jours précédents. Seuls quelques flashs et conversations s'imposaient à mon esprit, en même temps qu'un sentiment de honte difficilement définissable. Mon téléphone m'annonçait une dixaine d'appels manqués, dont plusieurs numéros inconnus. Je me décidai finalement à me laver, emportant deux canettes sous la douche. Mon cerveau se dégrippait progressivement, mes muscles se décontractaient et je me sentais revivre. Un peu de sang s'échappait dans la bonde, et je constatai plusieurs blessures sur mes jambes et mon bassin dûes certainement à des chutes.

-Regarde-moi toutes ces gueules de poires à lavements, c'est des putains de cadavres... des rats crevés... ces types n'ont jamais regardé en face leurs plus grandes peurs... ils comprennent pas ce qui se trame dans l'ombre, ils entendent que dalle... J'entends les stridulations des grillons de la mort, tu sais ça..? Tu sais que je vois l'horizon se fendre comme un putain de vagin... et qui déverse des flots de tarentules mon pote, eh ouais... et elles vont tout recouvrir. Tout.
-Ouais, ouais, les tarentules...


Il m'apparut qu'il y avait un étranger dans mon âme.

-Mais qu'est-ce que t'as fait ?! Tu l'as tué. Putain. Tu l'as tué.
-Bien sûr que je l'ai tué.


Un animal nu, obscur et poisseux. Quelque chose de violent et de froid qui mord tout ce qui passe à sa portée, à la manière d'une araignée affamée, redoutée et redoutable. Quelque chose qui possède sa propre mentalité et sa morale particulière, qui rampe rapidement d'un côté, puis de l'autre, imprévisible. Sans identité, il se sert de moi pour se nourrir, dicte mes lectures, oriente mes décisions, me chuchote ses vérités à l'oreille. Il me tient la nuque et me fait faire des pirouettes comme un singe savant. Il est séduisant comme peut l'être quelqu'un qui semble toujours avoir un coup d'avance sur tout, comme une femme sublime et dangereuse, comme celui qui réussit à convaincre autrui qu'il n'existe pas.

Il m'apparut qu'il aimait l'alcool.