Le passage

Le 29/10/2016
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par Cuddle
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Cuddle propose ce texte suite aux nombreuses interventions d'auteurs sur la Zone invitant les lecteurs à écouter une musique particulière pendant la lecture de leurs textes. (pourquoi pas éteindre la lumière et foutre le feu à sa baraque tant qu'on y est ?) L'approche de Cuddle est en cela originale puisqu'au lieu de proposer une expérience de lecture "augmentée", d'inviter le lectorat à un artifice particulier pour apprécier au mieux ce qui est raconté, elle concède humblement une source d'inspiration ayant contribué fortement au processus créatif. Bon, elle va même au delà puisqu'elle ajoute : "Cet extrait de texte m'était venu en tête suite à l'écoute de cette chanson de LP, Muddy Water : https://www.youtube.com/watch?v=Ss8t7a8n0U4 La musique me mettait un peu en transe, j'y voyais une sorte de cérémonie hindou, avec de l'eau qui prenait subitement vie qui m’entraînait au fond de l'eau, fin bon je spécifie que j'avais rien picolé et rien fumé à ce moment là." Autant vous dire que les voies de l'inspiration sont impénétrables et les Muses taquines : Personnellement, j'ai trouvé la musique insupportable, et je ne vois aucun rapport avec ce texte d'Oniric Fantasy vraiment excellent dans son genre. Le trip quasi chamanique de Cuddle m'a bien fait marrer aussi. Je n'ai pas la moindre idée de comment une voix de crécelle sur une rythmique imbitable peut la mettre dans de tels états, lui inspirer un aussi bel univers narratif et la route puissamment originale qu'elle nous convie à y emprunter.
Aujourd’hui, Andromeda avait été promue au rang de prêtresse des morts, bientôt le rituel d’intégration lui permettrait non seulement de communiquer avec sa mère mais surtout de bénéficier d’un statut enviable par toutes, elle serait divinisée par les fidèles, protégée au sein du temple.
Au petit matin, elle se prépara pour la cérémonie à venir, dessina à la craie blanche une tête de mort sur son visage et se coiffa d’une couronne de fleurs. Elle revêtit la tunique traditionnelle et pria une dernière fois avant de quitter le bungalow. Elle se mit en chemin vers le cœur de la cité d’Ekara. Une forêt d’arbres colossaux traversait la ville de part en part. Des bâtisses de bois semblaient s’être posées ici et là, tout autour des arbres, sur les branches, dans les airs. Des attrape-rêves étaient suspendus aux branchages, voletant au grès du vent. Au centre de ce capharnaüm de végétation et d’habitation se trouvait un espace dégagé où trônaient fièrement deux temples à forme pyramidale. Le quartier religieux semblait flotter au dessus d’un lac gigantesque. Cet espace symbolisait le passage de la vie à la mort. Elle resta à distance du lieu sacré et regarda son collège divisé en plusieurs bungalows. Une pointe de nostalgie lui pinça le cœur.

Lorsqu’elle pénétra dans le temple, elle se sentit apaisée. L’endroit était assez sobre, le cœur du sanctuaire, de plan carré, était parcouru de colonnes et de salles à piliers qui donnaient sur d’autres salles. Les murs et le sol étaient en marbre noir brillant. Les prêtresses, situées tout autour d’un bassin rectangulaire, priaient religieusement. Elle se dirigea vers le petit autel et se mit à genoux devant la mère supérieure. Celle-ci commença alors le rituel d’intégration. Doucement, la surface du bassin se mit à bouger et comme si la gravité s’était inversée, l’eau se mit à goutteler vers le plafond. Alors, le chant des religieuses se fit plus fort, plus intense. L’eau enveloppa le corps d’Andromeda et elle se sentit happer dans un mur liquide. Elle sentit son âme se détacher de son corps, atteindre les profondeurs du bassin pour rejoindre l’au-delà mais, brusquement la connexion fut brisée. Lorsqu’elle ouvrit les yeux et elle constata que le silence et les chants avaient été remplacés par des cris et des hurlements. Les prêtresses avaient fuis la cérémonie en toute hâte l’abandonnant à son propre sort. Elle s’extirpa du bassin et courut vers l’extérieur.

Dehors, le ciel était rougi par un brasier sans nom, les flammes léchaient avec avidité les habitations de fortune faites de bois. Des volutes de fumée noire obscurcissaient de plus en plus le ciel entrainant avec elles des nuages de cendres qui retombaient sur la ville comme de la neige. La cité était à feu et à sang, de loin, les archers ne cessaient de tirer des flèches enflammées qui fendaient le ciel comme des étoiles filantes. Des soldats en armure lourde avaient envahis la cité et, de manière méthodique, abattaient sauvagement les villageois qui tentaient de fuir. Les corps, pourfendus de long en large, s’effondraient sur le sol dans un dernier râle d’agonie terrifiant. Un bourdonnement effroyable retentit alors à ses oreilles. Elle plissa les yeux pour mieux voir et aperçut au loin une silhouette qui se détachait d’une armée de soldat, un homme casqué, posté sur un cheval sombre, semblait donner des ordres à ses troupes. Un nuage d’insecte grouillait autour de lui. Alors, le cœur d’Andromeda se serra.

Apeurée, elle courut se réfugier au sein du temple. À l’intérieur, elle trébucha dans le bassin et ne put s’échapper de son emprise. En effet, l’eau se mouvait étrangement autour d’elle. Des mains liquides et visqueuses empoignèrent ses chevilles, s’agrippèrent à sa robe de cérémonie. Elle tenta de se dégager avec force mais il n’y avait rien à faire, les mains crochues arrachèrent son corps à la surface de l’eau et elle fut attirée dans les abysses. L’eau s’engouffra froidement dans ses poumons, asphyxiant sa volonté de lutter. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et elle devint alors un passage pour les âmes des morts. Les esprits se frayèrent un chemin par sa bouche pour habiter son corps. Comme des plantes grimpantes, ils se développaient en elle jusqu’à tendre sa peau sous l’effet de la pression. Les morts semblaient prendre vie et tentaient par tous les moyens de se défaire de cette enveloppe charnelle. À l’intérieur de son corps, les mains déformaient son anatomie, voulaient transpercer son épiderme pour renaître à nouveau. La voix des esprits se mit à hurler à ses oreilles : « Tu n’as pas été choisi. Tu ne peux contrôler le passage ». Ils grattèrent avec une telle rage que bientôt sa peau se mit à se fendre de toute part créant des rivières pourpres au fond de l’eau. Au bord de l’implosion, elle se sentit couler, encore et encore, au fin fond des abysses. Quand brusquement son corps fut soulevé, arraché aux bras de la mort. De l’air brûlant s’engouffra à nouveau dans ses poumons lui arrachant un cri de douleur. Elle toussota et découvrit le visage d’une prêtresse.
Jamais elle ne pourrait le contrôler le passage, elle savait.