Kraken

Le 02/01/2017
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par Agar
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Dossiers / Nouvelles lovecraftiennes
Agar-Agar* nous offre ici un premier texte très appréciable avec un style et des descriptions bien léchés qui nous donne envie d'en avoir plus. Nous sommes plongés dans un univers fantastique de base qui mêle réalité et folie. Après avoir été invité à un mariage et s'être empiffré au banquet cérémonial, le protagoniste semble faire une indigestion de calamar géant radioactif (faut passer sur les sushis, surtout quand on est en voyage à Fukushima). Un concurrent sérieux donc qui grossit le dossier Lovecraft qui, je vous le rappelle, se clôture à la fin de la semaine. (*c'est pas très drôle mais j'aime bien quand même).
Au Mont Saint-Michel, m’avait-on appris enfant, la marée monte à la vitesse d’un cheval au galop. Ce cliché dut profondément marquer mon imagination car mes cauchemars furent hantés, des années durant, par l’image de vagues immenses, masses véloces et colossales, balayant sans effort les prières inutiles et les manuscrits centenaires de moines terrifiés. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, je continue d’espérer que la scène dont j’ai été témoin en cette banale après-midi d’été n’ait été que la réminiscence d’une peur infantile, qu’un rêve éveillé né à la faveur d’un début d’insolation. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Si ce n’était pas un rêve, alors c’est que je suis fou. Et si je ne suis pas fou, alors…

Je me souviens avoir laissé la voiture sur le parking de la plage, dont presque toutes les places étaient déjà occupées. Un petit escalier de rondins couvert de sable me conduisit auprès des autres invités. Autour d'une table et de quelques bouteilles se trouvaient Mathieu, Cyrille, Sandrine qui me tendit un carton où avait été détaillé le programme des festivités, d'autres que je n'avais pas revus depuis des années, des amis d’amis jamais croisés, des poussettes remplies du fruit d'amours dont j'ignorais l'existence. Vingt mètres plus loin, derrière un petit autel encadré de deux hauts tréteaux auxquels avaient été suspendus de longs draps blancs, le prêtre préparait l'office. Comment s’était-il laissé convaincre de venir jusqu’ici, si loin de son église, je l'ignorais. Mais il était là, sous le soleil, et l’homme de foi et son ancêtre, que des générations de païens avaient prié bien avant la naissance du premier messie, s’apprêtaient à officier ensemble.

On nous fit signe que la cérémonie allait commencer. Nous nous alignâmes debout le long de bancs inexistants, reproduisant sans même y penser, d'un accord commun et inconscient, la disposition exacte qui eût été la nôtre entre les murs d'une église. Alors, venus du même escalier que j'avais descendu quelques minutes plus tôt, arrivèrent les mariés, qui marchaient d'un pas lent en direction de l'autel. D’un haut-parleur posé sur le sable s'éleva une cantate de Bach que je crus reconnaître l'espace d'un instant mais dont les notes me semblaient fausses, comme décalées d’un demi-ton, décalées comme le sourire figé de cette femme qui passait près de moi dans sa robe grotesque et touffue, accompagnée d’un homme mince et vêtu de noir, et tous deux avançaient vers un autre homme, plus petit, gras et chauve, qui tendait vers eux ses bras pâles, comme pour les inviter à prendre part à un rituel dont le but m’avait peut-être un jour semblé clair mais désormais m’échappait, comme m’échappait maintenant jusqu’à la raison pour laquelle je devais supporter cette mélodie ridicule dont les échos continuaient à me parvenir et dont, de tous mes efforts appuyés, continus, violents, je tentais d'identifier la structure, le rythme, les instruments, pour offrir à mon esprit la prise qui lui permettrait de donner un sens à ce bruit, de reconnaître un ordre dans cette matière sonore confuse, absurde, que je ne songeais plus qu’à faire taire.

J'allais porter mes mains à mes oreilles quand passèrent devant mes yeux deux moignons hideux. L’un d’entre eux, des appendices durs et deux fois brisés qui en dépassaient, retenait la chute d’un petit rectangle blanc et fin, orné d’arabesques insensées. Ces griffes molles et boursouflées devaient m’appartenir car, sous leur surface d’une couleur affreuse que jamais ne connut le minéral, je voyais battre par endroits, du même rythme rapide que je sentais ailleurs en moi, de molles protubérances. Je baissai ces moufles répugnants et découvris, horrifié, le sabbat infernal qui se déroulait devant moi. Enserrées dans des outres fibreuses aux jointures maladroites, plusieurs dizaines de figures molles et moites, agitaient en rythme la partie supérieure de leur forme répugnante. Des quatre longs pseudopodes que vomissait leur corps oblong, qui auraient été semblables à ceux d’une pieuvre s’ils n’avaient été si rigides, deux touchaient le sol et deux autres ondulaient en s’entrechoquant. Au sommet de leur tronc, une excroissance compacte formait une manière de dôme velu et percé d’orifices de diverses tailles, certains encombrés de mucosités vitreuses comme des bulles de graisse.

Comble de l'horreur, ces abominations à l’odeur acide, alignées autour de moi en rangs compacts, dont les mouvements devenait plus frénétiques chaque seconde, m’étaient familières. Rotondités qui rappelaient celles des poissons, subdivisions des appendices qui évoquaient les branches des végétaux… Je tentais sans y parvenir, comme on cherche en vain un mot que pourtant on a prononcé mille fois, à retrouver le sens à ce que je voyais, à rendre aux monstres que j’avais devant les yeux une place dans l’arbre phylogénétique, à me convaincre que leur hideur était de ce monde et pas d’un autre, mais les rapprochements me semblaient de plus en plus hasardeux, les références douteuses, les comparaisons dénuées de comparants ; l’univers entier désormais m’échappait. Sous le ballet affreux de ces créatures je ne distinguais plus, à perte de vue, qu’une épaisse poussière dorée, au-dessus qu’un vide bleu et infini que reflétait une nappe odorante aux reflets nacrés. Alors, à l’acmé de la terreur, alors que le néant et mon âme, ultimes rescapés du naufrage de la réalité, s’apprêtaient à se confondre, il m’apparut. C’était un arbre d’écume dont le tronc immense et conique, orné d’une paire de larges soucoupes blanches, se fendait à son extrémité en une myriade de branches qui oscillaient au rythme lent de leur chair épaisse. Et cette forme inouïe, surgie un instant des abysses obscures de l’océan avant d’y plonger à nouveau, avait posé sur moi son regard de géant. Arbre ! Océan ! Regard ! Les mots soudain me revenaient ! Et son nom, échappé lui aussi des tréfonds de ma mémoire, je le connaissais et l’implorais, dans une prière que jamais aucun sacristain n’avait eu à m'apprendre. Kraken, ancien des anciens, qui est aux titans ce que les titans sont aux dieux, je te salue !

« Vivent les mariés ! »

Autour de moi les gens applaudissaient. La femme qui se trouvait à mes côtés me tendit un mouchoir. Il était bien naturel d’être ému, me rassura-t-elle. Et en effet, sur mes joues rondes comme celles d’un silure, avaient coulé des gouttes au goût de sel.