Radeau de La Méduse ou Glande Surrénale

Le 23/01/2017
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par Clacker
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Rubriques / La Ruche
4eme épisode de "La Ruche" de Clacker, la série zonarde à l'univers et l'intrigue les plus aboutis et fascinants depuis "En plein cœur. PAN ! Pas ailleurs." de Valstar Karamzin. Mandeville en Louisiane à l'intersection de plusieurs univers oniriques où mutants hybrides et humains se côtoient dans une ambiance cronenberguienne malsaine. Ville où les théories du philosophe homonyme sont mises en pratique : le vice individuel améliore la société et la vertu collective devient un chantage et un abus de pouvoir de la masse. Vous êtes cordialement invités à reprendre les 3 premiers épisodes depuis le début pour mieux savourer ce 4eme opus et entrevoir les différentes trames et enjeux qui se mettent en place. à chaque fois on cherche de nouvelles influences à cette série, et cette fois encore, un nouvel axe de lecture émerge selon moi, celui du Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns, probablement forcément du fait de l'ambiance de Mardi-Gras permanent qui transpire de cette ville de Louisiane. Les hybrides in fine ne seraient-ils pas tout simplement les masques derrière lesquels on se cache pour camper d'autres personnages que celui de l'enfant qui sommeille en nous, pour survivre dans ce monde de brutes ?
Le bandeau sur son front était blanc, il est maintenant rouge. Visage tuméfié, lèvres éclatées comme des poires pochées au vin, on dirait qu'il n'a qu'un oeil, la seconde orbite étant comblée de chair noire et prune. Ses lunettes aux verres fumés sont éclatées en alvéoles sur la table, autour de l'empreinte brute de l'os propre de son nez, imprimée à même le bois.
-On sait ce que t'es, John.
L'officier à la casquette se masse les jointures des mains tandis que son collègue chauve agite les spatules obstétricales devant le restant de fraise de J.J.
-Et la Loi approuve ce qu'on est en train de faire.
J.J. avale une bonne gorgée de sang noir, ses canaux lacrymaux-nasal pendouillant hors des paupières et arrosant les interrogateurs comme une fleur lance-eau de clown. Il essaie d'articuler :
-'ai béja fout bit. 'est Fan Byck euh Fef, 'est lui ah rosse hète.
Les officiers se regardent un moment.
-T'aurais pas dû lui arracher les dents, dit la casquette.
-Tu rigoles, dans cet état il s'en prendra plus jamais à un pervers-polymorphe. Y'en a je sais pas combien qui n'ont toujours pas trouvé de forme passé l'age adulte, à cause de salopards comme lui. Mon gamin a développé des troubles identitaires rien qu'en regardant un film à la con sur des nécrovores. Il lui arrive encore d'aller bouffer des thermites en fourmilier, et il a seize ans.
-Paraît qu'ils s'en prennent pas tous aux gosses.
-Tu parles, c'est des putains d'insectes sans morale, on devrait lui couper sa grosse trilobite de cloporte, et le chauve ponctue avec un grand coup de spatule en travers du visage de J.J.
... et pas plus tard que la semaine dernière, une nouvelle attaque a été rapportée. Pensez-vous que la recrudescence de ces agressions est uniquement due aux orages thermoacoustiques particulièrement fréquents en cette saison ?
(Gros plan sur le visage d'un homme entre deux ages, grisonnant, l'air sérieux mais rassurant. Un petit encadré apparaît dans le coin inférieur gauche de l'écran laissant lire : Patrick Mockusey, expert en socio-nécrovologie)
-Alors... oui, je vois où vous voulez en venir (il baisse un instant le regard et emprunte un air amusé). Que les choses soient claires, les rumeurs - parce que ce ne sont que des rumeurs - concernant la prolifération subite et accelérée de nécrovores des sous-couches sont parfaitement invraisemblables. Et fausses, bien entendu. Notre équipe, basée juste au dessus du plus important nid, hein, de nécrovores du pays, n'a détecté aucun signe concrêt d'une prolifération anormale chez cette espèce. Euh... Les accidents qui sont rapportés sont, bien évidemment... regrettables... dramatiques même, parfois, mais comme vous le disiez, ils s'expliquent en grande partie par les variations climatiques des saisons.
-Mmmh. Pourtant, en comparant les statistiques et les rapports de sondes de l'année passée..!
-Les statisques de l'année passée ont été rédigées par, excusez mon franc-parler, une belle bande d'incapables. Nous avons désormais dans nos locaux les meilleurs éléments du pays, et (il pouffe légèrement) peut-être du monde, en terme de nécrovologie. J'aimerais balayer aussi cette hypothèse farfelue selon laquelle le nécrovore peut contaminer d'autres être vivants, à la manière d'un... (il rit franchement) vampire ou je ne sais quoi. Rien de tel n'a jamais été observé, et les rumeurs sur le sujet semblent colportées par des plaisantins, voilà tout.    
-Pas d'inquiétude, donc ?
-Pas plus que de mesure.


L'appartement ressemble au Radeau de La Méduse, mais les naufragés sont des chiens noirs et ils nagent dans le sang.
Carnaval reste figé dans l'entrée, la main sur le luminateur, dossiers sous le bras, observant la scène d'un oeil désespéré. Il y avait déjà son coeur brisé par cette pute de séminale, et maintenant ses chiens. Ils étaient plus noirs que du Vantablack, se dit-il.
Une larme coule jusqu'aux plumes de son cou, il secoue le visage et vient s'agenouiller solennellement près du monceau de corps noir et rouge. Après s'être recueilli plusieurs minutes, il se lève et sort de son placard son commutateur vaginal, ainsi que son carnet d'adresses. Il compose un numéro à douze chiffres sur le panneau de Vénus du commutateur et colle son doigt dans la fente à pression. Après un clic, il entend une voix synthétique :
-Service-des-urgences-et-des-plaintes-de-Mandeville. Si-vous-êtes-ou-avez-été-victime-de-nécrovore-frottez-1. Si-vous-avez-développé-une-dépendance-aux-césariennes-frottez-2-si-vous-le-pouvez-encore. Si-vous-appelez-pour-une-urgence-moindre-ou-pour-formuler-une-plainte-frottez-dièze...
-Vous-avez-frotté-dièze. Vous-allez-maintenant-être-mis-en-contact-av...
Une voix de femme avec un léger accent musaraigne prend la parole dans un petit soupir de plaisir.
-Service des urgences moindres, je vous écoute.
-On a tué mes chiens.
-...mmh vous voulez parler de chiens, ou d'hybrides chiens..?
-De chiens.
-Vraiment confuse mh-monsieur, nous ne nous déplaçons que pour les hommes-mmh et les animaux hybrides, haaan...
Carnaval retire précipitamment son doigt de l'appareil, puis croasse en se tenant le visage comme Edvard Munch. Un désespoir intense lui vrille les tripes. Il se sert un grand verre d'alcool de prune, se le vide dans le gésier, réitère le geste, puis attrape dossiers et plans titrés PONTCHARTRAIN et s'assied à sa table de travail.

Les orages thermoacoustiques particulièrement violents de cette nuit poussent la faune du quartier interlope de la ville basse à se regrouper dans les bars et les clubs de danse. Le clapotement de la pluie acide qui rogne et érode le bois des habitations se confond avec le brouhaha des établissements baroques, pleins à craquer.
Au Filet du Pêcheur, haut lieu de la crapulerie de bas étage, Cassandre est occupée à se faire osculter buccalement les seins par un hybride maquereau - à dorsale punk couleur saumon - en manque d'absinthe qui lui promet un paquet d'argent si elle accepte de se mettre à son service. Il avale goulûment le liquide mammaire tout en lui disant :
-Allez, je sais que tu galères depuis que J.J. s'est fait choper. Sûr qu'il reverra plus le jour. Mais si tu veux mon avis, il était pas clair. Moi j'crois qu'il l'a contracté.
Cassandre l'ignore ostensiblement. Acculée contre la porte des W.C., elle fixe le plafond d'où le lambris moite s'effrite et jute par endroits. Elle voit des visages amicaux dans les noeuds du bois, ce qui la fait sourire béatement.
Le maquereau prend sa dernière gorgée, s'essuie les machoires, puis il fouille dans ses branchies et en sort plusieurs billets qu'il tend à la fille. Elle reste absorbée par le plafond et ne réagit pas, alors l'hybride prend directement sa petite main pâle et lui fourre les billets dedans, puis il la pousse gentillement du chemin et, avant de sortir des sanitaires, lui lance :
-Réfléchis-y. On peut se faire du fric avec ta croupe. Avant que tu clamses, de préférence.
Le maquereau est à peine sorti qu'entrent deux types en pleine conversation. Cassandre, toujours dans sa cabine de toilettes, ne les voit pas, mais elle les entend parler avec animation :
-...arrête tes conneries. Tu prends trop de dope, ça te fait disjoncter.
-(l'autre, qui débite ses mots à toute allure) Je te jure que c'est vrai putain j'ai un pote à qui c'est arrivé. C'est dans la nourriture et puis dans le système de filtration d'air des immeubles et peut-être même dans le café et tu sais comment il s'y prennent ? C'est avec les graines et les trucs là les produits qu'ils mettent qu'ils disent que c'est pour pas que les pluies elles niquent tout. Et ben ouais réveille-toi mon pote tu croyais quoi que ça venait comme ça sans raison alors qu'ils sont de plus en plus nombreux mois après mois ?
-Sans déconner, prend du Séminal, le surrénal ça te réussit pas.
-Si seulement mec si seulement putain fallait pas vendre la peau de son cul et sa rondelle d'émonction pour ça.
Cassandre finit par sortir et rejoindre les lavabos, et tout en lavant à l'eau couleur rouille l'absinthe et la bave poisseuse sur son ventre, elle jette un oeil vers les deux types. Des séminaux humains comme tant d'autres, regard jaune fuyant, forte suddation, l'un au comportement lascif, l'autre plutôt nerveux. Après moults échanges de coups d'oeils furtifs, finalement convaincue qu'ils n'ont pas de Séminal à vendre, et eux de même à son endroit, elle s'en va rejoindre le comptoir de son pas louvoyant.
L'établissement est plein comme un oeuf et une centaine d'humains et d'hybrides mêlés se déhanchent dans un chaos total sur du post-parallaxe rugissant, baignée d'une atmosphère épileptogène de lampes à lamines trafiquées et de fumée de cigarette. Il faut dire que Le Filet du Pêcheur dispose d'une licence pour produire et proposer du surrénal, un jus de glande distillé très prisé dans la ville basse, particulièrement par les séminaux. Le surrénal agit comme un stimulant qui réduit notablement les effets du manque d'ocytocine de nécrovore. Le club fait aussi jouer les meilleurs formations d'abrutis de musiciens undergrounds, du post et ante-parallaxe à la salmonellose en passant par de la bonne vieille prosodie. D'où le succés certain du Pêcheur, comme les aficionados aiment à l'appeler.
Après dix bonnes minutes d'attente, Cassandre finit par se faire servir sa pinte de surrénal. Elle en avale une bonne rasade pour se donner le courage de traverser l'agrégat compacte de danseurs afin de rejoindre les banquettes dans le "salon". Le chemin est semé d'embûches, de gestes imprévisibles, de mains cherchant à la tirer, de regards lubriques avec pupilles rondes, verticales ou horizontales glissants le long de sa mince robe de cuir, d'insultes même lorsqu'elle refuse les invitations. Un hybride à tête de calmar chaud bouillant lui gicle même de l'encre au visage. Mais elle finit par s'affaler lourdement sur un canapé en fourrure de zèbre, épuisée malgré le coup de fouet de son brevage.
Le temps passe, et à mesure que son verre se vide, Cassandre sent se répandre une clarté revigorante au sein de son mental, le mécanisme de sa pensée se dégrippe, son corps rajeunit et ses muscles s'affermissent. Tout ça lui donne envie de danser. Elle termine la dernière larme de surrénal, bondit hors de la banquette et fonce droit vers la piste de danse. Là, elle se mèle à qui bon lui semble, se trémousse comme une damnée, sue comme gastéropode, et fait suer tout autant. Tous déjà abandonnent la simple idée de la suivre dans cette combustion, ce qui forme autour d'elle comme une distance de sécurité, ou une cage de verre invisible.
C'est à ce moment qu'entre en trombe, on ne sait pas bien d'où, une vingtaine d'agents flexiblement entrainés, équipés de pied en cap de matériel de pacification dernier cri. Le groupe de post-parallaxe met plusieurs dixaines de secondes avant de stopper la musique, et les lampes à lamines continuent à projeter flashs et nappes de couleurs dans tous les sens pendant que les agents se postent aux issues du club. Quelques protestations éclatent dans le silence pesant de la situation, puis meurent sur un simple geste de l'un des agents. Chaque client se positionne en file indienne près d'une sortie et tour à tour présente ses bras nu. Les agents font passer les séminaux flagrants par une sortie unique.
Un grand hybride entre avec la démarche du haut gradé et vient se placer au centre de la salle pour observer le déroulement de la situation - de toute évidence il s'agit du chef de section. C'est un homme à tête de Morse, en imperméable long et costume, aux moustaches impressionnantes. Son regard passe de visage en visage, puis il s'arrête sur Cassandre, encore sur la piste de danse, seule et refroidie. Il s'approche d'elle, penche la tête et lui dit, d'une voix grave et droit dans les yeux :
-Il aurait été plus simple et moins désagréable pour vous de me contacter.