Le Dernier cigare de Melville Gargarov

Le 15/04/2017
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par Clacker
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Thèmes / Saint-Con / 2017
Encore un très bon texte de St-Con dont l'atmosphère est quelque peu dérangeante. Alors oui, quelques passages m'ont fait pensé que Clacker avait de petits problèmes psychologiques mais bon, le texte en vaut le détour. Le personnage qui travaille dans un "abattoir industriel de volailles" (ça annonce le décor) va faire une rencontre inattendue qui va changer le cour de sa vie. Une trame simple donc mais une exécution parfaite, avec des descriptions jouissives et des dialogues bien léchés. Bref, un bon texte de St-Con et un autre adversaire à abattre ou à pousser dans son propre abattoir. Dernier avertissement : "on demande aux parents responsables de ne pas lire cette histoire à leurs enfants avant d'aller se coucher, merci".
J'étais dans un poulailler pour galériens, type logement social. Tous cloîtrés les uns sur les autres et tous fourrés chez l'un ou l'autre. Je prenais le bus tous les matins, cap sur un abattoir industriel de volailles et je déchirais à la main des centaines de carcasses de poulets pré-découpées en deux morceaux égaux. Puis je rentrais au foyer par le même bus. En fin de semaine, les mains rendues crochues par les crampes, je passais deux bonnes minutes à tourner ma clef dans la serrure. Quand je parvenais enfin à l'ouvrir, j'avais le sentiment de lâcher la purée dans un con trop distendu. Une victoire, en quelque sorte. Je me consolais comme ça, j'avais pas tiré mon coup depuis des lustres. Mais même une fois chez moi, y avait pas moyen d'être tranquille.
Comme ça ne manque pas d'arriver dans ce genre d'endroit, j'avais fait connaissance avec mon voisin direct. Comprenez que ces foyers ne possèdent qu'une sale de bain pour deux chambres, et qu'elle se trouve justement entre les deux chambres. Vous partagez un mini couloir avec un autre locataire. Ce qui veut dire que chaque fois que vous allez pisser ou vous doucher, vous vous retrouvez nez à nez avec votre voisin de palier qui, pour une obscure raison, ne ferme jamais sa porte, lui.
Il s'appelait Aurélien Bruyer, était chrétien à fond - la première fois que je l'ai aperçu en allant aux chiottes il était à genoux devant une croix de bois collée au mur - et ne pouvait pas s'empêcher de me raconter tous ses petits péchés, comme si j'étais son confesseur perso. Et comme je n'ai jamais su envoyer chier quelqu'un, je l'écoutais.
- Je te jure que ce type je lui aurais botté le cul, mais finalement c'est sûr que c'est lui le plus malheureux, alors ça sert à rien de cogner dessus. C'est comme ces pauvres connes de caissières, on a envie de les secouer pour qu'elle sourient un peu, quoi, mais bon, 'faut comprendre qu'elles font un boulot de merde qui les rend cinglées...
- Ouais, sûr... que je disais, en m'envoyant ses bières.
Et puis un soir qu'il devait à tous prix me raconter comment il aurait aimé corriger l'un des types qu'était à notre étage, "un mec attristant" qu'il disait, il a fait l'erreur de me parler de Mona.
- C'est un vieux dégénéré, il arrête pas de harceler sa voisine. Les autres disent qu'il est comme possédé par cette fille, que la nuit il va taper sa bite contre sa porte en gueulant des saloperies. Il aurait même pété son loquet d'un coup d'épaule pour rentrer chez elle.
- C'est qui cette voisine ?
- Mona. Une animatrice pour gamins. Elle est pas mal, ouais. Mais c'est pas mon style. On dirait qu'elle se fout de tout.
Pour la première fois qu'on causait, il a dû voir de l'intérêt dans mon regard, parce qu'il a enchaîné en haussant les épaules :
- Elle est dans la dernière chambre de l'étage, au bout du couloir.
Cette histoire me travaillait un peu, j'avais envie de la rencontrer cette Mona. Bizarre comme nom. Au boulot, je retournais dans ma tête ce que m'avait dit Bruyer, en déchirant mes poulets, et je me demandais ce qu'un type comme lui pouvait considérer comme "pas mal" en terme de fille. J'arrivais pas à l'imaginer physiquement, en fait, et ça me turlupinait.
Depuis j'avais pris l'habitude de quitter plus souvent ma piaule, je zonais dans le couloir, prenais mon temps pour faire semblant de regarder par la fenêtre et pour fumer une clope (je sais qu'on dit "un clope", mais je trouve ça con). Je me disais qu'elle finirait bien par sortir à un moment. Plus j'attendais, plus je guettais, et plus le désir de la voir s'intensifiait.
Le manège a duré plusieurs semaines, je désespérais de la croiser un jour - au point de croire que cette fille n'était qu'un mythe de l'étage pour faire saliver les gosses comme moi - quand la porte s'est enfin ouverte. En est sortie cette nana, pas très grande, vêtue - on était au printemps je crois bien - d'un débardeur noir trop court et d'un tout petit short en jean, et dessous, tout le long de ses jambes, elle avait un collant rayé noir et blanc qui s'achevait sur des bottines. Elle avait des baies vitrées en guise d'yeux et sa chevelure en bordel encadrait un visage fin et froid qui semblait manquer de sommeil. Un genre de petite guèpe rock 'n roll. Elle sortait avec des sacs de courses vides, je l'ai reluquée jusqu'à ce qu'elle atteigne l'escalier.
Il y avait finalement une poule dans ce poulailler.

A partir de là, j'y tenais plus. Je me savonnais la bite douze fois par jour, même chose la nuit. Je dessinais des vagins sur les murs, sur les meubles, sur le frigo et je lachais la sauce partout. Je m'imaginais en train de bouffer ses collants épileptogènes, je la voyais m'étrangler avec, je pensais à mon gland en train de lui soulever la glotte, en bref, j'avais l'obsession de la décapsuler de tous les côtés.
J'étais de moins en moins concentré sur mes poulets, je leur donnais à tous le nom de Mona et je prenais mon temps pour les déchirer, et donc je donnais du retard à toute la chaîne. Mais je m'en foutais, j'avais mis de côté pour deux-trois mois, ils pouvaient bien me virer.
Un jour, j'ai décidé de garder une carcasse. Je l'ai mise dans un grand sac en papier et je l'ai ramenée chez moi. Je l'ai sortie et je l'ai posée sur ma table de chevet, pour la regarder à tout loisir. Il y avait encore plein de peau, elle était visqueuse et douce, et on lui voyait bien le croupion. De la carresser comme ça, ça m'a excité. Je me suis désapé, j'ai pris la carcasse à deux mains, et puis j'y ai fait entrer mon engin. J'ai dû forcer, elle s'est un peu fendue. Ca faisait un mal de chien et c'était pas commode, mais j'ai continué mes va-et-vient. Au bout de deux minutes j'ai joui.

Et puis cette fois c'est mon courage que j'ai pris à deux mains. Je suis allé frapper à sa porte le soir même, j'avais imaginé un prétexte bidon. Elle a demandé qui c'était, d'une voix lancinante.
- Un voisin de l'étage, je suis en rade de beurre, j'fais des crêpes, tu vois...
Silence.
- T'aurais pas du beurre ?
Elle a ouvert la porte - petit visage de lune - et m'a regardé d'un air de défi.
- J'en ai, si tu me files une crêpe.
Elle avait son même collant dingue et un long T-shirt noir jusqu'aux cuisses qui donnait l'impression qu'elle ne portait ni short, ni slip, ni rien.
- Vendu, j'ai fait. Tu peux venir manger dans ma piaule, j'suis au douze.
Elle a fait oui de la tête, est allée chercher le beurre en traînant des pieds, me l'a refilé et a refermé la porte.
J'ai regagné ma case, me suis grouillé d'effacer les vagins sur les murs, foutu la carcasse de poulet au frigo et j'ai ouvert la fenêtre pour aérer. Puis j'ai attaqué la pâte.
Elle s'est pointé pendant que je battais la préparation. Je suis allé lui ouvrir et je lui ai dit de s'asseoir sur le padoque, vu que j'avais aucune chaise chez moi. Elle avait enfilé une jupe fendue et une sorte de chemise en lambeaux, un truc stylisé. J'étais déjà bien excité. Pendant qu'elle s'allumait une clope, je suis allé lui prendre une bière dans le frigo.
- Tu sens le poulet, elle a dit.
- J'taffe dans un abattoir.
On a mangé deux-trois crêpes en causant. Elle m'expliquait que son voisin, celui dont m'avait parlé Bruyer, était complètement pervers. Melville Gargarov, qu'il s'appelait. Sans déconner. C'était une sorte de vieux dégueulasse adipeux et sans morale, avec une gueule monstrueuse pleine de cicatrices. Il avait effectivement défoncé la porte de Mona en pleine nuit, celle qui donne sur le petit couloir de la salle de bain partagée, s'était planté au milieu de sa chambre, et l'avait matée une trentaine de secondes, comme ça. Puis il s'était barré. Mais elle avait bien cru qu'elle allait se faire violer. Depuis elle bloquait sa porte avec une armoire, pissait dans une boite de conserve et se lavait à l'évier.
- Je pourrais t'en débarrasser, je lui ai fait en déconnant.
J'ai vu à son regard qu'elle me prenait au sérieux, alors j'ai fait le coq et j'ai joué le jeu.
- Ouais, je pourrais faire en sorte qu'il crève dans sa piaule.

C'était devenu notre truc. Elle venait souvent le soir chez moi, et on complottait contre Gargarov en fumant et en jouant aux cartes, comme des mafieux dans un tripot clandestin. Ca pouvait durer toute la nuit, et c'était du sérieux. On imaginait toutes les manières possibles de le liquider, mais pour la plupart on se serait fait avoir à un moment ou un autre.
Un soir, j'étais bien parti à la bière, elle prenait sa douche dans notre salle de bain à moi et Bruyer, et j'avais le cerveau qui turbinait.
Elle est sorti de la douche, humide et embaumée de fleur d'oranger, et je l'ai matée fixement. Elle m'a interrogé du regard.
- Tu m'as dit qu'il mettait trois plombes à se laver.
Elle a fait oui de la tête.
- Et qu'il fume dans sa piaule.
- Ouais, elle a fait.
- Et qu'il a chopé un gros rhume ?
- Je l'entends se moucher tout le temps.
Elle a haussé les épaules.
- Je sais comment faire, j'ai dit.

J'avais tout préparé. J'étais mentalement au top, et j'attendais juste le signal de Mona. Je me suis quand même enfilé une bière en regardant par la fenêtre, histoire de canaliser la pression, et puis on a frappé à ma porte. J'ai ouvert.
- Maintenant, elle a dit.
J'ai attrapé mon sac et l'ai suivie dans le couloir jusque sa chambre, silencieusement, et on est entrés. Elle allait dire quelque chose, alors je lui ai posé l'index sur la bouche et je lui ai fait un sourire rassurant. On a déplacé l'armoire qui bloquait la seconde porte, doucement pour pas éveiller les soupçons. On pouvait entendre l'eau qui coulait, et des pas lourds de mastodonte dans la cabine de douche. J'ai regardé Mona. Elle avait l'air inquiète, et moi j'avais une furieuse envie de lui bouffer les lèvres. Au lieu de ça j'ai avancé dans le couloir, passé la porte de la salle de bain - je sais pas si je me faisais des idées ou quoi, mais j'entendais comme des grognements bestiaux à l'intérieur - et puis je me suis rapidement retrouvé devant la porte de sa piaule à lui. J'ai prié pour que ce soit ouvert... c'était le cas. Depuis que Mona avait condamné sa porte, il ne se méfiait pas. J'ai soupiré doucement, puis je suis entré et j'ai posé mon sac au sol. En jetant un rapide regard circulaire, j'ai constaté que sa chambre n'avait rien de particulier, un peu de bordel mais rien de notable. A part la quantité impressionnante de cadavres de bières et de bouteille de vin vides. Mais ça puait. Je me suis rué vers la gazinière et j'ai ouvert les vannes sur toutes les plaques, puis j'ai attrapé mon sac et j'en ai sorti trois bonbonnes d'essence à briquet. J'ai aspergé le lit, le frigo, les prises électriques, tout ce que je pouvais, sans oublier les fringues qui traînaient un peu partout. Puis j'ai sorti un rouleau de scotch de ma poche et j'ai isolé tout le tour de la fenêtre, ainsi que l'espace sous la porte d'entrée. J'entendais encore la douche qui fonctionnait, j'avais tout le temps de déguerpir, alors je me suis mis à fouiner un peu. Il avait des tas de bouquins d'auteurs classiques, notamment Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, et puis d'autres plus obscurs, comme Demande à la poussière de John Fante. Il y avait aussi des CDs de Mahler et de Tchaïkovski, et Chostakovitch et Prokofiev. Et puis j'ai même trouvé des cahiers remplis de notes. Peut-être bien qu'il se prenait pour un écrivain. Un de plus ou un de moins, je me suis dit. Ca sentait fort le gaz maintenant, alors j'ai pris soin de tout remettre comme avant et je suis sorti, en fermant la porte derrière moi. J'ai rejoint Mona dans sa chambre sur la pointe des pieds et je lui ai dit, à l'oreille :
- On ferait bien d'aller chez moi, ça risque de faire des dégats collatéraux. Prends tes trucs de valeur.
Elle a attrapé une guitare et une valise remplie de fringues et on est retourné dans ma chambre. Elle a posé son bordel et on s'est assis sur le lit. Elle était pas sereine du tout, alors j'ai commencé à lui frotter le dos en souriant. Elle s'est approchée, m'a fait un calin, et puis je l'ai embrassée dans le cou. Puis on s'est roulé des pelles et je l'ai déslipée, je lui ai tout enlevé sauf les bas rayés. Elle avait une allure folle.

Melville Gargarov sortit de la cabine de douche, une serviette sur les hanches. Il arracha des feuilles de papier-toilette et se moucha bruyamment. Il s'essuya sommairement le corps, s'attarda sur la raie du cul et rejoignit sa chambre. Il déboucha une bouteille de vin, se servit un verre, et regarda par la fenêtre. Le soleil rouge s'effondrait sur l'horizon et emportait avec lui toute la folie de la journée passée en même temps que le bleu du ciel. Le téléphone se mit à sonner, comme toujours si on néglige de le couper. Il pris le temps d'écluser son verre et décrocha. C'était son éditeur qui lui proposait une lecture publique dans une université. Il lui dit d'aller se faire foutre, mais l'éditeur insista :
- Allez Gargarov, on te paye le billet aller-retour et le vin à volonté. Y aura un frigo sur scène.
- Vouais ?
- Puisque je te le dis.
- Et pourquoi vous engagez par un de ces génies de poètes à la noix pour lire mes textes à ma place ?
- Parce qu'ils te VEULENT toi. Cette question.
- Je préfèrerais me faire tringler par Artaud que de pisser mes vers sur ces rebuts de sperme d'étudiants.
Il raccrocha. Puis il se cala un cigare entre les lèvres et attrapa une boite d'allumettes. Il en sortit une et tenta de la craquer. Il la brisa sans réussir à l'allumer. Il recommença, et même résultat. Il songea que ça faisait une bonne métaphore de sa vie, et puis il retenta. Il eut seulement le temps d'entendre un grand WOOUUSH.
Lorsque la douleur fulgurante lui fit reprendre conscience, il était au sol, et il cramait. Tout autour de lui n'était que flammes épiques purifiant tout son univers. Il gigotait comme un poisson hors de l'eau, en s'asphyxiant, et il lui sembla que c'est ce qu'il fit toute sa vie. Né comme ça, dans tout ça, il se consumait déjà alors qu'il quittait tout juste ses couches, quand son père le dérouillait par habitude. Plus tard, il avait simplement continué de cuire dans tous les cons qui se présentaient, entre les cuisses de toutes les bonnes femmes cinglées qui lui mettaient les viscères en chapelet et lui collaient des hémorroïdes. Quand c'était pas avec la baise, c'était avec le goulot brûlant d'une bouteille de vin ou la pointe incandescente d'un cigare qu'il allégeait la consomption de cette maladie de vivre, cette fièvre de la conscience humaine. La certitude que quoi qu'on fasse, quoi qu'en pense être ou devenir un jour, on ne sera jamais rien d'autre qu'une étincelle dans le noir infini et absolu.
Alors il s'était toujours imaginé mourir d'un éclatement d'ulcère, ou bien en tringlant bobonne. Mais il se retrouvait à rôtir en enfer, et il se dit que finalement c'était assez logique. Pendant qu'il agonisait et que se répandait dans l'étage une odeur de poulet grillé, quelques centaines de milliers de jeunes inconscients étaient en train de baiser, et cette pensée le réconforta.