Soleil

Le 10/06/2017
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par Narak
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Thèmes / Polémique / Société
Indéniablement, les meilleures contributions postées sur le site sont celles qu'on porte au fond de soi, que l'on accouche sans la moindre assistance, inspiration d'occasion ou muse gonflable à rustine et qui ne répondent à aucun appel à texte si ce n'est à celui du feu qui nous habite. Narak, admin de la Zone, s'était un temps absenté du site, il revient avec un texte puissant, profond et personnel. C'est splendide alors on en redemande. On aimerait tant qu'il reprenne son poste et qu'il infléchisse la ligne éditoriale, pèse sur l'orientation de la publication dans ce sens, tire la couverture vers l'obscur et l'écriture engagée alors que très clairement, en ce moment elle gît roulée en boule du coté le plus débile et second degré du lit. Ici, le retour de civils dans une mégalopole lambda d'une grosse puissance lambda, suite à un putsch militaire et l'écrasement dans un bain de sang de la rébellion par le pouvoir historique qui profite de l'occasion pour déclarer l'état d'urgence et se prendre un power up autoritaire. Et ça pourrait beaucoup ressembler à la tentative de coup d'État en Turquie de Juillet 2016, si Erdogan ne l'avait pas étouffée dans l’œuf, si les insurgés avaient pris par les armes et tenu leurs positions plusieurs mois durant, se livrant à d'inévitables exactions sur la population civile coincée entre deux feux. Ce n'est donc pas tout à fait cela même si au final, dans les deux cas, la réalité et la dystopie, la morale est sauve puisque l’intérêt général des grandes puissances mondiales l'emporte.
Aux abords de la ville, les va-et-vient de véhicules avaient créé des embouteillages partout. Dans le flot de voitures qui descendait des collines il y avait comme une atmosphère de départ en vacances. C’était très étrange. Au milieu des klaxons, des grondements de moteurs et de la musique des autoradios, plusieurs conducteurs étaient sortis fumer et laissaient leurs passagers se dégourdir les jambes. Parfois, un camion militaire essayait de se frayer un chemin et tout le monde s’écartait en criant « Vive l’armée de libération ! » et applaudissait sur son passage. On avait péniblement roulé toute la matinée dans la poussière, et depuis plusieurs heures on était bloqué derrière une camionnette chargée de meubles qui n’avançait plus. Sijil a fini par se retourner vers moi. Il m’a fait signe de ramasser mes affaires pendant qu’il payait le chauffeur et une fois dehors on s’est rapidement éloigné de la route.
On a coupé par le quartier des ministères. Le soleil était haut mais commençait à redescendre. Au bout de trois cent mètres peut-être, sur l’avenue Konkordia-Hétérotopie, j’ai remarqué que les arbres étaient brisés, certains étaient couchés sur le bord de la chaussée. Sijil marchait devant. Il transpirait. Dans la chaleur du mois d’août, il portait un long manteau en laine brune. C’était le seul qu’il avait pris avec lui. Quelques mois plus tôt, en discutant, on s’était rendu compte qu’il connaissait bien une fille avec qui j’étais sorti quelque temps. Il habitait dans mon quartier. On prenait le même métro pour aller au travail. On ne s’était jamais croisé avant de se retrouver dans le même convoi d’évacuation. Il m’a dit qu’au moment de partir d’ici, il avait hésité longuement devant le portemanteau. Il ne pouvait pas prendre plus de vêtements, son sac à dos était déjà trop lourd pour qu’il puisse courir. Il avait donc pris le manteau plus épais, celui qui pouvait être le plus utile, et il s’était rué dans l’escalier.

Sur le fleuve, l’armée avait jeté un pont flottant. Quelqu’un a vérifié vaguement nos identités. On nous a laissé traverser. Ensuite on est remonté par Via Canal. Sur le trajet, les volets étaient tous fermés. Je me rappelais que pendant des semaines, le gouvernement avait recommandé à tous de se tenir à distance des fenêtres. Je connais des gens qui dormaient dans leur couloir pour se protéger des balles perdues.

Au début du mois de février tout avait l’air normal. Bien sûr, il y avait eu les attentats, en particulier celui du métro en novembre, qui nous avait tous horrifiés. Depuis, beaucoup de gens évoquaient une guerre civile, mais ce n’était que des demi-plaisanteries dont on ne parlait que pour faire retomber la tension, ce n’était jamais très sérieux. Personne n’aurait cru qu’un coup d’État pouvait arriver.

Il a fallu contourner ce qui restait de la basilique Saint-Étienne. Les thermes romains qui dataient de la fondation de la cité étaient criblés d’impacts d’armes lourdes. Une des colonnes à l’entrée avait complètement éclaté lorsqu’elle avait été la cible d’un obus perforant. Au bout de la rue, on a longé des bâtiments administratifs. Des milliers de documents avaient été jetés par les fenêtres. Les papiers se froissaient sous nos semelles. Alors qu’on se rapprochait des quartiers du centre, Sijil s’est arrêté. « Je ne reconnais plus rien. Je ne sais pas où on est. » Je me suis approché. Il était assis sur un bloc de béton et regardait les ruines autour de nous. « Opéra », j’ai répondu doucement, « C’est l’avenue de l’opéra ».

Cette rue avait été une des plus animées de la capitale. Les habitants aimaient s’y promener en fin de semaine. Ils traînaient le long des boutiques et s’arrêtaient pour entrer dans une pâtisserie ou un café. Dans l’ombre des balcons, les clients s’alignaient dos au mur, sur des bancs, et regardaient passer les filles. Plusieurs façades avaient été soufflées par des explosions. Au milieu de la rue, des véhicules avaient été renversés pour servir de barricades. Arrivé sur Leyland Platz, sur une centaine de mètres, les immeubles étaient rasés, brûlés jusqu’au sol. On a su plus tard que les insurgés avaient pris le contrôle des grands hôtels qui donnaient sur la place et qu’ils y avaient posté des snipers. La place avait subi un tir de barrage pendant des jours.

Sijil ne voulait pas s’arrêter avant d’avoir retrouvé son appartement. J’ai allumé une cigarette et on s’est remis en marche. Devant la terrasse du Carrousel, j’ai vu que les pavés avaient été arrachés par les chenilles des blindés. Le jour de l’attaque, j’étais à cette terrasse avec une amie, Agathe Ozerova. Son portable a sonné. Elle a décroché. La personne au téléphone parlait vite et fort. Agathe avait les yeux écarquillés. Elle s’est mise à hurler : « Comment ! Que se passe-t-il ? » Elle a dit qu’elle arrivait et elle a raccroché. J’essayais de demander ce qu’il se passait, mais elle ne m’écoutait plus : « Il faut que tu ramasses tout de suite tes affaires et que tu rentres chez toi le plus vite possible. » Il y avait eu une explosion et des coups de feu au Parlement, et dans un autre bâtiment, peut-être celui de la Sécurité Intérieure, c’était sa mère qui avait appelé, elle disait que c’était la panique, la police et les militaires étaient partout dans le centre-ville.

On approchait de notre quartier. Au bout d’une heure, alors qu’on passait au carrefour de la rue Mostaganem, je me suis arrêté en face d’une épicerie. La vitrine avait été mitraillée, mais on pouvait toujours lire une partie des grosses lettres rouges indiquant « Kurdish Delight ». Je me souvenais très clairement de la dernière fois que j’étais passé devant ce magasin.

La nouvelle se répandait qu’il y avait bien eu une explosion au Parlement et que l’armée contrôlait désormais la rive nord. Les autres clients du bar ont commencé à en parler. Certains sont sortis pour observer le ballet des hélicoptères au-dessus des toits. Agathe a appelé un taxi pour rentrer. Il y avait déjà deux personnes à l’intérieur. Dans la voiture, plus personne ne parlait. Tout le monde gardait les yeux rivés sur son téléphone et la radio passait en boucle le communiqué des forces armées insurgées qui proclamait la loi martiale et le couvre-feu, afin « d’assurer et de restaurer l’ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l’Homme, les libertés et de garantir la loi suprême fédérale ». Je me souviens de m’être demandé si cela pouvait être une bonne nouvelle, s’il fallait craindre les putschistes, comment le gouvernement allait réagir, puis j’ai regardé par la fenêtre de la voiture. Dans quelques rues, il y avait encore du monde. Les passants n’avaient pas l’air particulièrement inquiets. Je scrutais leurs visages et je me disais que la plupart n’étaient pas encore au courant, que les conséquences n’allaient peut-être pas être si terribles après tout, et que les choses pouvaient vite rentrer dans l’ordre.

Les forces loyalistes avaient bloqué presque tous les ponts de la capitale. Pour aller chez Agathe, on avait dû faire un long détour. Arrivé à ce carrefour en bas de chez elle, le taxi a refusé d’aller plus loin, parce que les ruelles devenaient trop étroites et qu’il avait peur de rester bloqué et de ne pas pouvoir faire demi-tour. Elle a ouvert la portière. Je lui ai proposé de l’accompagner mais elle m’a pressé de faire repartir le taxi. Il fallait qu’elle repasse chercher des affaires chez elle, ça ne serait pas long, elle prendrait un autre taxi pour aller chez sa mère. Elle a dit ça en m’attrapant la main. J’ai jeté un œil dehors, par-dessus son épaule. Une petite foule se formait contre la vitrine du Kurdish Delight. Les gens faisaient la queue jusque sur le trottoir pour acheter de l’eau, des conserves, du riz. Je crois que c’est à ce moment que j’ai compris ce qui était en train de se passer. J’ai senti que plus rien ne nous protégeait. Agathe s’est retournée, elle m’a regardé bizarrement en me disant qu’elle m’appellerait dès qu’elle pourrait. Elle a claqué la portière et le taxi est reparti sans perdre une seconde. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

Je me suis enfermé dans mon appartement. Le premier soir, plusieurs centaines d’hommes ont défilé en bas de chez moi. C’était des fidèles du régime. Ils ont essayé d’attaquer la caserne au bout du boulevard. Les soldats ont tiré. Il y avait des blessés. Les gens criaient et se sont mis à courir.

Pendant les jours qui ont suivi, on était tous restés enfermés chez nous. Certains n’avaient plus d’eau, plus d’électricité. L’essence était rationnée. J’ai passé des heures au téléphone. Personne ne pouvait vraiment dire ce qu’il se passait. Beaucoup de gens soutenaient le coup d’État. Certains arrondissements tout juste libérés étaient repris le jour suivant.

À intervalles réguliers des camions passaient dans les rues, avec des haut-parleurs qui nous disaient que les forces gouvernementales avec l’appui de la communauté internationale s’engageaient à nos côtés, que nous devions sauver l’État, sauver la République, que nous devions tuer les traîtres du camp d’en face, que ce que nous faisions, nous le faisions pour la Nation.

Le vendredi, des centaines de milliers de personnes allaient se mettre à essayer de fuir. Quand j’ai quitté mon appartement, j’étais en avance de douze heures sur cette vague immense. Au début, on ne tirait pas encore sur les fugitifs, mais des survivants m’ont raconté les scènes atroces qui se sont déroulées le lendemain devant les gares de la ville.

On est enfin arrivé dans des rues familières. Sijil marchait toujours devant moi. Il y avait une odeur bizarre dans l’air. Ça sentait le pétrole. J’ai voulu arrêter Sijil pour lui demander s’il sentait la même chose que moi, mais il a continué tout droit et s’est mis à courir vers son immeuble. J’ai tourné à gauche, vers le mien. J’habitais là depuis six ans. Avant d’arriver chez moi, au niveau de l’atelier de Josephs, le cordonnier, la rue faisait une sorte de coude. J’ai dû enjamber les gravats. Il n’y avait plus rien, seulement un grand trou, rempli de décombres noircis. Je n’ai pas eu le courage de m’approcher tout de suite. Je suis resté là quelques minutes, appuyé sur un muret qui s’effondrait. Le soleil disparaissait derrière les toits. Tout était calme. On entendait des mouches voler. Un oiseau dans un jardin s’est mis à chanter.

Sijil est revenu. Il ne disait rien. J’ai croisé son regard. Son visage était gris et fatigué. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Je crois qu’il n’arrivait plus à faire semblant de tenir le coup. Il m’a juste dit : « Il faut que tu voies quelque chose » et il m’a entraîné vers sa rue.

Là, les destructions étaient moins importantes. Elle avait visiblement été épargnée. Sijil m’a fait franchir la lourde grille et traverser une cour entourée de cyprès. Sur la dalle de béton, j’ai vu des traces brunes sur lesquelles grouillaient les mouches. Sijil s’est dirigé vers le coin du bâtiment, vers une rangée de garages. Là, il s’est arrêté : « Regarde ». J’ai regardé. Au fond de la cour, j’ai vu ce qui ressemblait à des débris de vêtements, entassés. Contre le mur, alignés, il y avait onze cadavres. Leur visage était tourné vers le sol. Ils étaient nus.

C’est un médecin qui m’a appris plus tard ce qu’il s’était passé quand les derniers insurgés s’étaient réfugiés dans les caves de la ville, comment le régime avait décidé de les déloger. C’était pour ça que tout le quartier sentait le pétrole.

Sijil a insisté pour que je monte chez lui. L’ascenseur ne marchait pas. Je n’ai même pas pensé que ça pouvait être dangereux. On est entré. L’appartement avait été pillé. L’électricité ne fonctionnait pas. Sijil a apporté des bougies dans le salon. « La porte était grande ouverte. C’est idiot. Je ne ferme jamais ma porte à double tour. Mais cette fois-ci, je l’ai fait. En tournant la clé dans la serrure, je me suis dit que c’était bien dérisoire, et que cela n’empêchait finalement personne de rentrer. Ce qui empêche véritablement quelqu’un d’entrer dans un appartement qui n’est pas le sien, ce sont les lois, les règles, qui font bien plus peur que les portes fermées. Excuse-moi, je suis fatigué. »

Il trouvé de quoi faire du thé. On s’est assis sur la table basse, dans le salon, et on a regardé le soleil disparaître au loin. J’ai raconté quelques blagues idiotes, Sijil riait nerveusement, je riais aussi. J’essayais de ne pas penser au charnier, en bas, et à tous les autres morts dans les rues, dans d’autres cours cachées, sur le sol des appartements. J’essayais de ne pas penser que nous étions revenus au milieu de tous ces morts, que j’étais enfin chez moi et que je n’avais nulle part où aller. Le ciel est devenu rose, puis la nuit est tombée, profonde et noire. Sijil s’est levé et a commencé à retirer ses chaussures. Il continuait de fixer la fenêtre, comme s’il étudiait une chose invisible, là dehors. Aucune lumière ne s’allumait. « Dire que c’était la plus belle ville du monde ». Dans l’obscurité, je l’entendais murmurer.