Á Mars

Le 21/06/2017
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par Muscadet
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Dossiers / Testament
Comme beaucoup de choses, écrire est illusoire. C'est bien ce qui hante Muscadet, atteint de cette étrange maladie qui veut que certaines âmes voient au delà des ombres que d'autres ont dressé pernicieusement. Muscadet voit au travers, à travers lui même, il examine les détails pour y débusquer vous savez qui, et devant les faits accomplis, délivre dans une langue ciselée - et je pèse peu mes mots contrairement à lui - une vision, comme une source nouvelle qui, année après année, lentement mais sûrement, use la roche jusqu'à former une montagne. A moins d'employer de nihilistes méthodes, une montagne, on ne peut pas la changer. Il faut la prendre tel quel, éternelle, avec ses crevasses, ses aspérités. A l'instar des Pères et de leurs Fils, il convient de l'escalader, d'en atteindre le sommet pour mieux redescendre et entamer à nouveau l'ascension, car tout ce qui élève unit.
Mars a pour particularité d'être incisif, par son message on entre en guerre. Un mois d'action donc, de mouvement, et je suis en phase avec lui, même si je crois sans doute à tort me porter au-devant de ce mouvement, prendre l'initiative de la rencontre. Je me sens telle une bombe humaine, posant la formule en ne me souciant que d'honnêteté, et ce sentiment est un transport spécifique, qui se distingue de l'affection amoureuse, obsession exclusive d'une polarité ; car ce transport auquel je suis sujet est lui au contraire englobant, et ne répond pas au critère obsessif, mais plutôt à celui de la nécessité, en provenance d'au-dehors, quand la passion est elle d'extraction interne. Je préfère les fins aux commencements, et ce commencement, ce pas décidé qui m'imprime, par l'extérieur donc, plus que je ne l'imprime, est investi du domaine de la fin.
L'idée m'est venue qu'après tout j’exagérais, que je trouvais dans la dépense un exutoire, un des plus décadents parmi le catalogue et des moins honorables, que ma vacuité me montait à la tête, qu'il était temps de respirer profondément par le nez considérant que j'étais le jouet d'une hystérie passagère, et de se rappeler au bon sens et à sa cohorte d'adages. L'idée est venue, comme elles le font souvent, par souvenir d'un matraquage héréditaire, hors d'un quelconque contexte ou de la moindre analyse. Je l'avais identifiée à sa démarche lourde, et disqualifiée au moment même de son apparition, mais par cette déférence contractée dans l'éducation, j'ai fait mine de lui donner sa chance, connaissant l'issue et les couplets de sa dialectique par avance.
« L'homme bâtit, le fils consolide, le petit-fils dilapide », qu'on claque de la langue, secoue du bonnet et maugrée en s'offrant des poses séculaires à l'envi, j'ai là une drôle de guillotine en guise de contre-touche : « Après moi, le déluge ». Car en réalité, il se trouve que je me vois aspiré par une dynamique, un élan de perforation dont l'origine n'entretient ni les savants scrupules, ni les petites mesquineries endimanchées, et me conseille de redoubler d'efforts en direction de l'intensité, en travers des soupirs calculés et pusillanimes. Tout est vanité, à cela près que je me vois surpris du phénomène, au point de reconduire la critique à son juste destinataire : qu'elle s'entretienne avec ce qui m'a commandé jusqu'ici, et me laisse hors de l'affaire.

Maintenant je prends acte d'autre chose, tout cela fera bien des trains où je trimbalerai ma conscience, bien des contractions du temps dans des chambres d'hôtel, frappé que je suis de n'avoir à dire vraiment qu'ailleurs, ou en partance. Il me faut sans cesse recommencer entre de nouveaux murs, au sein d'espaces inédits, réduit à acheter mes propres mots dans ce projet dispendieux, augmenté par ceux-ci dès qu'ils daignent apparaître, suivant un ordre et des combinaisons dans les meilleurs moments méconnus, qui semblent constituer le corps entier d'un ensemble, et accordés de cette musique évidente qui pourrait si bien être trompeuse.
Il apparaît encore, toujours de la chantante et cosmique mélancolie qui me traverse, que rien ou si peu de ce que j'ai écrit n'a de valeur, au regard de ce qui pourrait attendre son heure si je me donnais complètement à un tel exercice. Mais je suis de mauvaise foi, et je m'y applique ici en miaulant ce dilemme aux allures mathématiques, alors que mes jeux sont faits et que je suis résolu au risque du pire, à tout prendre un grand mieux pour la plupart, et dont je suis irrité à présent de m'être effarouché.

Cet appel du fatal est connu sous des formes plus ponctuelles, c'est celui de la veille de la bataille, du soir avant le procès, du départ sévère, ou de la séparation profonde, quand les conséquences n'ont plus d'autorité. Qui en est l'objet se voit transféré vers un nouveau statut : il devient le perdu, pour lui-même au regard des autres, et réciproquement. Et si cette convocation apparaît sous un régime permanent, alors, au travers de décisions et d'un mode d'existence qui n'a de ligne directrice que pour lui, le sujet étonne, inquiète son entourage, puis collecte variablement indignation, diagnostic médical de crise, abattement ou dédain, éventuellement pression et chantage, et ce malgré la pointe d'admiration qu'il inspire, pour s'extraire en dehors des règles d'où les autres végètent par leur observation disciplinée.
De ce déplacement habité est générée une friction, au contact de l'atmosphère dans laquelle l'individu se meut, provoquant l'échappement d'une traînée à la fois de complications et de luminosité, et un champ de répulsion qui nullifie toute évocation de renoncement, identifiant la menace de perdition comme un test de résilience, que sa trajectoire le condamne à réussir.

Ceux qui ont le redoutable désavantage, par les bizarreries de la vie, de m'être proches, en ont pris leur parti : je suis le fils, le conjoint, le frère lointain qui vit au-delà, dans un monde pour malades, un regroupement d'opinions appelé univers qu'on déconsidère, chacune étant énoncée selon le degré de certitude, soit nue, soit habillée d'une toge de commisération, et de bottes de prudence. Toutefois, on observe dans l'ensemble des cas, et avec mansuétude, la posture progressiste qui requiert de laisser à leur état originel les handicapés lourds d'un certain âge, d'une charitable sagesse dont l'auteur ressort grandi, et socialement philosophe. Des pitreries coutumières qu'il est mal aisé de souligner en public, car c'est avec sérieux et condescendance, aidées d'exemples érigés en jurisprudences, qu'elles sont couramment proférées.
Dialoguer seul en marchant en rond par exemple, est une mécanique collatérale, comparable à la rotation d'un crayon entre les doigts, à un regard vide sagement assis dans un fauteuil, ou sur une feuille à un gribouillage sans but. Elle est exigée par-delà l'individu, diffère de l'un à l'autre, et ne relève pas de lui, mais dialoguer seul en marchant en rond n'est pas équitablement compris, à l'exception des gens de théâtre à qui on concède un propos. Vivre la nuit est également un à-côté, bien que le comportement soit cette fois volontaire, il répond à une nécessité, et c'est bien le seul moyen dans ces villes pour s'entendre écrire. Acheter six kilos de paella surgelée. Et du même ordre encore, voyager opportunément. Car mis bout à bout, les jours chômés par les uns ou les autres représentent plus de la moitié de l'année calendaire, puis on soustrait à la seconde les fins de semaines, ce qui laisse objectivement une manœuvre de trente-huit pour cent, hors festivités locales imprévues et tourisme étranger, dont Mars fait partie.

La coordination des gestes est enveloppée, par au-dessus, d'un drap d'anesthésie déterministe : il était inéluctable, porté par cette lente mais sûre attraction, que j'en arrive à réserver ce train, bien que l'aller revienne au triple du retour, pour des raisons de trafic qui me font hausser du poignet sur la souris.
Il y avait aussi un très bon hôtel décliné façon haras, mais je n'entretiens aucune fascination pour le thème du cheval, j'en suis tombé étant enfant et j'attends encore que des scientifiques démontrent qu'il est intellectuellement supérieur au chien. J'ai toujours vu l'équitation comme une activité douteuse, d'un esthétisme débattable, un sport d'apprentis sorciers à l'élitisme comique, dont j'exclus bien sûr les cavaliers d'époque, comme ceux de la troupe de la cité de Carcassonne que j'ai pu voir il y a quelques années, et qui ont ce mérite d'en faire une technique au service de la reconstitution historique, et non pour se féliciter d'un passage de haies.
Et puis le bar-lounge sur fond de box d'écurie, allons. Regardez le hall épuré et lumineux d'un Sofitel ou de n'importe quel établissement qui se tient, vous ne verrez jamais une tête de pur-sang noir croisée d'une cravache, et il y a une raison à cela. Je comprends le sens de ce pari commercial qui prétend au raffinement avec son immense domaine à la végétation rase, cela dit pourquoi se compromettre d'une selle géante en PVC brun au-dessus des tables du restaurant. Mêmes les buissons de la cour ont été taillés selon le règlement olympique et dotés d'une barre blanche de franchissement. Décidément, nous n'avons pas les mêmes valeurs.

Á la maison, je ne parle plus, j'erre de nuit en égrenant les jours à rallonge, j'écoute des archives de l'INA sur Céline ; la valise attend elle aussi, encore grande ouverte sur les dernières heures de fébrilité qui me couvrent moi, des pieds aux épaules, et les murs et tous les objets, d'une pellicule de givre. Seuls la tête et le cou sont bouillants, et le bas-ventre, chakra sacré des nouvelles expériences et de l'abondance mais surtout de la frustration et du ressentiment, est tendu d'un entremêlement nerveux, source d'une sudation sèche et froide. Je grignote des morceaux de quiche lorraine de la boulangerie d'en bas, arrachés par morceaux dans le frigidaire, en regardant la rue dans le noir, soudainement suspicieux à l'égard de mon enthousiasme et malgré tout résigné quant à mon comportement.