Histoire du chien jaune

Le 06/09/2017
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par LePouilleux
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Thèmes / Obscur / Autres
Le présent texte ne parle ni de porte-avion, ni du célèbre jeu de cartes. Non, Le Pouilleux nous fait le coup de la fausse feuille volante tirée d’un faux manuscrit, évidemment très ancien, rédigé par un faux auteur mais entreposé dans une vraie bibliothèque (ouf!). Le style est propre, bien mené, malgré quelques lourdeurs intrinsèquement liées à l’emploi de l’imparfait. Un témoignage rapporté, qui mêle sang et os comme vrai et faux, et qui appellent donc vos interprétations, culturés lecteurs. Personnellement, j’y ai vu une allégorie du Veau D’or mais façon Batman Origins ou la genèse trouble de la véritable sauce tomate italienne. Ou encore, si j’en crois la cyclologie, une synthèse cosmique de la chute de Rome, du Grand Soir et de Mai-68. Mais j’imagine me fourvoyer, et j’espère que l’auteur se fera un plaisir d’expliquer le pourquoi du comment de la chose, pour ne point laisser nos âmes dans la tourmente.
Texte retranscrit d'un manuscrit attribué à Cesare Vaiocorso di Ser Agello à la bibliothèque de Prato. Premier chapitre. p.5.
Au bout de la cité, les maisons s'étaient arrêtées de pousser. Une terre malsaine perçait à la surface d'un champs poisseux d'humidité, pour aller mourir à l'ombre des vieux remparts. À l'abri des regards, la plèbe s'y acquittait de ses affaires les plus louches. C'était un lieu tabou et redouté. C'était aussi là que le chien jaune avait décidé d'édifier son royaume. Il s'était constitué une niche dans laquelle il avait accumulé des os et d'autres babioles impossibles à identifier qu'il mâchouillait allègrement. Parfois ses aboiements se mélangeaient à des cris qui s'étranglaient dans le sang. Telle était la rumeur, on le prenait pour un assassin. Aussi commença-t-on à le craindre. Et il se murmura parmi les séides qu'il fallait à présent régler leurs affaires ailleurs. Le soir, le chien jaune sortait de son trou, chassé par la faim. Au détour des ruelles, il disputait aux rats une pitance qui ne suffisait pas à cacher ses vieux os : morceaux de carne avariée, quignons de pain, trognons de pomme. On ne l'avait jamais vu laper autre chose que l'eau des flaques boueuses, croupissant au creux des chemins. Une blessure au jarret l'avait laissé claudiquant, infirme parmi les infimes. Malgré ce corps décharné, dépouille mouvante, ses yeux étaient petits et noirs, bien trop vivants pour être honnêtes, emplis d'une volonté malicieuse. Ce pouilleux était aussi issu d'une race indéterminée, puant la bâtardise à plein nez. Cela allait avec les méchantes considérations qui accompagnaient la mémoire de sa défunte mère, surnommée à travers toute la ville « la pute ». Encore, son pelage était jaune terne à cause de la crasse. Mêmes les pluies qui tombaient à grosses gouttes n'effaçaient pas sa souillure.

Les gens cependant lui vouaient un culte bizarre. On murmurait qu'il était d'«une noblesse ancienne… un ange qui tutoie les bêtes et la vermine sans crainte… peut-être même un saint ! ». C'était comme cela que s'étaient répandues la rumeur et la superstition, de partout dans la ville. Désormais les mères interdisaient aux enfants de lapider le chien avec leurs cailloux. Par peur on n'osait point le toucher, même du bout du pied, pour le faire dégager du milieu de la route. Il divaguait, libre, au gré du hasard et de la faim : traînant là une vieille botte qu'il avait chipé aux abords d'un jardin, volant ici le pain des mendiants, urinant devant la maison du maître-boucher. Honteuse et insignifiante, on ne remarquait que sa présence dans les rues d'Orvieto. Ses griffes, jamais taillées, raisonnaient contre le pavé. Les pauvres hères se pressèrent alors en pèlerins pour recevoir une hypothétique bénédiction, et les riches sortaient de leurs palais dorés pour écouter ses occultes conseils. Son royaume de tourbe se transforma en enceinte sacrée. La dévotion prit place là où on ne l'attendait plus, dans la plus grande misère morale. L'honnête homme y voyait grande déraison et, à grande raison aussi, les racines de la division. On disait que les partisans de l'idole canin avaient fait venir dans les campagnes des troupes étrangères à la cité, des fantassins armés et des bannerets expérimentés. Un capitaine anglais logeait sa troupe dans les sous-bois, attendant de lâcher sa meute pour s'emparer du butin. Car les gens d'Orvieto étaient forts riches, et les riches ne vivent que dans la peur de perdre les trésors qu'ils accumulent inlassablement. Ces hordes voulaient égorger la cité, la saigner de ses biens et de ses hommes. Cela n'était que le dit d'un vendeur de poules ivrogne. Pourtant, comme il arrive en pareille époque incertaine, la rumeur grossit, s'étendit, jusqu'à éclater comme une tomate bien mûre dans toute la ville. Et la ville fut donc assaillie d'ennemis invisibles ou lointains. Les bourgeois peureux s'enfermèrent dans leurs demeures, les échoppes et les fabriques cessèrent leurs affaires, les portes des églises se fermèrent. Ainsi, une quiétude étrange pesa sur les tuiles sanguinolentes d'Orvieto, comme une chape de plomb.

Le soir, une pluie si forte tomba que personne ne pouvait plus marcher dans les rues. Le vent épais emportait tout sur son passage. Or, des pauvres, ou bien des étrangers aux cheveux blonds et à la face brûlée, ou bien des proscrits revenus dans le rang, étaient réunis secrètement dans la petite chapelle dédiée à Marie, construite près des anciennes tombes romaines, un peu en dehors d'Orvieto. Là, ils parlementèrent longtemps de choses et d'autres, toutes profanes, mais ce qu'il faut savoir c'est qu'il se dit qu'ils voulaient faire céans de leur chien galeux un roi. Deux des leurs, Porfirio, un tavernier et Michelino, rempailleur, furent désignés pour porter la pétition au Conseil réuni dans le Palais. Cet outrage scandaleux fait à la loi de Dieu et des hommes provoqua la colère des citoyens avisés. Une émeute éclata. Les partisans du chien et ses contempteurs s'affrontèrent sur la Place avec force haine et violence. Partout les rues bourdonnaient de tumultes et de rumeurs, à tel point que personne ne savait plus qui était avec qui. Le fils frappait le père, qui en retour mettait en sang le fidèle serviteur, qui lui-même battait son propre cousin. Cela dura jusqu'à la matinée suivante. Pendant ce temps, les ouvriers pillaient les boutiques de leurs maîtres, tandis que des chevaliers sans honneur rançonnaient sans pitié. Michellino reçut une pierre en pleine tête et fut tué sur le coup, Porfirio s'enfuit à Bologne où il devint un charpentier réputé. Le sang coula beaucoup sur le pavé encore ruisselant du déluge de la veille. C'est à ce moment là qu'on vit sortir du palais une grande fumée noire qui passa devant la petite place du Trastevere, là où les lavandières se rassemblent et discutent au soir, puis celle-ci retourna se noyer dans le fleuve, au niveau des boutiques des gantiers. Et donc, cela fut vu par plusieurs personnes, les gens s'en retournèrent ensuite à leur maison, le conseil vota les actes d'expiation, des processions partirent d'un bout à l'autre des vingt-quatre quartiers. Puis, de manière soudaine, sans qu'on sache si cela venait des émeutiers ou des partisans du gouvernement, le feu vint tout emporter dans le Palais. Il le dévora de l'intérieur, puis vint grignoter les toits des hautes bâtisses tout autour, d'abord celle de la Banca Sacra del Monte, le palais des Belletti, celui des Buondelmonti, des Valenziani, des Rochecelli et enfin les loges du marché aux étoffes. Certains de ces monuments demeurent à l'état de ruine encore aujourd'hui, c'est le cas du palais des Valenziani, famille de patriciens qui a été chassé à la suite de la disparition du chien jaune. À cause de l'incendie qui répandait ses flammes, les femmes, les enfants et les vieillards se déversèrent sur les places, tels des petits insectes désorientés. Comme revenus à la raison, lassés de cette frénésie inepte, effrayés surtout du soudain embrasement, les hommes arrêtèrent les combats. Alors les cloches sonnèrent d'un bout à l'autre de la cité, et c'était encore plus grand tumulte, mais cette fois les hommes combattaient les flammes au lieu de se déchirer les flancs. Pendant ce temps, on voyait le chien jaune errer tranquillement dans les rues d'Orvieto, de sa démarche désinvolte, insensible à l'apocalypse qui l'entourait. Il s'avança vers le corps de Michellino et commença à laper le sang du pauvre rempailleur, il en avait plein la bouche, comme si cela pouvait étancher une soif malsaine. C'était là, au milieu d'une ruelle étroite, que Salvestro d'Accianti croisa l'infâme créature, léchant tour à tour ses croûtes purulentes et croquant les corps éparpillés. Le prévôt de la Commune avança doucement et en tirant son épée vers la bête, monté sur son destrier nerveux, un pur-sang espagnol à la robe noire qui, sentant le danger, se cabra de toute sa hauteur pour écraser la tête du canidé maudit entre ses sabots puissants. Le chien jaune sauta avec une vivacité inattendue entre les jambes de son redoutable adversaire, il s'enfuit par un égout glauque au débouché imprévisible.