L'Anémone Couronnée

Le 13/09/2017
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par Clacker
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Dossiers / Appel à textes P.K.Dick-like
Avec la première contribution à l'appel à textes P.K.Dick-like, Clacker met la barre super haut en évitant toute fioriture. Comme dirait Bob Arctor dans Substance M : "Il se peut que ce soit seulement mon imagination. Quelle que soit la nature de ce qui m'observe, ce n'est pas Humain. À la différence de Donna aux yeux noirs, ça ne bat jamais des paupières. Que peut voir un scanner ? Ce qu'il se passe dans la tête ? Ce qu'il se passe dans le cœur ? Est ce qu'il voit à l'intérieur de moi ? à l'intérieur de nous ? Clairement ? Obscurément ? J'espère qu'il voit clairement parce que moi je n'arrive plus à voir en moi même. Je ne vois que des ténèbres. J'espère pour tout le monde que le scanner fait mieux. Parce que si le scanner ne voit qu'obscurément comme moi, alors je suis maudit... doublement maudit. Et comme ça, on finira tous morts en sachant très peu de choses. Et même ce très peu de choses, on l'aura compris de travers." P.K.Dick avait une sœur jumelle. Décédée de malnutrition âgée à peine de quelques semaines, elle le hantera toute sa vie, surgissant d'innombrables fois dans ses écrits sous les traits d'une belle et jeune femme brune. Souvent une psychotique.
Tout me semble étrange aujourd'hui. Réfléchissons un peu. Etais-je la même personne lorsque je me suis éveillé ce matin ? Je crois me souvenir de m'être senti un peu différent. Mais, si je ne suis pas identique à moi-même, alors qui puis-je bien être ?
Devant le miroir me vient un malaise. Il y a plusieurs années que je ne me suis pas rasé, et la vision de mon visage glabre me donne la nausée. Que l'on se contente de survoler mes traits dans leur ensemble peut passer. Mais si l'on se concentre sur un élément en particulier - comme ma bouche charnue et rose, ou mes yeux étrangement inclinés et flous, ou encore mes sourcils bizarrement dessinés - on a le sentiment que rien ne concorde. Il vient naturellement une désagréable impression de disproportion sans pour autant pouvoir se la représenter clairement. Quelque chose, au-delà même des apparences, repousse.
Je me sens irradier d'une séduisante monstruosité - de celles dont on ne peut détourner le regard, à la fois fasciné et dégoûté.
Je tourne le robinet et observe avec dépit les longs poils noirs qui s'agrègent, tourbillonnent et disparaissent dans la bonde de l'évier comme un animal pressé de rejoindre son trou.
En sortant de la salle de bain, je repense à cette théorie selon laquelle nos pensées et nos actes modifiraient, imperceptiblement dans l'immédiat, et pourtant de manière effective, notre physionomie toute entière. Me viennent à l'esprit des visages de jeunes filles boudeuses à la beauté dure et froide semblable à leur narcissisme. Et des têtes de vieillards aux traits creusés et à la peau rongée par l'aigreur et l'abattement. Et des trognes de simplets à la face relâchée, aux organes grossiers à l'image de leur appréhension du monde. Et mon propre visage, fourbe et tendu, pourtant flasque et incertain, insuffisamment dessiné, comme fuyant couvert de honte sous le premier regard. Suis-je vraiment tel que mon visage me décrit ?

Je descends l'escalier doucement, sans faire de bruit, comme si j'étais un étranger entre les murs de la demeure qui m'a pourtant vu grandir. Je me veux invisible partout, tout le temps, même devant ma famille. Soutenir les regards m'est difficile, et me justifier, exprimer mes opinions et mes émotions relève de l'impossible. Je vois les yeux de mes proches occupés à détailler mes faits et gestes, à scruter mon comportement maladroit, à juger tout mon être dans une expression sardonique.
Je regarde mon père droit dans les yeux, lui qui boit son café à petites gorgées rapprochées et bruyantes, courbé comme un rapace sur son bout de pain beurré, je le regarde dans les yeux et je pose mes deux paumes sur la table, et j'approche mon visage du sien, je le regarde dans les yeux et il arrête de tremper son pain dans sa tasse, il reste en suspens, stupéfait, il n'avale même pas la bouillie qu'il a dans la bouche, je le regarde dans les yeux et lui dis d'une voix forte et stricte :
- Je me suis rasé ce matin.
Mais je ne le regarde pas dans les yeux. Je descends l'escalier et je contourne la table. Lui ne dit rien. Il lit le journal sans même relever la tête à mon passage. L'on n'entend que le bruit de sa mastication dans le silence du matin. Je me sers du café et roule une cigarette en guettant son comportement par en-dessous, puis je sors.
L'automne déverse son crachin sous la lampe extérieure et le soleil voilé se lève à peine. Il y a dans le calme de l'aurore quelque chose d'inquiétant, comme dans l'eau stagnante d'un puits ou la sombre profondeur d'une cheminée.
Je me sens à nouveau pris d'un malaise. Quelque chose d'humide est en train de traverser mon pantalon, la lumière est faible et je ne vois pas ce que c'est. Il se forme une auréole, elle grandit, je peux le sentir. Je rentre dans la maison et jette mon restant de café dans l'évier, puis je me précipite dans les toilettes du rez-de-chaussée. Me contorsionnant dans tous les sens, je constate que mon jean est taché de sang. Pourtant je ne sens aucune blessure. Se peut-il qu'un animal blessé ou mort ait pu se trouver sur cette chaise de jardin ? L'angoisse me prend et contracte mon estomac, j'ai le souffle court. Peu probable, à moins que quelqu'un l'ait posé là volontairement...
Je retire mon pantalon et vois que mon caleçon est également imprégné de sang. Je vérifie mes hanches et mon entrejambe à la recherche d'une coupure ou d'une plaie quelconque, hébété, mais ne trouve rien. Je décide finalement de me changer et de laisser mes interrogations en suspens.

Passant devant la porte de la cave sous l'escalier, je crois entendre des bruits. On dirait presque une voix venant du sous-sol. Mon père a quitté la cuisine, et je me demande ce qu'il peut fabriquer là-dessous. J'attends et j'écoute. Voilà qu'il m'appelle, doucement. Je crois bien qu'il me demande de venir. Pourtant je ne suis pas tout à fait sûr qu'il s'agisse de lui. Encore une fois, je me sens mal, mais je ne me vois pas l'ignorer s'il a besoin de mon aide. Tirant la porte vers moi, je passe le seuil et descends l'escalier de pierre en colimaçon. Seule une petite lueur en fond de salle me permet de distinguer les formes des objets divers massés un peu partout. Je m'approche toujours plus de la lumière, et me fais l'effet d'un papillon inexorablement attiré par l'éclairage électrique. La ventilation est recouverte de mousse noire et siffle irrégulièrement sur des notes graves. Nulle trace de mon père, seulement un bric-à-brac de porte-manteaux et de malles en piteux état. L'une d'elles en particulier attire mon attention. Je pense m'en souvenir. Il s'agit du coffre où l'on a entreposé les affaires appartenant à ma mère qu'on ne pouvait donner ou jeter. Je l'ouvre et commence à fouiller. J'en retire plusieurs objets et les pose sur un coin de table : quelques robes mangées par les mites, des chaussures à talons vertes au cuir usé, un nécessaire à maquillage et surtout un collier d'argent en croissant de lune. J'observe longuement mon inventaire, déplie et replie les vêtements. Je me remets à arpenter la pièce avec curiosité. Mon attention finit par se porter sur une colonie de chenilles processionnaires au sol qui semblent se diriger en file indienne vers un renfoncement de la cave, une sorte de petite annexe qui descend encore un peu plus sous terre par l'intermédiaire d'une rampe. Je suis la procession de larves jusque dans cette pièce étroite où trône un antique miroir sur pied au tain abimé et dont les brisures par endroits forment des alvéoles.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, entièrement nu devant ce miroir. Et peu importe si mon père me demande, depuis le rez-de-chaussée, de remonter. Je lui dirai que je resterai là jusqu'à ce que je sois quelqu'un d'autre. Et puis le temps se perd lui-même.
J'ouvre le nécessaire à maquillage de ma mère. A l'aide d'un pinceau, je m'applique un fond de teint très clair sur la peau, sans trop savoir comment faire. Peu importe, il suffit d'en mettre partout. Je vais jusqu'à me peindre les mains, les bras et la poitrine ; je vide entièrement la boite. J'attrape ce que je pense être du fard à paupière et je me l'étale autour des yeux. Ca déborde de partout. Je prends le temps de me peindre les ongles des mains et des pieds avec un tube de peinture acrylique noire qui traînait là, faute de trouver du verni. Enfin, je m'applique du rouge à lèvres vif, presque orangé. Pour finir, je détache mes cheveux bruns que je porte longs depuis aussi loin que je me souvienne.
M'approchant au plus près du miroir, je détaille toutes parcelles de mon visage. Malgré la pénombre, je constate que chaque élément de ma face prend un sens nouveau. Ma bouche est une merveille vermeille. Mes yeux brillent d'un éclat noir de jais. Mon visage fin est un masque de seduction tout entier.
Comment suis-je resté aussi longtemps privé de mon identité ?
D'un pas léger et cérémonial, je viens chercher la robe blanche que j'ai choisie plus tôt, les chaussures à talons et le pendentif en forme de lune. Il me semble entendre des choeurs d'enfants pendant que je m'habille. Une souris qui passait par là s'arrête un instant pour me contempler. Une fois habillé, la légèreté d'un tel vêtement me stupéfie et me transporte de joie. Je retourne me poster devant la grande glace, et dans un geste lent et mesuré, j'attache le pendentif autour de mon cou, et la lune vient se reposer contre mon sein.
Je me regarde longuement, je m'admire et... je suis pris d'un malaise. Quelque chose ne va pas. La nausée me vient, et mon coeur s'emballe. L'immense apaisement que je ressentais quelques minutes plus tôt s'est évaporé, et j'ai le sentiment de m'enfoncer dans le sol comme si j'étais fait de plomb. Je suis toujours chargé de la même malédiction. Pleurant en silence et tout tremblotant, je relève lentement ma robe sur mes genoux, face à mon reflet. Puis sur mes cuisses. Puis sur mon sexe. J'éclate en sanglots devant ce pénis et ces testicules qui ne ressemblent à rien sinon une boursouflure cancéreuse.
D'abord le désespoir me vrille l'esprit. Mais il se voit chassé par une extraordinaire colère. La vue de mon appareil génital m'insupporte, le simple fait de le savoir pendant entre mes cuisses me fait me tirer les cheveux jusqu'à les arracher par touffes entières. Je parcours la cave furieux et renverse tout ce que je peux. Des commodes s'écrasent sur leur tranches, des lanternes du siècle dernier explosent au sol ; tout est bousculé et finit par se briser.
Je m'arrête brusquement lorsque je découvre un objet particulier qui se trouvait sous une pile de vieux vinyles : de grands, fins et effilés ciseaux de couture en acier. Retenant ma respiration, j'attrape l'outil et retourne lentement face au miroir taché d'humidité.
Je reste longtemps ainsi, à me contempler, ciseaux à la main. Puis doucement je soulève ma robe au-dessus de mon bas-ventre, coince le pli avec mon avant bras contre ma hanche, et attrape l'ensemble de mon sexe à sa base avec ma main gauche. De la droite je rapproche les ciseaux, ouvre les lames et les positionne ; l'une sous la naissance des testicules, l'autre au-dessus de celle du pénis. Serrant et tirant mon appareil génital de toutes mes forces, je referme les lames des ciseaux aussi sèchement que possible. L'acier s'enfonce de plusieurs centimètres dans les chairs mais se bloque à mi-chemin, la pression n'est plus assez grande pour tout couper d'un coup. Le sang s'écoule à gros bouillons et des auréoles noirâtres imbibent la robe blanche de ma mère. Je dois m'y reprendre à deux, puis trois fois avant de sectionner complètement le sexe. Le sang se répand en cascade sur le sol de terre battue et j'ai le temps de me regarder dans le miroir et de sourire à mon reflet avant de me sentir basculer en arrière.