Le billet de train

Le 18/10/2017
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par Mill
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Rubriques / Absurdismes
Premier épisode d'une nouvelle rubrique de Mill, Absurdismes, composée de scénarios de films qui n'existent pas et qui n'ont pas forcément vocation à exister selon l'auteur. Mill y explore l'écriture cinématographique et le comique de situation tout en affirmant que ce sont des faux scénars. Pour avoir lu les 3 premiers, je trouve que le concept tient la route et qu'il serait tout autant plaisant de les visionner que de les lire. D'ailleurs, ça pourrait faire l'objet d'un programme court pour France 2 entre le journal et le primetime du soir, les bandes annonce et la météo. Les programmes du même genre qui existent sont carrément moins bons puisqu'ils misent tout sur le mimétisme et le pathétique effet miroir comique, traitent de travail, famille, voisinage, école, soit le néo-pétainisme de nos quotidiens proprets. Là ça aurait le mérite de nous plonger dans l'imaginaire pur et la disjoncte, dans la veine des Monsieur Cyclopède et autres desprogeries, suscitant un abondant courrier de complaintes et insultes et quelques anévrismes de gens trop terre à terre. Ce serait vraiment d'utilité publique pour le coup. Vivement l'adaptation donc.
1. Intérieur jour. Comptoir de bar.

Un bar tout ce qu'il y a de classique. Derrière le comptoir, un barman lit un journal quelconque. Un nouveau venu s'avance, très sûr de lui.
Le client :

Bonjour, Monsieur.

Le barman (sans lever les yeux de son journal) :

Egalement.

Le client, offusqué :

Vous pouvez arrêter de lire, s'il vous plaît ? C'est un peu...

Le barman, reposant le journal en souriant :

Irrespectueux ? Oui, je sais, c'est exprès. Ca pose un personnage, vous comprenez.

Le client, inquiet :

Heu... Vous devriez pas dire ce genre de choses. On a commencé, là. C'est... C'est en cours.

Le barman, ouvrant de grands yeux :

Visiblement, pour vous, tout ça, c'est... très sérieux.

2. Intérieur nuit. Une chambre peu éclairée. Flashback intempestif.

Le client du bar, assis sur une chaise métallique, apprend son texte. Il récite dans sa tête, bougeant les lèvres de façon frénétique. Parfois, il se tourne vers un miroir et sourit, grimace ou prend l'air triste. Il fait mine d'attirer l'attention d'un barman, de payer, recommence parfois son geste en faisant la moue, démontrant que son jeu ne le satisfait qu'à moitié. Il s'encourage à voix haute.

3. Intérieur jour. Comptoir de bar.

Le client :

Sachez qu'il n'y a rien de plus sérieux.

Le barman, faisant de grands yeux :

Bon bon, okay, d'accord... Vous voulez quoi ?

Le client :

Vous savez très bien ce que je veux.

Le barman, légèrement exaspéré :

Attendez, vous me dites que c'est sérieux et vous vous en tenez même pas au texte...

Le client, peu fier :

Oui, pardon. Je... J'étais pas dedans... En même temps, sans déconner, votre première réplique, là, tout à l'heure, elle m'a carrément sorti de l'histoire. Va me falloir du temps, j'vous l'dis...

Le barman :

Allez, c'est bon c'est bon, on reprend : qu'est-ce que vous voulez ?

Le client :

Un aller-retour pour Toulouse. En première, s'il vous plaît.

Le barman :

Je demande qu'à rendre service, mais là, c'est un bar.

Le client, sans se démonter :

Je ne vois absolument pas le rapport.

Le barman :

C'est pas parce que je suis barman qu'il faut se foutre de ma gueule.

Le client :

Vous auriez un peu insisté pendant votre cursus scolaire, peut-être que vous ne seriez pas barman.

Le barman, furieux :

Non mais ça va ouais ! Vous entendez ce que vous me dites ?

Le client, tout sucre, tout miel :

Ah non mais le prenez pas comme ça... C'est le script, moi je balance mes phrases et...

Le barman, soufflant dans sa barbe, dépité :

Et voilà. Vous êtes incorrigible. C'est votre premier rôle, non ? Parce que là...

Le client, rouge de honte :

Pardon-pardon-pardon-pardon... Je... Je reprends, je reprends, on a rien vu, rien entendu, c'est pas grave, on en était où ?

Le barman, un peu blasé, la voix traînante :

Non mais ça va ouais ! Vous entendez ce que vous me dites ?

Le client :

Moi, je veux juste mon aller-retour. En première, s'il vous plaît.

Le barman :

Et moi, je vous répète que ceci est un bar, et dans un bar, excusez-moi, mais vous aurez beau chercher, vous pouvez toujours vous gratter pour acquérir le moindre billet de train.

Le metteur en scène :

Coupez ! Elle est bonne ! (se tournant vers le scénariste) Ca va, les répliques ?

Le scénariste :

C'est presque ça.

Le barman :

Quoi ? J'ai fourché ?

Le metteur en scène :

Les personnages, vous restez dans vos rôles, s'il vous plaît. On a suffisamment cafouillé comme ça.

Le scénariste :

Eh non ! (secouant les mains et mimant l'agacement) La première phrase, nickel. Bien placée, bonne diction, le ton est juste, parfait. Le « on a suffisamment cafouillé comme ça » arrive beaucoup trop tôt.

Le metteur en scène :

Ah, j'ai sauté une réplique ?

Le barman :

Heu, du coup... Moi, je lui vends ou je lui vends pas, son billet de train ?

Le metteur en scène :

Un billet de train ? Dans un bar ? Vous n'êtes pas sérieux ?

Le metteur en scène encore au-dessus :

C'est bon, on la garde. Coupez.

Le vrai scénariste :

Je voudrais pas la ramener mais la scène n'est pas proprement terminée. Il manque la chute.

Le metteur en scène encore au-dessus :

Oui-oui, je sais. Mais là, y a un réglage lumière. Un truc technique, vous pouvez pas comprendre.

Le vrai scénariste :

Mais je vous emmerde, mon petit ! Vous savez ce que c'est, vous, une synecdoque ?

Le barman, l'air idiot :

Je voudrais pas dire de connerie mais...

Le client, acide :

Ce serait crédible si vous la fermiez.

Le barman, sans relever :

Je crois que c'est une marque de vélo turc. Un truc avec des pédales, en tout cas, et des épices.

Le dernier metteur en scène :

Coupez ! C'est vraiment n'importe quoi, on la refait.

Le barman :

Ca me dit toujours pas si je peux lui vendre son aller-retour.