L'insoutenable nostalgie des cabines téléphoniques - 2/2

Le 17/04/2018
-
par CTRL X
-
Thèmes / Saint-Con / 2018
Suite et fin de l'extraordinaire contribution de CTRL X pour la Saint Con 2018. On découvre enfin et avec joie qui est sa cible cette année. Croisons les doigts pour que les amis de cet écrivain soient moins vindicatifs et mongoliens que ceux de Bernard Werber. Rappelons nous qu'il y a une dizaine d'années la productrice de la ferme célébrité et un des scénaristes de l'adaptation cinématographique de Michel Vaillant menaçaient de nous traîner devant les tribunaux par les organes génitaux.
4.

Il n’existe aucune mauvaise raison de fusiller un homme, d’un point du vue environnemental ou idéologique. Aucune bonne raison non-plus d’ailleurs. Simplement, si c’est décidé, aucune justification n’est au fond plus importante que le déroulé des évènements postérieurs à la sentence, jusqu’à cette balle qui vous ôtera le moindre doute à ce sujet. Au sujet de tout, pour ainsi dire. En gros, je me laissais faire.

On m’emmena. Sous l’escorte des soldats de l’opération Sentinelle, on me plaça au coin de l’aile Ouest de cette bonne vielle cathédrale de Strasbourg. Et l’on m’y laissa un moment sans aucune consigne. Puis la cérémonie protocolaire se mit en place. Un périmètre de sécurité fut installé à l’aide d’un simple cordon de couleur rouge, semblable à ceux de l’entrée de toutes ces boites de nuit dans lesquelles je n’avais jamais mis les pieds. Je me demandais s’il était prévu que la majorité des membres du peloton tire à blanc, comme ce fut la coutume dans le passé. Une manière de déculpabiliser les bourreaux de la République. Une certaine euphorie animait en tout cas les hommes armés. Participer à une exécution publique, c’est tout de même quelque chose à raconter, le soir venu au téléphone, pour changer, à une épouse ou une petite amie soudain curieuse, à des centaines de kilomètres de distance. Mon jeune public avait sagement suivi notre migration et ne perdait rien des préparatifs. Les enfants se faisaient maintenant passer une gaufre au Nutella, mais pour le reste, ils étaient toujours assis en tailleur, disciplinés et attentifs. Eux, me mettaient franchement mal à l’aise. Herr Keller me chercha partout, tenant par le guidon mon vélo rescapé. Le visage de mon ancien professeur s’illumina lorsqu’il m’aperçut. Il me montra la bicyclette et me fit comprendre qu’il avait fait des miracles. Puis il considéra la scène dans son ensemble et comprit qu’on s’apprêtait à me trouer la peau. Herr Keller se posta alors juste derrière le cordon de sécurité, plaça ma monture sur sa béquille, croisa les bras et secoua la tête gravement. J’avais des difficultés à déchiffrer son sentiment général face à la situation. Mais avais-je déjà compris cet homme ? Qu’il parle français, allemand ou qu’il hoche la tête comme un abruti, je restais de toute manière dans le vague. Dave et Casey s’étaient envolées dès que le soldat m’avait annoncé la sentence, envolées vers d’autres horizons, avec en ligne de mire une communication plus saine. Plus authentique. « Pas des mouches à merde, ducon.. » avais-je capté une dernière fois avant qu’elles ne disparaissent de ma vue.

Je ne savais pas quelle attitude adopter. Fallait-il que je croise dans le dos ces mains que personne n’avait pris la peine d’attacher ? Où devais-je regarder ?
J’avais embarqué Au pire tu tombes dans la poche arrière de mon pantalon. Puisque nous nous trouvions visiblement dans un temps mort, je décidais d’en lire les dernières pages en vitesse.

Pour résumer, six mois après l’épisode du Mont Barney, Andrew et Haylen étaient assis face à face, occupant une table mal située dans un restaurant japonais à volonté. Haylen rencontrait des difficultés à tenir convenablement ses baguettes. Il faut dire que son gros orteil remplaçait à présent son pouce droit. L’ascension du versant Est du Mont Barney s’était révélée délicate en raison de conditions météorologiques très défavorables, exactement comme l’avait prédit Andrew. Haylen, qui ouvrait la voie, avait glissé sur la roche et fait une chute de cinq mètres. La corde qui l’assurait s’était prise autour de son pouce et avait sectionné le membre sur le coup. Pour compenser, peut-être, Haylen avait pris du poids. Elle tentait de terminer sa troisième assiette, dans laquelle il ne restait qu’un Osaka Maki isolé, qu’elle ne parvenait pas à attraper. Andrew la regardait faire. Ils n’avaient pas échangé une parole depuis qu’ils s’étaient assis. Andrew la tança :
—    Utilise tes doigts, pour l’amour du ciel...
—    Je vais y arriver. Laisse-moi tranquille.
—    Utilise tes putains de doigts, ou ce qu’il en reste.
—    Je vais y arriver, Andrew. Ce n’est qu’une question de mental.
—    Utilise tes doigts, merde ! Qu’on puisse se tirer d’ici !
—    Andrew, je t’en prie…
—    Je t’avais dit que les données pluviométriques étaient dégueulasses, oui ou non ?
—    Tu me l’avais dit. Je sais…
—    Alors finis avec tes doigts et tirons-nous d’ici !
—    Tu ne comprends pas. Je ne peux pas me laisser aller à la facilité. Je dois me battre.
—    Tu veux te battre ? Tu veux te battre, Haylen ?
Andrew se leva d’un bond et gifla sa femme, puis il resta un moment sans bouger et éclata en sanglots. La morve au nez, il dit encore « Tu veux te battre, Haylen ?... » puis il s’en alla attendre dans la voiture qu’elle ait terminé son assiette.

On entendit alors le tapotement d’une main contre la mousse d’un micro HF, un court larsen, puis une voix annonçant : « Mesdames et Messieurs, dans le cadre de notre programme culturel estival, nous vous proposons dans une poignée de minutes d’assister à l’exécution publique d’un citoyen français n’ayant pas donné entière satisfaction aux services de renseignements habilités ! »
Le type qui tenait le micro était mon ancien responsable de plateforme à l’époque où je bossais comme conseiller clientèle pour un grand opérateur téléphonique. Cyril, je crois qu’il s’appelait. Un mec incroyablement détestable qui insistait pour que je réduise ma DMT (durée moyenne de traitement des appels). La DMT est un indicateur KPI (Key Performance Indicator) qu’il trouvait déplorable chez moi (ne sois pas trop pédagogue, répétait-il. Tu n’es pas ici pour instruire le client. J’ai écouté attentivement tes derniers appels et franchement, ça ressemble à du sabotage en règle).
Quoi qu’il en soit, mon ancien manager poursuivit : « Je suis Cyril Langlois et j’aurais le plaisir d’animer cette fusillade. J’aurais également l’immense privilège d’être secondé dans cette tâche par Madame Angot, qui nous fait l’honneur de se joindre à nous en cette belle après-midi. Mesdames et Messieurs, Christine Angot s’il vous plait… »

Christine Angot fut acheminée à bord du petit train touristique de la ville de Strasbourg, une autre façon de visiter la capitale européenne, un véhicule électrique d’une lenteur exaspérante permettant aux excursionnistes en fin de vie de redécouvrir le charme des ruelles étroites, le romantisme de la Petite France, mais aussi les quais et les ponts couverts. Christine se situait à l’avant-dernier rang et portait le petit casque en plastique diffusant les commentaires audio. Elle avait l’air encore plus contrarié qu’à la télévision. En dépit de conditions météorologiques très favorables, elle portait un pull en cachemire scintillant au motif abstrait, pouvant aussi bien évoquer la cartographie d’un pays inconnu qu’une flaque de bile. Elle descendit du petit train et débarqua la masse (c’est à dire l’objet à percussion) qu’elle avait emmené avec elle. Puis elle s’approcha de nous en faisant racler derrière elle, sur les pavés, la tête de l’outil. Elle s’installa finalement sur un tabouret de bar, à quelques mètres de moi, juste à côté des militaires. La masse était posée debout, à ses pieds.

Cyril commença par décliner mon identité, ma date de naissance, mes identifiants Pole Emploi et divulgua même mon mot de passe C-Discount (non-merci-je-regarde-juste67). Il dit : « Nous allons à présent procéder à la lecture du chef d’accusation. Christine, vous pouvez intervenir à tout moment ». Angot répondit : « J’aime Strasbourg. Sa fluidité. Son essence si vous voulez. Mais surtout, - et on s’en rend compte immédiatement quand on est à bord du petit train-, la schizophrénie historique de cette ville tiraillée. Cet écartèlement historique, on le perçoit aujourd’hui encore à travers ses habitants et ses visiteurs occasionnels. Je suis tout à fait heureuse d’être là » Son visage ne trahissait rien de son contentement et cette première réplique méritait déjà une prise d’étranglement. Ça commençait fort. On ne s’ennuie jamais vraiment avec Christine. Elle n’était pas amplifiée. Son hystérie légendaire suffirait sans aucun doute à porter haut et fort les imprécations dénuées de logique qu’elle ne manquerait pas de proférer.

Christine Angot, ce serait trop simple de seulement la gifler jusqu’à ce qu’elle perde connaissance et finisse par la fermer. Quelque chose en moi m’exhortait à l’aimer aussi, parce que cela constituait un véritable défi. Quelque chose me disait que si je pouvais avoir de la tendresse pour cette femme, en dépit de toute les horreurs qu’elle m’inspirait, j’aurais atteint un niveau spirituel suffisant pour me réincarner en ficus. Christine demeure l’étalon de valeur inestimable de notre soi-disant humanité. Comme un trop grand défi à l’instinct. On a toujours un peu envie de l’extraire de la caverne par les cheveux, la trainer jusqu’à un endroit sec, inventer le feu et la bruler vive.

Le speaker poursuivit : « Nous exécutons aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, un cycliste vraisemblablement déprimé et parasitaire » Chrsitine Angot s’énervait déjà : « Le vélo, mais c’est insupportable à la fin ! On ne peut pas laisser les gens continuer à pédaler comme ça. Mais pourquoi faire ? Ça ne va nulle part un vélo. Ça ne transporte, à la rigueur, que celui qui le regarde passer. Mais pas le cycliste. Ce n’est pas vrai. Il faut tout même le dire, ça... ». Puisqu’il était scientifiquement impossible de dire un truc plus con que ça, je décidai de prendre la parole : « Et alors ? C’est agréable de faire du vélo. Surtout l’été. Et puis j’ai pas les moyens d’entretenir une bagnole. Alors quoi, c’est un crime ? ». Christine se fâcha tout rouge : « Mais qui parle de crime, enfin ? Vous n’êtes pas obligé de le prendre sur ce ton, vous savez… C’est très violent, je trouve, cette façon que vous avez de vous offusquer à la première remarque venue. Alors, si vous le permettez, laissez-moi vous dire cela : ce n’est pas un moyen de transport, en ce qui me concerne, le vélo. Voilà. Et si ça ne vous plait pas, tant pis pour vous mais je ne suis pas venue à Strasbourg pour me faire insulter, Monsieur. Que ce soit très clair. D’ailleurs où est-elle, votre bicyclette ? »
Herr Keller, un homme d’une grande gentillesse ne souhaitant que le bonheur de son prochain, un pédagogue né, sortit du rang pour offrir mon vélo en sacrifice à la chroniqueuse. Enfoiré, bâtard, fils de pute et dix de der. Christine le remercia d’un signe de tête quand coucha la bête à ses pieds. Elle dit « Vous permettez que je dispose de cette bicyclette selon mon bon vouloir, Monsieur ? » Herr Keller, très ému, répondit : « Faites comme il vous plaira, Madame Angot. Les deux pneus viennent d’être changés. Vous écrivez des choses terribles mais je me félicite d’avoir lu tous vos livres ». Et il reprit sa place derrière le cordon rouge.

—    Désirez-vous qu’on vous bande les yeux ? me demanda l’un des soldats.
—    Non, c’est gentil. Par contre, je pensais à un truc. Pour la dernière cigarette, ce serait possible que vous me filiez une Marlboro ? Mon tabac à rouler est tout sec, j’avais pas vraiment prévu ce cirque et j’aimerais partir sur un clope qui ressemble à quelque chose.
—    Euh… Négatif. Je regrette de ne pouvoir accéder à votre demande.
—    Ou une Camel, c’est bien aussi. N’importe quelle marque de blonde.
—    Ecoutez. Je suis désolé. Je suis obligé de me référer à la Loi Evin du 10 janvier 1991, amendée le 8 juillet 2017 dans le cadre des exécutions publiques. En gros, nous ne sommes pas autorisés à vous laisse fumer.
—    C’est charmant, putain…
—    Cela dit, nous disposons d’une vapoteuse de service, si vous le souhaitez.

Le soldat se retourna, enthousiaste, vers un de ses camarades et hurla :

—    Mike, stérilise moi un embout et dis-moi ce qu’on a en stock, comme parfum !

Ledit Mike fouilla dans son paquetage et annonça la couleur :

—    Ok. On a Lemon-Orange, de chez Juice, en 6mg. Buble Gum, en 3mg, de chez Vapinette. Blond Américain, le vrai gout du blond, en 6mg, toujours chez Vapinette. On a aussi Boston Menthol, de chez Pulp.
—    Combien de milligrammes ?
—    3 ou 6 mg, sergent. On a aussi un truc qui s’appelle Swoke Bisou, qui serait assez riche en saveur et disponible en 12mg.

J’hésitai sincèrement entre me tuer par suffocation volontaire et Swoke Bisou parce qu’il serait dommage de mourir idiot.
Le speaker, lui, débuta la lecture du chef d’accusation :
Monsieur A…. M…., né le 24 novembre 1979 à Douai. Vous êtes accusé de trahison à la patrie. Vous ne faites aucun effort d’intégration. Vous n’êtes même pas tatoué. Vous ne quittez jamais votre domicile lors des journées électorales. Le montant de votre dernier budget habillement annuel, annuel Mesdames et Messieurs je vous laisse juger, s’élève à soixante-quinze euros. 75 ! C’est du foutage de gueule pur et simple. Vous ne payez pas d’impôt. Vous n’avez pas jugé bon de créer votre page Facebook. Pire, vous êtes introuvable sur Twitter, Snapchat, WhatsApp… Vous n’êtes nulle part ! Vous n’existez pas. Vous vous croyez très malin. Pourtant, vous n’êtes pas militant. Vous ne signez aucune pétition en ligne, n’avez posté aucun commentaire sur les fils d’actualités disponibles ces cinq dernières années. Votre enfant de six ans n’est inscrit à aucune activité sportive ou culturelle. Vous n’avez pas de mutuelle santé. Vous n’avez jamais été embauché dans le cadre d’un CDI. Vous êtes séparé de votre conjointe…

-    Nous sommes un couple décohabitant, précisai-je.
-    Comment ça ?! Non mais qu’est-ce que j’entends ?? Un couple quoi ? Non, mais on marche sur la tête là. Mais enfin mais c’est pas POSSIBLE de dire des choses pareilles ! Décohabitant ?

Nous y étions. Christine Angot venait de perdre la tête. Le moment que tout le monde attendait. Elle bondit de son tabouret, empoigna la masse au passage et se dirigea vers mon vélo avec la ferme intention de commettre l’irréparable et de continuer à gueuler pour rien.

- Comment voulez-vous être un couple décohabitant ? Ça n’existe pas, un concept pareil ! C’est invraisemblable ce genre de truc. Ça suffit, quoi. Moi j’en ai marre. De ça.

Pouvait-elle au moins soulever cette fichue masse ? Avec ses petits bras de romancière ? Elle le pouvait. Elle fit même la démonstration d’une force ahurissante, qui jurait avec son physique de phasme médiatique. J’eus alors la certitude qu’elle n’était pas simplement folle à lier, mais aussi possédée par le démon. Je pensais alors au Handspinner acheté à mon père, mais je l’avais laissé sur la table. Enfin, je me voyais mal combattre cette créature littéraire armé d’une simple toupie à doigt. Christine Angot plaça donc ses longues et fines mains sur le manche de la masse, assez écartées, puis, sans aucun effort apparent, souleva l’outil très haut et l’abattit d’abord sur le pédalier de ma bécane. La mécanique s’éparpilla. La chaîne s’éleva dans les airs, comme un serpent effrayé. Le cadre du vélo se brisa net. Qui peut être assez vache pour massacrer un vélo ? Je n’aurais pas été davantage horrifié si elle avait égorgé un vieux chat sous nos yeux. On avait une histoire commune, cette bicyclette et moi. Je l’avais achetée à un étudiant en droit il y a cinq ans et j’en avais toujours pris grand soin depuis. C’était une machine relativement fiable, silencieuse, économique… Equipée du rétropédalage. Quand j’étais en colère, ou très déprimé, avant que ma compagne et moi ne décohabitions tout à fait, et qu’on se balançait encore des verres de vin à la fugure, j’enfourchais mon vélo et j’allais pédaler autour d’un stade, en pleine nuit. Ça me faisait beaucoup de bien. Christine frappa ensuite la roue avant. Les rayons pointèrent dans toutes les directions. Le couvercle de ma petite sonnette vint rouler jusqu’à mes pieds, au hasard des rebonds sur les pavés. Puis elle frappa la scelle, l’autre roue, le guidon. Quand il n’y eut plus de pièce assez volumineuse sur laquelle cogner, elle posa la masse et démembra à la main les morceaux restants, qu’elle lançait ensuite vers la foule. La vision de mon vélo écartelé me brisa définitivement le cœur. Je pouvais comprendre que l’on souhaite me fusiller, car j’étais bel et bien un connard, mais qu’on s’en prenne comme ça à de la mécanique de qualité allemande… Ils voulaient m’atteindre et c’était tout ce que je possédais. Je devais marquer le coup. Je perdis mon flegme :

—    Vous êtes des enculés. Vous êtes en train de détruire l’un des symboles de cette ville. Je vous assure que l’Alsace se souviendra longtemps de ce crime ! L’Alsace n’oublie jamais, Madame Angot !
—    L’Alsace n’existe plus, espèce d’andouille. C’est la région Grand Est à présent.
—    Grand Est mon cul ! répliquai-je, militant. Et c’est bien vous la conne ! L’immense conne ! Vous ignorez la somme d’ingéniosité humaine nécessaire pour concevoir et assembler un simple vélo. Force centrifuge, équilibre métastable, effet gyroscopique, toutes ses dynamiques, parfois contraires, ont eu besoin d’être domestiquées par l’Homme pour créer un moyen de déplacement sûr et confortable. Le plus ordinaire des vélos en dit plus sur l’Humanité que cette putain de Joconde, et tous les livres Saints et toutes les émissions de téléréalité.
—    Mais enfin vous ne pouvez pas dire ça, voyons. Mais STOP. C’est d’une violence inouïe…
—    Vous n’avez qu’à retourner dans votre loge, sale poufiasse frigide.
—    Et voilà… L’insulte sexiste. Evidemment.
—    Attendez avant d’être choquée, espèce de vieille gouine atroce ! Escroc littéraire ! Sombre pute à clics. Enlevez tout de suite vos sales pates démoniaques de ce qui reste de mon vélo ou je vous casse la gueule…

J’avais fait trois pas dans sa direction mais les soldats m’avaient ceinturé sans aucune difficulté. D’ailleurs, je ne l’aurais jamais frappé. Je n’ai jamais frappé personne, de toute ma vie. Mon bilan est catastrophique, du début à la fin.

Combien de fois avais-je fantasmé sur cette femme ? Fantasmé sur le fait que j’étais certainement l’Elu, celui capable de la remettre à sa place une bonne fois pour toute. Contrairement à tous ces artistes ligotés par la peur du scandale, je la démolirais à l’occasion de la promotion de mon prochain livre. Les jambes croisées haut sur le fauteuil de l’invité d’O.N.P.C, en toute décontraction, je parviendrais à la faire chialer devant tout le monde. Je serais parfaitement préparé au combat. Heureusement pour elle, on ne m’invitait nulle part mais soyons honnêtes : je nourrissais pour cette conne d’Angot une obsession très malsaine. Il m’arrivait d’enchainer les vidéos YouTube exposant ses pires interventions télévisées tout en essayant de garder mon calme. Une sorte d’exercice zen particulièrement hardcore. Niveau 8. Je finissais en général dans un état mental déplorable et j’évitais ensuite d’adresser la parole à quiconque avant la fin de la journée ; ce qui était peut-être le but de toute l’opération, maintenant que j’y pense. J’avais choisi Christine pour cristalliser mon dégout profond pour cette société. Et elle était parfaite de ce point de vue. J’en avais fait mon croque-mitaine. Comme beaucoup de mes contemporains, j’ai perdu trop de temps à me concentrer sur le pire, au détriment du mieux. Le vrai drame à propos des cons, c’est qu’ils sont souvent trop fascinants pour être ignorés. Ou brulés vifs. Leur bêtise de principe, leur agressivité chronique nous rappellent qui nous sommes réellement, une fois débarrassés de nos piètres tentatives de civilisation et de philosophie. Je ne connais aucun spectacle plus divertissant, plus obsédant qu’un con évoluant sans entraves dans son milieu naturel, imperméable à toute forme de beauté, de poésie ou d’humour.

Quand ma colère fut un peu retombée, Cyril continua la lecture du chef d’accusation :

Vous n’appartenez en rien à ce système. Pire encore, vous vous en vantez dès que l’occasion se présente. Vous aimez dire que vous n’avez pas la télévision. Les publicités vous dépriment. Vous avez souscrit à un forfait téléphonique à 2 euros, par pure mesquinerie, et vous exigez de vos correspondants qu’ils vous rappellent, pour ne pas dépasser votre misérable forfait. Nous sommes en 2018, bon sang ! Combien de temps pensiez-vous pouvoir vous soustraire à votre époque ? En termes de réseaux sociaux, c’est bien simple : nous perdons votre trace le 26 juin 2002, date à laquelle vous actualisez pour la dernière fois votre profil Copains d’Avant… Lamentable. Nous sommes en droit, par conséquent, de considérer que vous avez trop à cacher pour être tout à fait innocent. Vous ne pouvez être autre chose qu’un traitre, un saboteur, un élément dispensable à la marche en avant de notre beau pays. Votre non-comportement est des plus suspects. Vous n’avez même pas la décence de vous laisser pousser une barbe…Tout cela est triste à mourir. Messieurs les soldats, flinguez-moi cet individu avant que je ne perde mon sang-froid !

… je me rendis compte qu’effectivement, je n’en avais plus rien à foutre. Je n’appartenais à aucun groupe établi. J’avais pris congé, ces dernières années, de la société en général. Je n’existais plus qu’au travers de mon numéro de Sécurité Sociale. Tout se valait, du moment que je n’étais pas SDF. C’était devenu mon seul objectif raisonnable : ne pas virer clodo et continuer à me laver les dents. Ce n’était pas quelque chose que je souhaitais revendiquer. Je ne revendiquais jamais rien. Ce type avait raison. Je n’avais montré que du mépris envers les institutions politiques avariées pour lesquelles on me demandait de prendre parti. Et rien ne me déprimait davantage que les nouvelles initiatives citoyennes. Les mots « permaculture », « bienveillance » et « convergence des consciences » pouvaient me clouer au lit pendant des jours. Je méritais sans doute d’être fusillé.
Il n’existait aucun colloque ayant pour thème la germination des noyaux d’avocat en appartement. J’ai menti. Mon seul projet consistait à rentrer chez moi au plus vite pour visionner une série de vidéos présentant la tentative de coup d’état avorté au Venezuela le 11 avril 2002 (je m’étais pris de passion pour les techniques de déstabilisation par les Etats-Unis en Amérique du Sud). Il fallait me trouer la peau au plus vite.

Vous n’appartenez EN RIEN à ce système. Vous n’y avez jamais contribué, d’aucune façon. Votre statut de passager clandestin expire aujourd’hui et ici même.

Depuis mes vingt-cinq ans, prenant enfin conscience que je ne serai jamais le prochain Thom Yorke, et encore moins le prochain John Fante, j’avais lentement mais surement développé une forme de jalousie envers les autres. Les autres que dalle de mon espèce. Ceux qui monitorisent leur sommeil grâce à leurs smartphones, ceux qui trainent des bagages à roulettes, ceux qui s’investissent dans l’action culturelle locale, ceux qui changent de vie du jour au lendemain, ceux qui dansent mal, tous ces connards, toutes ces connasses coincés dans les bouchons. Qu’avaient-ils de plus que moi ? A quel moment s’étaient-ils montrés plus méritants, plus appliqués, plus vifs d’esprit ? Avaient-ils été valeureux chaque fois que j’avais le dos tourné ? Est-ce la raison pour laquelle leurs voitures étaient équipées d’une caméra de recul et que leur mutuelle prenait en charge 250% de la base de remboursement prévue par la Sécurité Sociale ? M’étaient-ils supérieurs selon des critères qui pouvaient échapper à mon jugement de cycliste bientôt quarantenaire ?
De plus en plus souvent, je les enviais.
De plus en plus souvent, j’imaginais ouvrir le feu à l’arme de guerre dans une cantine d’entreprise.
J’allais mal.
Et il m’était impossible d’espérer un jour supporter Christine Angot, en qualité qu’être humain, comme une sœur.

Mon père sénégalais refit surface parmi la foule. Il ne vendait plus rien. Terminé, la camelote hors de prix. Non, il jouait du tambourin et dansait sur place, c’est-à-dire qu’il tournait sur lui-même en sautillant d’un pied à l’autre. Il était donc revenu aux bases. C’était son droit. Mon père en avait suffisamment chié dans la vie, pour qu’on ne lui refuse plus les plaisirs simples de l’existence. Ça me faisait plaisir de le voir ainsi débarrassé de toute forme de pudeur. Ce qui n’allait pas du tout, en revanche, c’est que le grand sac de sport contenant ses fringues était posé non loin, ouvert, à disposition, et c’était pire que tout de voir ces connards se servir là-dedans, enfiler un blouson et s’en aller avec. Les fringues d’un mort, c’est sacré. Ça vous glace le sang. Moi, j’avais compris que mon vieux ne reviendrait plus en regardant ses chaussures pendant cinq bonnes minutes, le cœur battant et la gorge sèche. Personne n’enfilerait plus jamais ces pompes-là ; ces godasses encore chaudes qui l’avaient emmené jusqu’au bout du chemin, et qu’il avait ôtées une dernière fois (dans un acte conscient ?). Bref, les touristes se servaient allègrement dans le grand sac de sport tandis que mon père continuait de tournoyer, les bras tendus vers le ciel. Je venais d’atteindre les limites de ma démence et j’avais hurlé, en direction du peloton d’exécution : Bon alors, les tarlouzes ? Vous attendez quoi pour faire feu ?! Que je vote Mélenchon ? Que je sois fiché S ? Hein ? Bande de fiottes, allez ! Vive Philippe Poutou ! Allahu Akbar ! Allahu Akbar sur vos gueules ! Aquaboulevard même !! Simone de Beauvoir ! Et même, vous savez quoi ? J’encule le Général de Gaulle, vous m’entendez ? Je le retourne et je l’en…

La vitesse moyenne d’une balle de Famas est de 930 mètres/seconde. Aucune arme n’était chargée à blanc. Chacun fit mouche. Il n’y eut plus grand chose à dire.

5.

Quand j’ouvre à nouveau les yeux, la place de la Cathédrale a disparu. La communauté européenne, les soldats, les touristes, l’actualité en continu ont disparu. Plus une seule cabine téléphonique. Le monde tel que nous le connaissons a disparu.
Je suis couché par terre, étendu sur une sorte de litière sèche et puante composée de branchages, de terre retournée et d’ossements, à l’abri d’une anfractuosité rocheuse s’ouvrant sur une nature encore inviolée ; une sorte de Center Parc du pauvre, une clairière ensoleillée plantée d’arbustes et de fougères. Un cours d’eau louvoie un peu plus loin entre d’immenses blocs de pierre.
Je quitte le sommeil sans aucun effort, comme si je venais de dormir une éternité, flambant neuf. Chaque muscle que j’étire en déambulant dans la grotte semble implorer un effort brutal, une mise à l’épreuve rapide. Je ne porte qu’une sorte de slip des bois, crasseux, fait d’une matière que j’ai du mal à identifier clairement, un patchwork foireux de feuillages et de tendons de petit rongeur. La grotte est occupée par une vingtaines d’autres sauvages encore endormis, gisant ici ou là par groupes de deux ou trois individus, le tout baignant dans une puissante odeur de gymnase municipal et de viande morte. Mon érection est tonitruante. De retour vers ma paillasse, je m’aperçois qu’une femelle est toujours recroquevillée là, sous une grande peau. Je ne vois pas qu’il s’agit d’une femelle. Je sens que c’en est une. Mon odorat est aussi affuté que ma trique matinale. J’envoie un grand coup de pied dans ce corps inerte, en poussant un grognement primitif, à la fois inarticulé et limpide signifiant : « Vire tes miches d’ici sans trop tarder, triste femelle, avant que je t’encule à sec et t’étrangle avec mes grandes mains de primate ». Le corps se déplie lentement. Elle s’assoit, grogne à son tour, frotte son visage abrupt de ses longues pattes velues puis porte son regard sur moi, deux petits yeux noirs et chafouins qui affirment quelque chose : « Je te déteste. Tu es la vulgarité même. L’insignifiance de ta force physique ne m’impressionne pas. Tu pratiques un art mineur et je ne t’ai jamais trouvé drôle. Jamais. Je trouve profondément choquant ce que tu es, ce que tu t’apprêtes à devenir ». Ce visage couvert de crasse, et surtout ces yeux noirs me sont familiers. Cet air dédaigneux. Mauvais. Insultant et insulté. La version test de Christine Angot. Le prototype originel de la connasse furieuse. Ma camarade de litière. Putain. Le premier bad buzz de l’Histoire. Ma journée serait-elle déjà perdue ?

Il n’en est pas question. Je sens que quelque chose d’important et d’irrévocable doit se produire aujourd’hui. Le destin de l’Humanité en dépend. La femelle Angot se lève à son tour et prend le chemin de la rivière, tantôt debout, tantôt à quatre pattes, selon l’état du relief environnant. Je la suis. Au passage, je pioche dans la carcasse de ce qui me semble être une grosse volaille faisandée, éparpillée sur une large roche à peu près plate, à l’entrée de la grotte. Tripes, chair, petits os pointus, j’enfourne tout ça sans faire d’histoire et mes dents dégueulasses font le reste. Ayant atteint le point d’eau, alpha-Angot s’asperge le visage, agenouillée devant la rivière. Je m’approche. Les ossements qui trainent à l’extérieur de la grotte sont plus volumineux que ceux qui jonchaient le sol, à l’intérieur. Je m’empare de ce que j’imagine être le tibia d’un énorme herbivore terrestre. Et je sais exactement ce qu’il convient de faire, maintenant. Dès que je suis à bonne distance de la femelle, je lui porte un grand coup de tibia, en plein sur la nuque. Elle tombe à plat ventre, le nez dans la flotte. Son corps est alors agité de soubresauts grotesques. Elle encaisse. La bonne humeur s’empare de moi. Ce n’est pas un fou rire au sens traditionnel du terme, mais plutôt un mélange d’orgasme spirituel et de transe physique. Mais j’ai déjà suffisamment déjanté. Je m’applique davantage pour le second coup. Je réajuste ma prise sur le tibia et, de toute ma puissance bestiale, je frappe une dernière fois sur la cafetière de la proto-chroniqueuse. L’os se brise alors entre mes mains. Le coup a porté à travers la boite crânienne, le cerveau et le visage. L’os est venu taper dans la pierre et a volé en éclats. Il a tout défoncé sur son passage. Plus rien ne bouge. Au-dessus des épaules de la détestable primate, il ne s’agit plus que d’une bouillie grossière qui se dilue dans les eaux froides. La rivière emporte tout cela sans se poser de questions. J’empoigne alors la grosse bite préhistorique qui palpite entre mes jambes et je la branle comme un damné, jusqu’à jouir dans un rugissement glauque sur le corps de la femelle anéantie.

Apaisé, en phase avec les éléments et mon instinct, je me remets au boulot. J’attrape les chevilles de ma compagne et je la remorque jusqu’au camp, laissant derrière moi une traînée poisseuse. Il faut que je me débarrasse du cadavre avant qu’il ne soit repéré par des animaux plus féroces que nous. J’ai l’intuition qu’il existe un moyen encore inconnu de mener à bien ce projet. Mon instinct est aussi fiable que mon corps est robuste. C’est vraiment une chouette journée. Au camp, mes congénères se sont regroupés à l’entrée de la grotte, prenant le soleil. Ils manipulent des outils rudimentaires, s’épouillent, stimulent leurs parties génitales, celles de leur voisin direct, d’une manière ou d’une autre. Tout est calme au village, quoi. De mon côté, guidé par une prémonition géniale, je m’accroupis, je saisis une petite branche que je taille en pointe, puis je la fais tourner vigoureusement entre les paumes de mes mains, la pointe sur un morceau de bois sec et creux, au milieu duquel j’ai déposé de la mousse bien sèche et des feuilles.

Je frictionne cette baguette un bon quart d’heure avant que ça ne devienne insupportablement chiant. Alors je me tourne vers un compagnon sauvage et je lui fais : « Sébastien ! Envoie ton Zippo s’il te plait. Je commence à en avoir plein le cul ». Sébastien tente de percer une grosse pustule qu’il a sur le front, à grands coups de pierre dans sa gueule. Ma demande le cueille à froid. Je m’explique : « Ecoute, je vais pas avoir la patience, là, tout de suite, pour inventer le feu ». Sébastien, un mec docile, fouille son slip-feuillage et en sort un briquet, qu’il me lance dans la foulée, un peu effrayé par sa propre découverte. Sa bouche se tord en d’affreuses grimaces, avant qu’il ne parvienne à articuler : « Est-ce que j’existe ? Est-ce que j’existe, en dehors de ce rêve ?... » Je lui répond : « Ta tête me dit rien, désolé. Mais j’ai pu te croiser quelque part, t’inquiète gros… » Sébastien détale façon zigzag, les mains sur la tête, à travers Center Parc. So long, fucker.

Avec le Zippo, rien à dire, on sait où on va. On se sent un peu plus serein. Ce que je fais, c’est que j’allume directement la paillasse, qui n’attendait que ça. Notre grotte se change en fournaise en un rien de temps. Le reste de la tribu vire alors complètement maboul. Ils n’ont jamais rien vu de tel. J’ouvre de sacrées perspectives. On va pouvoir se la donner. Ils étaient fatigués, eux aussi, de ce vilain trip Koh Lanta. Ça fait plaisir à voir. Ils ne vont pas tarder à inventer la chipolata, les congés payés et les bougies parfumées. Dès qu’ils voient flammes, ils envisagent tout d’un bloc. D’ailleurs, certains ramènent déjà des troncs d’arbres entiers pour alimenter le brasier. Ils se crament les sourcils mais ils ont l’air heureux. Bande de proto-hipsters à la con.

De mon côté, il n’y a qu’un seul truc que je souhaite foutre au feu depuis le début. Peut-être pas la plus grosse connasse de l’Humanité, sans doute que non. La concurrence est plutôt féroce, à ce niveau-là. Mais celle qui m’était la plus sympathique. Celle qui me semblait la plus fragile, au fond. Une grosse connasse consciente de ses faiblesses mais qui n’hésitait jamais à faire parler la bêtise et la méchanceté. Tout aurait été beaucoup plus simple, pour moi, si j’avais été un peu comme elle, moins timoré, plus investi, prenant plaisir à être détesté, légitimé par la haine de mon prochain. On nous laisse croire que rien ne vaut l’unanimité. Le vote est partout. A main levée, à l’applaudimètre, par correspondance, à bulletin secret, par procuration, par SMS surtaxé, scrutin uninominal majoritaire à deux tours, scrutin de liste mixte majoritaire, tout ce que vous voulez du moment qu’on ne fasse pas un PIERRE/PAPIER/CISEAUX LES MECS ! Si tu n’es pas élu, tu es mort et si tu ne votes pas, tu es une merde. C’est une tactique de manipulation immonde. Et une aberration génétique totale. Je ne connais rien de plus triste que cette parodie de suffrage universel généralisé. Autant se frapper les couilles à grands coups de poings. Alors oui, Christine Angot était sans doute la reine des connes. Elle était exaspérante mais nous étions pires. Nous étions toujours irréprochables. Nous pensions sérieusement être en mesure de faire une putain de différence, sans jamais heurter la sensibilité du plus grand nombre. Nous étions consensuels jusqu’à l’écœurement. J’ai donc attrapé un bras et une jambe sur le corps de Christine et je l’ai levée au -dessus de ma tête comme on brandit un trophée. Et puis je l’ai jetée dans l’incendie en gueulant :

JE NE SERAI JAMAIS UN FICUS / JE NE SERAI JAMAIS UN FICUS / JE NE SERAI JAMAIS UN FICUS !!