Volodia (partie 2)

Le 02/08/2018
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par Vladimir Samogon
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Rubriques / Volodia
Avec ce deuxième volet, Vladimir Samogon nous en met plein la vue, on s'était bien dit qu'il y avait quelque chose à creuser avec son premier texte. Dans cet opus, le style de l'auteur se précise davantage, on suit toujours Volodia déambulant à travers la capitale à la recherche de quelques bouteilles. Alcool et poésie font bon ménage et on se laisse porter par l'écriture. Un gros clap-clap.
Devant la bouche de métro Strasbourg-St Denis

On peut être alcoolique et savoir gérer convenablement son budget, ce n'est pas antinomique pour un sous. De tous ceux qui tentent de me faire avaler leurs couleuvres, ceux qui viennent d'un doigt moqueur me dire que je ne peux résister à vider ma bourse pour trois tristes bouteilles plutôt que pour un pain complet - ceux-là n'ont rien compris. Evidemment que je vais privilégier mon taux d'alcool ! Posez-donc la question à quelqu'un qui est affamé: vas-tu oui ou non te décider à acheter cette bouteille d'eau minérale ?! Il vous répondra, plein de l'applomb que confère la frénésie de la faim : minérale mon cul ! Passe-moi le sel et observe comme je vais dévorer ce chien vivant !
Alors oui, j'avais un total de 48 euros 50 centimes dans mon porte-monnaie, et oui j'ai désormais dans mon sac :
- Une bouteille 70cl de cette horreur qu'est la vodka Poliakov (10 euros 55 centimes)
- Deux bouteilles 75cl de rouge du Pays d'Oc estampillé bio (4 euros 70 centimes X 2)
- Deux packs de 6 bières 25cl d'Abbaye marque repère (3 euros 19 centimes X 2)
- Une bouteille 100cl de l'infâme mais bon marché rhum Negrita (11 euros 95 centimes)
- Une bouteille 75cl de ce porto rouge si sucré, le Westport (5 euros 90 centimes)
Et :
- Un paquet maxi format 320g de cacahuètes grillées à sec (2 euros 61 centimes)
Voilà ! Et quand la caissière toute jeunette m'a demandé avec un sourire protocolaire mais non moins charmant et un odieux décolleté jusqu'aux genoux si je désirais faire un don pour les enfants malades de je ne sais où, je n'ai pas réfléchi une seule seconde avant de lui tendre la différence de la transaction, à savoir mes 1 euro et 71 centimes restants ! Allez-y, prenez-les ! Qu'est-ce que c'est que cette mitraille, qu'est-ce que j'en ferais ?! Bien sûr j'aurais pu faire la pince et m'en servir pour une baguette de pain au maïs mais - entre nous -, est-ce que les enfants malades ne méritent pas 1 euro et 71 centimes ? Est-ce qu'ils ne méritent pas un pain au maïs, eux-aussi ? Eux plus que moi ! Le sacrifice ! Vous voyez quel genre d'homme est Volodia ? Toujours la main sur le coeur, et le portefeuille vide ! Mais vide pour de nobles causes, toujours !
- Voilà ce que tu fais de l'argent qui ne t'appartient même pas, éructe ma blonde, si encore tu te contentais de le boire en parfait ivrogne que tu es, mais non, il faut aussi que tu le jettes à la première paire de seins venue !
- Ninotchka, je pense à tes joues rosées par la colère, aux noires tempêtes qui se succèdent dans tes yeux..! Déesse de mes nuits passées, que n'es-tu avec moi dans cette capitale du vice et de la tentation, que n'ai-je insisté pour que tu prennes la route à mes côtés, que ne t'ai-je arraché à ton sinistre emploi dans cette conserverie de poisson pour que tu puisses m'être à la fois conscience et soutien dans ce triste exil qui ne serait plus seulement mon fardeau personnel, mais le nôtre, allégé par nos paires d'épaules respectives !
- Sobachiy syn ! siffle-t-elle, fils de chien, tu as sauté par la fenêtre le jour où mon père t'a surpris en train de tremper ta matriochka dans mon samovar ! Tu t'es enfui comme un lâche, sans payer un rouble de tes dettes, sans une lettre et pas même un coup de téléphone ! Tu m'as engrossée et tu as filé comme un sale voleur dépourvu de virilité !
- Ils étaient après moi ! Non seulement les usuriers, mais ton père s'y est mis, lui aussi ! Il voulait me trancher la gorge devant témoins ! Je n'avais d'autre choix que de retrouver mon demi-pays..!
- Et surtout le confort douillé de l'appartement de ta salope de mère !
- Nina Viktorovna ! Je t'interdis de parler de ma génitrice en ces termes ! C'est la plus digne et la plus distinguée de toutes les parisiennes...
- Volodiable ! Volodiable ! Volo..!

Sur le boulevard Montmartre, non loin du musée Grévin


Et elle continue longtemps comme ça, longtemps jusqu'au moment où, épuisé par ces serpents sifflants sur ma tête, je ne peux plus retarder l'appel du goulot. M'adossant contre la vitre d'un de ces cafés aquariums aux terrasses enfumées typiquement répugnants, je débouche le porto et en suce le téton à gorgées rapprochées. L'acidité brute, le vin tellement sucré me monte rapidement à la tête et me gèle agréablement le cerveau, comme une moutarde puissante qui vous ramonerait les cloisons nasales. Ma chère et tendre Ninotchka s'adoucit, elle retourne à son tricot en bougonnant, la malicieuse. Dieu ! Loué soit le Seigneur de nous avoir soufflé, dans Sa grande mansuétude, au primate et à ses descendants, la plus grande idée jamais imaginée !
Le feu, gagez-vous ? Une petite étincelle de rien du tout ! L'artisanat, renchérissez-vous ? Un morceau de silex taillé en pointe en guise de cure-dents !
Non ! Le vin, mes amis ! La transformation des fruits macérés ! Les alcools de plantes, de riz, de patates douces, de blés dansants, d'orge doré, de raisins pourpres comme des rubis ! D'ailleurs, si le primate s'était contenté de manger des aliments trop mûrs pour se soûler le museau, au lieu de se fabriquer des lances à planter dans le foie de Jésus, au lieu de mettre la planète à feu et à sang au nom de son créateur, il serait encore en plein jardin d'Eden, goûtant non seulement les fruits du paradis, mais aussi ceux-là bien charnus et juteux (et certes un peu poilus, mais que voulez-vous, à chaque époque sa mode capillaire) de sa délicieuse compagne simiesque.
Clac-clac ! Un serveur des plus désagréable me tire de mes réflexions en tapant vigoureusement sur le carreau avec ses phalanges recourbées de singe en smoking. Il pointe du doigt ma bouteille et me fait signe de continuer mon chemin, et je remarque derrière lui des spécimens outrés, tout ce qu'il y a de plus français, coudes sur la table et clope entre les doigts, cafés noirs plein d'amertume, visages aussi funestes que leurs additions exhorbitantes. Je plains sincèrement ces ignorants accoutumés à leur caféine, inconscients que "le chemin de l'excès mène au palais de la sagesse", comme chantait William Blake, ce grand poète qui fut raillé et ostracisé par ses pairs - tout pareil que moi.
- Ils sont où, tes beaux vers, affreux poète, me demande ma blonde en riant.
- Ils sont là, et je frappe mon coeur d'un poing sûr, ils sont inscrits là.

Mais j'obtempère, et je laisse ces inconnus à leur terrasse asphyxiante. Moi, je n'ai pas le temps, je suis attendu comme on attend le roi ! Et je décapsule une bière au passage ! Mon sac pèse une tonne, il tintinnabule comme une malle au trésor, et pourtant comme il est simple de mettre un pied devant l'autre, comme le poids du monde s'est allégé ! Qu'importe si le dos me souffre ce soir dans mon lit, je suis plus leste qu'un acrobate sur son perchoir, et ça pour être perché bien haut, je n'ai pas mon pareil. Les écureuils même me connaissent, ils me prennent pour un des leurs. Ils disent dans leur langage que si je n'étais pas aussi grand et physiquement différent d'eux, ils me donneraient volontier leur plus belle femelle en gage de leur amitié. Mais je ne mange pas de ce pain-là ! D'ailleurs je ne mange pas de pain du tout. Et souvent...
- Regarde où tu marches, enculé ! me crache au visage une gracieuse femelle de mon espèce.
Selon toute vraisemblance, je l'ai bousculé d'un coup d'épaule distrait, comme j'étais en train d'admirer les feuillages des arbres qui bordent le boulevard Montmartre.
Volodia, tu n'es pas fait pour cette ville.
- Cette ville n'est pas faite pour moi, tu veux dire.
Mais c'est vrai, elle se courbe et s'ouvre tout naturellement - comme moi je me répands en excuses - devant ces jeunes parisiennes qui ont tout pour elles, la beauté fraîche et juvénile, le compte en banque bourré de billets mutlicolores, les métiers les plus en vogue et les moins accablants. Ces femmes aux jambes nues et aux talons hauts, on dirait des danseuses trop pressées ! Dans les métros qui puent la pisse, devant les mendiants qui font fuir la lumière, sous les luminaires des quartiers les plus interlopes, elles dansent en marchant vite, cuisses musclées, mollets robustes, jupes qui fendent l'air - à peine le temps de renifler leurs parfums capiteux qu'elles ont déjà tourné au coin de la rue, et disparu dans le néant.
Ô Diable ! Ce qu'elles me foutent le cafard !
- Elles te foutent surtout la gaule, sale vicelard, persifle ma blonde.
Je ne réponds rien et laisse couler. Elle n'a pas tout à fait tort.