Qui a tué Dostoïevski ?

Le 15/04/2019
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par Clacker
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Thèmes / Saint-Con / 2019
Enfin un candidat sérieux pour le poste de Grand Inquisiteur 2019 de l'ordre de Saint-Con. Un fait-divers qui n'aurait aucun intérêt s'il n'y avait pas une maîtrise littéraire et un ton de la narration parfaits. Il y avait une note de Dourak que je n'ai pas compris alors je la laisse : le message complémentaire est une arnaque : https://www.youtube.com/watch?v=582FrJaDMOk (Dourak) et un message complémentaire de l'auteur tout aussi obscur : https://www.youtube.com/watch?v=Rm6q_3WGy9M Voilà la bande son du générique de fin. (Clacker)
Le soleil brillait sur la gueule ouverte de mon chien mort, et mon détestable facteur observait avec une fascination curieuse le ventre dégonflé de l'animal.
- Qu'est-il arrivé à votre chien ? lâcha-t-il finalement, sans quitter la carcasse des yeux.
- Je crois que ma voisine l'a tué.
- Comment ?
- Du poison, probablement.
Il secoua la tête d'un air que je ne parvins pas à identifier. Sans doute voulait-il se montrer peiné, ou au moins compatissant. Mais je savais bien que cet idiot détestait mon chien. Il lui jetait des saucisses cocktails par-dessus le grillage pour éviter de se faire chiquer, mais Fiodor ne se laissait pas amadouer. Tout ce que mon bon gros toutou voulait, c'était se farcir du mollet de cycliste, et je prenais un malin plaisir à le laisser faire, observant par la vitre des cabinets l'étrange ballet du facteur qui tentait d'esquiver les coups de mâchoires.
Il me laissa dans les mains mon ramassis hebdomadaire de publicités en papier glacé, soupira encore dans le but probable de me signifier son empathie, et enjamba son engin pour continuer à répandre la mauvaise humeur dans le quartier à grand coup de factures et de déclarations d'impôts.
Manquant de déraper sur du gravier, il me lança, par-dessus son épaule :
- Je ne pense pas que ce soit votre voisine !
Puis il disparut au coin d'un muret.
Je jetai un oeil aux catalogues et prospectus, et m'arrêtai sur celui-ci :

"L'Homme Moderne.
Saviez-vous que l'homme domestiqua le loup il y a de cela 400 000 ans, à l'ère du paléolithique supérieur ? Ce n'est pas pour rien qu'on considère le chien comme le meilleur ami de l'homme, et ce depuis la nuit des temps ! C'est prouvé, cet adorable animal de compagnie a le pouvoir de faire de vous quelqu'un de plus performant dans votre profession, de vous aider à dépasser vos limites lors de votre footing, et même de vous rendre plus séduisant auprès de la gent féminine ! Incroyable ! Avec l'Homme Moderne, profitez d'une ristourne de 30 pourcent sur plus de cinquante espèces présentes dans les animaleries associées."


Le tout était accompagné d'une photographie d'un homme aux cheveux poivre et sel et à la barbe naissante, éclatant de santé et de rire face à un labrador beige et un enfant tout ce qu'il y a de plus équilibré. Et il y avait aussi un jet d'eau d'arrosage automatique.
J'observai alternativement l'illustration puis mon Fiodor recouvert de fourmis nécrophages. Rien ne pouvait remplacer mon boxer, pas même ce labrador fuselé censé augmenter mon capital séduction.
Le temps fut venu de rendre visite à ma voisine.

- Vous avez tué mon chien.
Elle était plantée sur son seuil, uniquement vêtue d'un peignoir en flanelle, et entortillait ses cheveux filasses d'un index rageur. Elle garda le silence un moment, me toisant de haut en bas, puis son visage de murène se déforma lentement pour prendre une expression contrite.
- Entrez, je vais vous faire du café.
Pris au dépourvu, ne m'attendant pas une seconde à un geste d'hospitalité, je ne sus que dire et entrai.
Son intérieur était tout à fait standard, sans éclat ni fantaisie, et elle me fit asseoir à la table de sa cuisine. Un chat roux tigré était occupé à chier dans la litière.
- Comme je vous plains, je ne sais pas ce que je ferais sans mon petit Adolphe, me dit-elle tout en versant un doigt de suze dans son café.
- Adolphe ?
- Mon chaton. Vous n'avez pas lu Benjamin Constant ?
- Non, mais mon boxer s'appelait Dostoïevski.
- Personnellement, je n'aime pas beaucoup toutes ces effusions de romantisme à la russe. On parle toujours de l'âme slave, de ces histoires d'amour à dormir debout, remplies de sacrifices et de suicides, de fièvres meurtrières et du jeu de la roulette... D'ailleurs, vous saviez que l'on n'avait recensé aucune littérature écrite en Russie avant le XIe siècle ? En ce sens, c'est un pays qu'on peut considérer comme jeune et inexpérimenté dans ce domaine, et même franchement arriéré en la matière, si vous me permettez. On peut leur octroyer quelques poètes relativement talentueux, comme Gogol ou encore Pouchkine, mais il y a fort à parier qu'ils se sont fondamentalement inspirés du romantisme allemand de Goethe et Friedrich Von Schiller. Pour moi, la plupart des auteurs russes sont à la limite du lisible.
- Vous avez tué mon chien parce que je l'ai appelé Dostoïevski.
Encore une fois, elle resta silencieuse, se contentant de touiller son café à la suze. Adolphe devait être sérieusement constipé, il s'échinait toujours à tenter de déféquer, courbé et tremblant dans le sable fin. Je le regardai lutter avec ses intestins. Finalement, ma voisine reprit :
- J'ai hésité à l'appeler Demian, en référence à Hermann Hesse, bien entendu. Encore un véritable romantique, que je place à égalité avec Constant. J'aime particulièrement sa vision d'une transcendance de notre condition mortelle grâce à la spiritualité. Saviez-vous qu'il avait écrit sur le bouddha ?
Je ne répondis rien, préférant lui jeter un regard assassin, désormais persuadé de sa culpabilité dans le meurtre de Fiodor. Elle ignora superbement mes sombres prunelles et me pria de l'excuser un instant, elle devait se rendre aux cabinets.
Je me retrouvai seul avec Adolphe, toujours en proie à ses désordres de transit. Je bus mon café d'un trait, rageusement, puis me levai et m'apprêtai à partir. Et finalement je me rassis. Elle m'avait accueilli avec tant de politesse qu'il m'était difficile de lui fausser compagnie de cette manière. Je bouillonnais intérieurement. Elle me tenait. Etait-il vraisemblable qu'une femme pourvue d'aussi bonnes manières puisse être capable d'un empoisonnement canin ? Non, j'en doutais fort. Mais elle était assez fine et maligne pour commanditer l'assassinat. Pour réfléchir à mon aise, je me mis à arpenter la cuisine d'un pas vif, en tournant autour de la table. Je m'arrêtai brusquement devant le frigidaire. Il y avait un mot écrit sur un post-it, collé sur la porte :

"Ma belle oiselette
En belle nuisette
Je reviens demain
T'apporter matin
Un courrier mahousse
Dans ta boite en mousse"


Le tout ponctué d'un smiley clin d'oeil.
Mon sang ne fit qu'un tour, et j'avais enfin tout saisi, instantanément.
Ma voisine était encore aux toilettes, j'avais le temps d'agir. J'attrapai Adolphe et me le calai sous le bras - il émit un miaulement de frustration et tenta vaguement de me griffer, mais il était trop épuisé de son épisode intestinal pour lutter convenablement. J'attrapai aussi la bouteille de suze.
De retour chez moi, m'équipant d'un ruban adhésif, je ficelai comme je pus les pattes du chat, de manière à l'immobiliser totalement. Je lui scotchai également le museau.
J'attendis toute la soirée, et la nuit entière, dans une sorte de transe frénétique. Pendant ces instants où je n'étais plus en possession d'une notion du temps quelconque, il me semblait entendre, d'une manière sourde et inquiétante, la voix de ma voisine qui appelait : "Adolphe ! Adolphe ! Geh nach Hause ! Schnell !". Pour faire taire cette voix, je m'assommai avec la gentiane distillée, l'horrible suze au goût amer. Je me sentais fiévreux, et ressassai d'étrange images de crucifixions, de supplices chinois et de rituels païens mêlées dans ma conscience altérée.
Au matin, après deux tartines beurrées et un café robusta, je repris consistance. Mon plan m'apparaissait pleinement, dans toute sa splendeur et son ingéniosité. Je remplis une bassine de vaseline liquide, m'emparai du chat roux tigré, et le plongeai à plusieurs reprises dans la solution, de manière à l'enduire parfaitement. Ses yeux roulaient dans leurs orbites pendant les immersions, et ses petits naseaux frémissaient à chaque nouveau contact de l'air.
Ceci fait, je m'équipai d'une grande pelle de jardinage et allai me placer à un coin de mur à côté duquel je savais que le facteur ferait son entrée. Guettant la rue avec une excitation insupportable, je le vis finalement apparaître sur sa foutue bicyclette, pédalant à vitesse de croisière, parfaitement serein, à mille lieues d'imaginer la violence du choc qu'il s'apprêtait à recevoir. Il n'était qu'à trois mètres de moi lorsque je surgis sur la chaussée et lui assenai un grand coup, pris avec élan. Il resta bien deux secondes entières pendu dans les airs avant de se ramasser pathétiquement sur le goudron. Ce garçon devait être d'une remarquable constitution car il tenta bien vite de se relever, mais je ne lui en laissai pas le temps et d'un mouvement parfaitement circulaire lui collai de nouveau la pelle sur la tempe. Deux fois, pour être sûr.

Nous étions en plein centre du jardin de ma voisine, tous les trois. Il était encore tôt, elle dormait dans sa chambre, à l'étage. Le postier, inconscient et parfaitement nu, était ficelé à deux longues planches qui formaient un gigantesque X. J'avais pris soin d'arroser la structure avec trois bidons de sans-plomb 95 - une vraie fortune -, et j'avais disposé du petit bois à sa base.
Le facteur commença à montrer des signes de réveil imminent. Il fallait agir. Terminant cul sec la bouteille de suze pour me donner du courage, je saisis le chat transi de vaseline et l'approchai lentement du fondement dénudé du postier lubrique. Je pus lire une profonde panique dans son regard, et il se mit à gigoter du bassin pour tenter vainement d'esquiver la petite tête du chaton. Je finis par trouver un bon angle de pénétration, et l'introduction se fit avec une facilité qui me déconcerta un peu. Le pénétré émit un grognement pathétique au travers du ruban adhésif qui lui scellait les lèvres. M'assurant qu'Adolphe ne revoie plus la lumière du jour, le sentant bien calé dans l'anus du facteur, je me mis sous la fenêtre de ma voisine, et lançai quelques cailloux sur la vitre pour la réveiller. Tout ça prit un certain temps, une éternité sans doute dans la tête du pauvre type aux bras en croix. Finalement, elle se posta au carreau, toute échevelée, et mit dix bonnes secondes à comprendre la situation. Moi, j'étais déjà en train de jeter des allumettes sur le crucifix grandeur nature, et le feu prit et se mit rapidement à lécher le condamné. Il hurla à s'en décrocher la mâchoire et réussit à décoller son bâillon. Je lui criai de tout avouer tant qu'il était encore temps.
- C'est vrai, c'est moi qui ai tué Dostoïevski ! Je l'ai fait pour elle, dit-il en pointant ma voisine du menton. Elle ne supporte pas les boxers et la littérature russe ! Enlève-moi ce chat du cul !
- Je regrette, je crains qu'Adolphe ne soit occupé à explorer les profondeurs de l'âme humaine. N'est-ce pas ? lançai-je à la bonne femme germanophile.
- De toute évidence, vous n'avez aucun goût pour le romantisme ! répliqua-t-elle, vous n'êtes qu'un piètre lecteur, et un assassin pyromane de bas-étage. Vous n'êtes même pas digne d'apparaître dans un roman de Tourgueniev !
- Le journal local, ce sera suffisant pour ma vanité.
- Alles hat ein Ende, nur die Wurst hast zwei..! hurla-t-elle en manquant de s'étouffer avec sa langue.
Et Adolphe eût enfin la chance de soulager ses intestins, puis d'étouffer bien avant de se voir bruler vif.