Les autres iront dans la Géhenne

Le 16/04/2020
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par Clacker
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Thèmes / Saint-Con / 2020
Contribution de Saint-Con 2020 de Clacker, notre Grand Inquisiteur actuel. C'est une tranche de vie, rapportée dans un style très littéraire, comme on les aime sur la Zone, d'un narrateur navigant entre addictions et dépression.
Bien sûr, il y'eut les dysfonctionnements érectiles.
Mais le processus démarra bien en amont, en une évolution pernicieuse de symptômes plutôt communs.
Depuis mon adolescence, je ne trouvais pas le moyen de me lever avant midi sinon lors des rares périodes où j'étais employé dans des boulots saisonniers, inintéressants par définition. J'étais donc sujet au décalage horaire plus de la moitié de l'année par rapport à la majorité des adultes à l'horloge interne impeccablement calée sur le rythme circadien du travailleur, ce qui m'excluait déjà quelque peu de la vie sociale de la cité. Comme je n'étais, de plus, pas particulièrement porté sur les rencontres ou les réunions, surtout si elles ne comprenaient pas une consommation irresponsable et immature d'alcool, je me préparais plus ou moins consciemment le terrain d'une dépression qui deviendrait, comme je le constate aujourd'hui, chronique. Ou peut-être que "cyclique" est un terme plus approprié.
L'hiver, et beaucoup de dépressifs chaque année l'expérimentent, est un voyage reconductible dans les limbes. C'est un abonnement pour l'enfer qui ne cesse de vous envoyer des spams subliminaux lorsque l'automne se fane. En plein été, on oublie, et on se sent un peu honteux de s'être mis dans les états lamentables, en partie refoulés, de la dernière période hivernale ; on relativise beaucoup mieux avec un taux de vitamine D au beau fixe.
Quoi qu'il en soit, je me couchais tard, je me levais tard, et mon cerveau restait plongé le reste du jour ou de la nuit dans une sorte de demi-sommeil. Ajoutons à cela que je pris très vite l'habitude de me saouler en solo, pour passer le temps et aussi parce que j'envisageais béatement, avec ce privilège de jeune adulte persuadé d'avoir prise sur son destin, de devenir écrivain ou "au moins artiste", pour ce que ça veut dire, et par conséquent il m'était nécessaire de me saouler comme un ersatz de Frédéric Beigbeder, ou plus probablement comme un polonais.
Il m'arriva, les rares fois où je connus des filles et qu'elles s'installèrent un moment dans ma vie - car les femmes ne s'installent pas avec vous, elle s'installent en vous, et la suite ne put que me donner raison sur ce point - de toucher à une forme d'équilibre, précaire, mais présent. Je buvais nettement moins, j'imagine que le sexe palliait à ma dépendance, je dormais raisonnablement, aux horaires prescrits, et plus généralement j'avais une tendance à m'intéresser au monde.
Mais je n'étais pas tout à fait à l'aise avec l'idée de compromission, je n'avais pas été élevé comme ça. Je ne veux pas dire que mes parents me laissèrent tout passer, loin de là. Je reçus même une bonne éducation, selon moi, ni trop stricte, ni trop souple. Mais je n'étais pas préparé à la vie à deux, et les divorces successifs de ma mère ne me laissèrent qu'une vision amère de ce que pouvait représenter l'amour.
Ainsi, les couples que je tentais de former ne duraient pas, et se soldaient par des ruptures brutales et de l'incompréhension. Trop égoïste pour me remettre en question, j'accusais systématiquement ma partenaire de l'échec de notre union, et me donnais en toute bonne conscience le droit de me saouler à mort et implorer dieu ou que sais-je dans des scènes pathétiques où je me roulais sur le sol et me tordais les bras comme dans un roman de Dostoïevski.
Dans ces moments particulièrement chargés émotionnellement, je saturais bien évidemment le répondeur de mes ex de messages de rédemption, je promettais la lune et bien plus, j'envisageais d'arrêter de boire, de me mettre à la musculation, peut-être d'acheter un aquarium et un petit chien qui symboliseraient notre union sur des bases saines. Je me souviens précisément qu'aucune ne me répondit jamais. Si elles étaient bel et bien parties, elles étaient toujours en moi.

Je pense pouvoir dire que chaque relation que j'eus avec une fille, si courte fut-elle, me plongea toujours un peu plus profondément dans un confortable désespoir. Je me contentais de boire, en me prenant pour une sorte de Gainsbourg dont je ne partageais que la misogynie et le penchant pour la bouteille, et me promis de ne plus jamais rien tenter de sérieux avec la gent féminine.
Pourtant ma libido fonctionnait encore à plein régime, et dans les nombreuses crises de manque d'alcool que je m'infligeais, ma seule préoccupation était de me masturber frénétiquement sur du porno déviant. Je retire de ces expériences hélas trop répétées que le cerveau fait ce qu'il peut pour compenser le sevrage, et que les récepteurs neuronaux liés au plaisir sexuel sont peu ou prou les mêmes que ceux qu'emprunte la dopamine à la suite d'une alcoolisation.
Mes journées se résumaient à regarder des vidéos sur Internet, des tonnes de vidéos, et à lire les commentaires prévisibles et pour beaucoup affligeants qui les accompagnaient.
Je plains sincèrement cette nouvelle génération du troisième millénaire, ces enfants perdus aux cerveaux blessés par une attention sans cesse happée, digérée par des algorithmes réglés exclusivement dans ce but, où l'homme et la machine travaillent de concert à découdre la raison et à imposer un relativisme nihiliste à toute vision ; tous ces enfants sacrifiés sur l'autel du profit, bardés de troubles mentaux spécialement inventés pour eux.
Je goûtais, moi aussi, aux joies du troisième millénaire, et c'est à cette période qui symbolisait parfaitement le néant dans lequel j'évoluais qu'elle fit irruption en moi.

La rencontre se fit en ligne, comme toutes les rencontres. Je la connus initialement sous le pseudo +GLoOmy-KaT+, sur un forum dédié à la recherche d'amis dans ma région. Comme j'avais la chance de m'exprimer correctement à l'écrit, je réussis à me faire remarquer de plusieurs filles (du moins, il me semblait que c'étaient bien des femelles, à leur manière typiquement féminine de sortir une émoticône tous les deux mots), et une sorte de jeu de jalousie/séduction s'installa rapidement parmi les protagonistes.
Je me sentis particulièrement fier d'être au centre de tant d'attentions, et je jouais d'ironie et de sarcasme autant que possible, en multipliant des allusions qui me semblaient assez fines pour ne pas révéler le caractère purement intéressé de ma démarche. En somme, vu de l'extérieur, c'était assez pathétique, mais divertissant et bon pour mon égo. Le manège dura, et je commençai à me lasser, ça ne débouchait sur rien. Les pseudos allaient et venaient, se titillaient vaguement, puis repartaient en éteignant même l'amorce d'une étincelle.
Finalement, un jour où je m'apprêtais à fermer la discussion, +GLoOmy-KaT+ prit part à la conversation. Elle se distingua nettement des autres par sa syntaxe irréprochable, une absence bienvenue d'émoticône, et des répliques cinglantes à mes allusions.
Enfin. Je m'amusais.
Nous échangeâmes des banalités toujours sur un ton sarcastique, et discutâmes ainsi durant plusieurs semaines.
J'appris qu'elle vivait dans la même agglomération que moi, qu'elle avait vingt-trois ans, un piercing au nombril, qu'elle était en mise à niveau arts appliqués, et qu'elle était seule avec son chat Freddy (nommé ainsi en référence aux films de Wes Craven).

Les choses devinrent de plus en plus intéressantes quand elle me proposa une rencontre en chair et en os. Un véritable flirt s'était mis en place entre nous, et je me réjouissais de passer à l'étape supérieure.
+GLoOmy-KaT+ s'appelait Laura, elle était jolie sans plus. Plutôt sûre d'elle, elle arborait fièrement son style d'artiste torturée à l'aide de longues robes noires, d'écharpes rouges sang et d'une coiffure d'un goût douteux. Elle faisait du dessin, bien entendu, et s'astreignait à produire des centaines d'exemplaires de foetus pendus à des cordons ombilicaux. Ce n'était pas mauvais à proprement parler - il y avait de la technique - mais terriblement insipide et vain. Je fis semblant de m'extasier face à ses oeuvres.
De mon côté je lui fis lire quelques textes de ma conception qui ne parurent pas vraiment l'emballer. J'imagine que ça manquait de nourrissons et de rigor mortis.
Notre relation faisait son chemin, et bientôt elle m'invita à m'installer chez elle, puisque je passais le plus clair de mon temps là-bas. Il m'arrivait encore de me saouler, mais puisqu'elle m'accompagnait, je ne m'en sentais pas coupable outre mesure.
Nous nous rêvions en vieux artistes marginaux, mourant presque de faim, vivant de presque rien, sinon une toile vendue à la sauvette ou une pige dans un journal underground. Nous fumions beaucoup de joints, surtout avant de faire l'amour, et je me dois d'avouer qu'elle était plutôt douée et inventive dans ce domaine - probablement plus qu'en dessin.
Mais le temps passant, ma consommation d'alcool et de cannabis s'intensifiait, et je constatai avec un peu d'appréhension que Laura ne me suivait plus du tout sur le chemin de l'excès. Je n'arrivais plus à bander, et de toute façon le sexe ne m'intéressait plus. Je retombais dans les travers qui me collaient à la peau. Je n'écrivais plus une ligne, je ne disais plus un mot, je me contentais de regarder des vidéos de youtubers plus ou moins célèbres et plus ou moins fortunés.
Je ne sus jamais pourquoi son chat me prit subitement en grippe, ni pourquoi au lieu d'essayer de me parler, de comprendre mon comportement, elle préféra se faire sauter par son tatoueur.

Je tiens à dire pour ma défense que j'étais dans une disposition mentale très particulière quand je décidai d'enfermer Laura dans sa salle de bain et de mettre le feu à son appartement.
Je crois bien que je n'avais pas dormi en soixante douze heures, et que l'alcool et la paranoïa induite par le cannabis avaient eu raison de ma sensibilité à fleur de peau.
Je me souviens de ses cris, de ses coups sur la porte. Elle hurlait et pleurait à la fois. Sans un mot pour elle, je déversai à la hâte un bidon de gazole sur les meubles, sur les murs et sur le chat. Puis elle se calma, me demanda pardon, plusieurs fois, et c'était le seul mot intelligible qui sortait de sa bouche, le reste n'était que sanglots et reniflements.
Je laissai passer une minute. Elle continuait à s'excuser. J'allumai le zippo qu'elle m'avait offert, et le jetai sur la porte. Il y eut un souffle et les flammes apparurent, d'abord bleutées, puis d'un jaune profond. Le feu prit très vite et se propagea rapidement au mobilier. Elle se remit à frapper contre la porte avec une énergie nouvelle, celle de l'instinct de survie. Elle frappa, frappa si fort que j'imaginai voir la porte voler en éclat d'une seconde à l'autre.
Puis, plus un bruit.
Il fallait que je sorte, l'atmosphère était suffocante, le crépitement du feu était assourdissant et la chaleur devint tout juste tolérable. J'entendis pourtant un hurlement étouffé qui ne venait pas de la salle de bain, mais plutôt de la rue. Je me penchai par la fenêtre et vis Laura trois étages plus bas. Elle s'était probablement brisée les deux jambes en sautant. Trois personnes se dirigeaient vers elle pour lui porter secours, tandis qu'une petite foule s'agglutinait sur le trottoir d'en face.
Je me mis à paniquer. Le feu avait pris de partout, l'entrée que Laura avait pour habitude de toujours boucler à double tour était encore accessible, mais je ne retrouvais pas la clef. Je constatai rapidement que j'avais pris feu au bas de mon pantalon, des éclaboussures de gazole l'avaient imprégné.
La douleur était fulgurante et lancinante, je sentis mes chairs qui commençaient à brûler. Les flammes remontèrent le long de mon corps, léchèrent mes cheveux qui prirent feu en un éclair. Il me semblait que mes muscles se détachaient des os, que mes nerfs étaient à vif, le tissus de mes vêtements se soudait à mes membres torturés et le temps s'allongeait, se dilatait tandis que je constatais ma mort annoncée, stupéfait, extatique et subjugué. J'étais une torche humaine, je brûlais vif, et lentement.
Je me sentais purifié.
Je ne saurais pas vous décrire clairement la douleur ressentie sur le coup. J'étais au-delà de la douleur. Je sais en revanche que pendant six mois dans un lit fluidisé j'ai revécu quelque chose d'approchant, chaque seconde pendant ces six mois, et qu'il m'était impossible de ne pas hurler.

Aujourd'hui je vis dans un établissement spécialisé pour malades mentaux, mon corps est brûlé à quatre-vingts pour cent et mes attributs sexuels ont été carbonisés. Mes journées se résument à regarder des vidéos sur Internet, des tonnes de vidéos.