Il n'y a plus de saisons.

Le 02/05/2020
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par PhScar
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Thèmes / Saint-Con / 2020
Participation à la Saint Con 2020 d'un nouvel auteur sur la Zone qui répond au pseudonyme de PhScar. Excellent texte pour une première participation et excellent texte tout court, on devine que l'auteur a du kilométrage au compteur. Au travers de plusieurs crémations, une grande fresque sociale est dépeinte avec un final twist qui ne manquera pas d'ouvrir les débats sur plusieurs interprétations.
Prologue

Le chiot affolé agitait frénétiquement sa petite tête. Bien sûr, il ne comprenait pas. Du sang commençait à couler de sa gueule. Il était coincé dans un angle formé par un mur et une vieille palissade. Impossible de s'échapper. La gamine, avec un certain calme, régulièrement, lui balançait des coups de pied. Sur la tête, principalement. En tout cas elle visait la tête, avec application. Elle n'était pas jolie. Les yeux rapprochés, le visage carré, la bouche légèrement ouverte. On l'aurait facilement jugée stupide, abrutie, mais il n'en était rien. A sept ans, son intelligence était bien développée, elle savait tirer parti de situations complexes, et maniait correctement le mensonge et la dissimulation. Elle donna un coup de pied particulièrement ajusté, frontal, sur le museau du petit animal hystérique. Celui-ci gémit, un cri étrange, entre le grognement et le sanglot.

"Essaie avec ça."

La gamine se figea d'un coup. Par réflexe elle chercha un prétexte, une histoire, un scénario qui pourrait immédiatement la dédouaner et, si possible, faire porter le chapeau à quelqu'un d'autre. Mais ces mots avaient été prononcés sur un ton calme, bienveillant. Complice. Elle se retourna lentement et regarda l'homme qui s'était posté derrière elle. Une peau très blanche, blafarde, des yeux ronds et jaunes qui respiraient la maladie, un visage blême encadré de cheveux roux. Un sourire aux lèvres. L'homme lui tendait, dans sa paume ouverte, un petit objet brillant. Un canif en métal, tout simple. Encore surprise de ne pas être grondée, frappée, la gamine hésita, puis s'approcha et regarda le canif. L'homme souriait toujours. Elle prit le canif. Elle comprit alors ce qu'elle pouvait faire, ce qu'elle avait envie de faire avec ce canif, sans savoir comment l'idée lui était venue.

La petite bête hurla pendant de longues minutes. Elle fut tailladée, éborgnée et finalement éventrée. La gamine avait chaud aux joues, un plaisir malsain s'était logé dans son ventre, une chaleur qui n'était pas de son âge. L'homme était parti depuis un moment. Elle avait pu prendre son temps, profiter de tous les instants, enregistrer les détails avec intérêt et curiosité.

"Marie, qu'est-ce que tu fous ? Viens ici, tout de suite, si tu veux pas ta raclée ! Saleté va !"

Sa mère n'avait rien vu. Trop loin. Elle gueulait par habitude, après avoir vidé une bouteille. La gamine se dirigea vers la maison, à contrecoeur.


Acte I : Jardinière.

Quelle conne. Elle avait oublié son cabas. Les poignées des sacs en plastique lui sciaient les doigts. Vraiment, cette journée était pourrie. Il pleuvait depuis le matin, ses chaussures étaient pleines de boue, elle sentait le chien mouillé, une sueur dont l'odeur ressemblait à celle d'un pot-au-feu périmé. Au pied de son immeuble, un jeune fumait, adossé au mur. C'en était trop. A tous les coups, ce merdeux ne foutait rien de la semaine, et c'était à elle de le contourner, de supporter l'odeur du shit, de s'excuser même, on ne sait jamais avec ces racailles, des saletés dangereuses qu'on aurait du renvoyer chez eux depuis longtemps. S'excuser, se coucher, baisser son froc. Mais pas cette fois. Tout l'avait énervée aujourd'hui, encore plus que d'habitude.

"Poussez-vous, vous avez rien à faire là, c'est pas chez vous ici !
- Quoi ? Comment Madame ? Qu'est-ce que vous dites, là ?
- C'est une propriété privée ici, fichez le camp !
- Hein ? Mais j'habite ici moi Madame. Faut pas me parler comme ça.
- Fichez le camp ! On veut pas de racaille ici !
- Tu m'as appelé comment là ? Tu m'as traité de racaille ? Hein ?
- M'approchez pas, vous avez pas le droit !
- Mais tu m'as insulté ? Tu m'as insulté la vieille ? Mais va te faire foutre sale pute !
- Fichez le camp ou j'appelle la police, vous avez pas le droit d'être ici !"

Elle commençait à avoir peur, à parler de plus en plus fort. Elle avait mal jaugé la situation. Le jeune habitait peut-être l'immeuble finalement. Personne dehors, sous cette pluie battante. Les fenêtres fermées, et puis de toute façon, pas question de compter sur tous les trouillards qui vivaient ici. Elle était seule, toute seule avec ce grand gaillard qui maintenant lui faisait face, penché vers elle.

Moussa, lui, savait qu'elle avait peur. Et que c'était elle qui l'avait agressé en premier. Il était plus fort qu'elle, évidemment, mais aussi dans son droit pour une fois. Une belle combinaison gagnante. De quoi se faire un peu plaisir. Il la saisit par l'épaule et la plaqua contre la porte d'entrée. Un peu trop fort. Elle se mit à hurler.

"Au secours ! Lâchez-moi !
- Mais tu m'as insulté salope ? Tu sais à qui tu parles ? Hein ?
- AU SECOURS ! AU SECOURS !
- Ta gueule salope !
- HAAAAAAAAAA ! LACHEZ-MOI !!"

Tout se passa très vite. Elle le griffa au visage, en appuyant aussi fort qu'elle le pouvait, en y mettant toute son énergie, malgré la panique. Elle atteignit un oeil. Le champ de vision du jeune fut traversé de jets de sang. Il perdit tout contrôle. Il la jeta violemment sur le côté. Elle trébucha, tomba en arrière, sa tête heurta le bord d'une grosse jardinière en béton, il y eut un craquement horrible, son cou fit un angle impossible avec le reste de son corps, et elle s'écroula comme un pantin désarticulé. Immobile. Une flaque de sang commença à s'étendre lentement sous sa tête.

Moussa sentit un froid glacial dans tout son corps, immédiatement. Il eut l'impression de se vider, de l'intérieur, au niveau du ventre. D'être creusé, envahi par le vide. Son oeil saignait toujours mais il n'éprouvait plus de douleur. La peur, la terreur. La certitude de l'irrémédiable. La certitude d'être devenu, à cet instant précis, quelqu'un d'autre. Un fantôme. Jeté dans l'inconnu. Il venait de tuer quelqu'un. Sa vie ne serait plus jamais la même. Les choses autour de lui n'avaient plus de couleur. Les sons, les odeurs, tout devenait indéchiffrable, inutile. Il se mit à courir.

***

Moussa pleurait. Dans un coin perdu, un terrain vague pas très loin de sa barre d'immeuble. La pluie avait cessé. Le jeune homme était assis, la tête entre les mains. Incapable de penser. Il n'entendit pas le vieux arriver derrière lui.

"Salut petit.
- Hein ? Vous êtes qui vous ? Foutez le camp ! Foutez-moi la paix !
- Je vais te foutre la paix, oui.
- Cassez-vous !
- Calme-toi. Tu t'appelles comment ?"

La voix du vieux était grave. Moussa se tourna vers lui. L'homme semblait incroyablement âgé. Les rides de son visage formaient un réseau serré, quadrillaient toute sa peau grise et sèche. Habillé comme un clochard, l'air fatigué, abîmé. Mais il se tenait droit.

"Moussa. Qu'est-ce que vous voulez ?
- Je veux corriger.
- Hein ? Quoi ?
- Je veux corriger les erreurs.
- C'est quoi ces conneries ?
- Tu lui as volé ses dernières années."

Moussa comprit. Ca allait mal tourner. Le vieux l'avait vu. Sans doute le mari de la vieille. Cette fois, plus vraiment d'espoir de s'en tirer. Ce qu'il ne comprit pas en revanche, c'est d'où venait tout ce liquide qui lui tombait dessus. Un liquide épais, poisseux, une odeur fade, capiteuse. De l'essence. Le vieux jeta une allumette. Le survêtement de Moussa s'enflamma instantanément. Le jeune homme hurla, se débattit, se roula par terre. Les matières synthétiques fondaient sur sa peau et fusionnaient avec elle. La douleur était insoutenable. Bientôt il ne bougea plus. Son corps dégageait une fumée acre. Le vieux attendit que tout soit fini, par acquit de conscience. Autant faire bien les choses.

***

Boieldieu leva la tête quand Verlot entra dans son bureau.

"Alors Verlot, ça a l'air compliqué cette affaire, expliquez-moi ça.
- Oui commissaire. On a deux homicides potentiels. D'abord Marie Carnier, née Bernard, 69 ans, domiciliée à Sarcelles, retraitée. Retrouvée devant l'entrée de son immeuble, traumatisme crânien sévère, traumatisme fatal du rachis. Elle baignait dans son sang quand une voisine l'a trouvée. On a retrouvé du sang sur une jardinière, mais il semble peu probable qu'elle soit simplement tombée, la jardinière est assez éloignée de l'entrée, et le choc a été très violent.
- Bon, et le deuxième ?
- Moussa Sonko, 17 ans, domicilié à Sarcelles, élève en CAP cuisine. Il habitait dans le même immeuble que Marie Carnier, on se demande justement s'il y a un lien entre les deux décès. Retrouvé carbonisé dans un terrain vague à 200 mètres de l'immeuble. Apparemment brûlé à l'essence, on attend le rapport du légiste. Un passant a remarqué une épaisse fumée, s'est rendu sur place et a trouvé le corps en train de brûler.
- Qu'est-ce qu'on a sur eux ?
- Sur le gamin, pas grand chose. Quelques délits mineurs il y a 2 ans, vols à l'étalage, rien de bien méchant. De ce qu'on sait, pas de consommation ou de trafic de stupéfiants. On a d'abord pensé à un règlement de comptes avec la bande de la cité du Bel Avenir, mais il n'est pas connu là-bas, et puis c'est pas commun comme modalité.
- Et la femme ?
- Alors, comment dire... C'est une star en quelque sorte, elle est même connue de nos services. Aucun délit, mais en gros tout le monde la déteste, et puissamment. Ses voisins, les commerçants, l'administration... Elle a déposé 57 plaintes en trois ans, j'ai pas cherché plus loin dans les archives. En conflit ouvert avec tous ceux qu'elle a croisés. Une voisine certifie qu'elle a empoisonné son chat, une autre a été harcelée à cause du bruit qu'elle faisait soi-disant après 20 heures, un commerçant a vu débarquer l'inspection sanitaire suite à une dénonciation de sa part, sans fondement... Elle était employée de mairie, ses anciens collègues sont unanimes : elle était infecte, y compris avec le public. On a du la changer de poste plusieurs fois, impossible à virer, elle a harcelé tout le monde et même sa hiérarchie. Huit dépressions dans son entourage professionnel. Ils n'ont pas organisé de pot de départ. Je n'ai jamais vu quelqu'un avec autant de personnes susceptibles de vouloir sa mort.
- Et sa famille ?
- Mariée à Christian Carnier et divorcée peu de temps après la naissance de leur fils, Nicolas. Elle a rendu fou son ex-mari, il est en asile. Par contre elle semblait avoir de bonnes relations avec le fils. On l'a prévenu, il est complètement effondré.
- Les premiers éléments ? Témoins, indices ?
- Justement, on a rien, vraiment rien. On continue à chercher."


Intermède

"Michel ! On est mal, ça a recommencé.
- C'est pas vrai, le vieux est sorti ?
- Oui, et il a tué quelqu'un.
- Putain de merde. Et qui le surveillait ? Qui était avec lui ? Vous êtes quand même des sacrés branleurs, merde !
- T'énerve pas, on a fait ce qu'on a pu. Tu sais bien qu'il fait ce qu'il veut.
- Mais c'est pas vrai, c'est pas vrai, putain ! Elle est au courant ?
- Oui. Elle est furieuse.
- Tu m'étonnes. Je peux te dire qu'on va le sentir passer. On va manger sévère."


Acte II : Parking.

Ca le rendait malade. Erwan Guivarch n'en montrait rien, bien sûr. Il avait bossé assez dur pour gagner cette réputation d'efficacité, de fiabilité. Il en était à son quatrième plan social. La direction de Brisquet, comme dans toutes les autres sociétés où il avait travaillé, lui faisait entièrement confiance. Brisquet, premier constructeur européen de chaudières. DRH d'une grosse boîte à 39 ans, ce n'était pas rien. Mais depuis quelques années il se posait des questions. Il doutait. Au fond de lui, dans la partie la plus profonde, la plus lucide de son esprit, celle qui côtoyait la vérité, et dont la voix ne parvenait que très rarement à la conscience claire, il savait que ce doute était présent dès le début. Est-ce que ce métier était fait pour lui ? Parfois, et maintenant de plus en plus souvent, une angoisse pointue lui brûlait la poitrine : il était en réalité sensible, beaucoup trop sensible. Il avait besoin d'être aimé, il craignait plus que tout le jugement des autres, et avait la nausée à l'idée de passer pour un salaud. Ce besoin d'amour, de reconnaissance, lui avait parfaitement réussi dans ses relations avec sa hiérarchie, avec la direction. Les autres, finalement, les salariés, il ne les voyait pas. Ils n'existaient pas pour lui. Des chiffres dans un tableau, des indicateurs de performance... Rien de charnel, rien qui puisse vous aimer ou vous détester. Mais maintenant, ils étaient là. Devant lui, autour de lui. Partout. Il en était malade.

Erwan entra dans la salle où la cellule de crise se réunissait trois fois par jour. Il ajusta un sourire, fit les quelques signes habituels en guise de salutations, un léger mouvement de la main, du menton, des sourcils. Il espérait que ça donnerait le change, en fait il avait mal au ventre à en crever. Le Président prit la parole.

"Rebonjour à tous. Bon, on commence par voir ce qui a avancé depuis ce matin. Guivarch ?
- Oui, monsieur le Président. Nous avons contacté sa femme, nous lui avons présenté nos condoléances, de la part de toute l'entreprise. Comme convenu nous lui avons dit que vous l'appelleriez personnellement, que nous verserions le plus rapidement possible le salaire du mois et les indemnités légales, et nous lui avons proposé le soutien d'une cellule psychologique aux frais de l'entreprise.
- Parfait. Ca s'est bien passé ?
- Eh bien, heu... Elle nous a écouté sans rien dire, et à la fin...
- A la fin quoi ? Elle a réagi comment ?
- Heu... Pas très bien. Elle a sangloté, et puis elle a commencé à nous insulter.
- Ah bon ? C'est-à-dire ?
- Elle a dit, je cite, qu'elle s'en foutait du fric, qu'on était des ordures et qu'elle allait nous coller un procès."

Tout le monde regardait Erwan. Il sentait que son sang quittait son visage, et se demandait si cela se voyait. Son ventre le torturait. Il aurait tellement voulu être ailleurs. Il ne put s'empêcher de se demander comment il en était arrivé là. Dans son école de commerce, personne ne lui avait dit que cette filière vous transformait en salaud, en monstre. C'était un métier comme un autre, merde ! Bien sûr, il connaissait la réputation des ressources humaines, souvent décriées, considérées comme inhumaines, froides, implacables... Mais ça, c'était une caricature. Il fallait bien que quelqu'un gère le personnel, les salaires, les règles administratives, tout ça. C'était noble aussi. Comment elle peut tourner une entreprise sans ça ? Et d'ailleurs, comment elle peut les verser, les salaires, si elle ne maîtrise pas sa masse salariale ? L'argument était rassurant, mais ça ne fonctionnait pas. Il commençait à suer. Le ton du Président s'était durci.

"On n'avait pas besoin de ça. On a déjà la presse sur le dos à cause du plan social. Guivarch, qu'est-ce que vous proposez ?
- Eh bien, déjà on va tenter de maintenir le contact avec Madame Carnier, on va lui expliquer la situation de l'entreprise, et...
- Vous croyez vraiment que ça va l'intéresser la situation de l'entreprise ?
- Pour qu'elle se rende compte que ça va mal pour nous aussi, et que...
- Non, non, non, personne n'est mort chez nous, vous imaginez la comparaison ? Ca va être encore pire, c'est pas ça qu'il faut faire, il faut lui proposer une indemnité, un dédommagement, quelque chose... C'est votre boulot ça, non ?
- Mais elle semblait dire que l'argent, elle s'en moquait et...
- Bon Dieu vous êtes DRH ou pas ? Personne ne s'en moque, de l'argent ! On vous a pas appris ça ?
- ... Monsieur le Président, on a un autre problème.
- Ah bon, quoi ?
- Elle veut absolument savoir pourquoi son mari faisait partie de la liste des licenciés, et personne d'autre de son équipe.
- Eh bien ? Vous avez une explication convaincante j'espère ? Il a commis des fautes ? Absentéisme ? Problème de performance ?
- Heu..."

Erwan était sur le point de vomir. Là, en pleine cellule de crise.

"En fait nous n'avions pas d'éléments factuels. Mais il fallait bien choisir quelqu'un. Une personne en moyenne par équipe. C'est le ratio cible. Et son manager... enfin, j'en ai discuté avec lui, je lui ai demandé de choisir quelqu'un. Et il a pensé à Nicolas Carnier, parce que...
- Parce que quoi, Guivarch ?
- Eh bien, il était... comment dire, déprimé. Il avait moins d'entrain au travail, en plus ça mettait une ambiance triste dans l'équipe...
- Hein ? Moins d'entrain ? Une ambiance triste ? C'est ça que vous avez ? Vous plaisantez ?
- Mais...
- Vous vous rendez compte de ce que ça va nous coûter si on perd un procès ? Vous avez pensé à ça quand vous avez fait vos petites listes ? C'est ça votre travail d'analyse de performance ? Une ambiance triste dans une équipe ? VRAIMENT ?
- Je...
- Et vous étiez au courant qu'il était déprimé ? Vous savez pourquoi au moins ?
- Apparemment, sa mère est décédée récemment, de mort violente.
- QUOI ? Sa mère vient de mourir, de mort violente en plus, et vous le mettez sur la liste de licenciement ? Vous vous foutez de moi ?
- Mais... nous ne savions pas que...
- Vous ne le saviez pas ? Et le manager, il était au courant ? Il vous en a parlé quand vous avez discuté avec lui ?
- Oui mais...
- Vous le saviez EN PLUS ? Vous vous rendez compte de la merde dans laquelle VOUS nous mettez Guivarch, BORDEL ?"

Le Président était hors de lui. Erwan ne l'avait jamais vu dans cet état. L'estime, la bienveillance, la complicité, même, tout avait été anéanti en quelques minutes. Comme si cela n'avait jamais existé. Le ton se fit menaçant. Glaçant.

"C'est votre merde Guivarch, vous avez intérêt à trouver une solution."

***

Sur le chemin du parking, plusieurs salariés l'avaient interpellé, certains l'avaient insulté. Il avait même craint qu'ils devinssent violents. Il était épuisé, désespéré. Il se dégoûtait. Il se laissa tomber sur le siège de sa berline allemande et referma la porte. Il sentit une brûlure dans la gorge, les larmes qui montaient.

Subitement, quelque chose dans le rétroviseur, un mouvement. Il y avait quelqu'un sur la banquette arrière. Erwan eut une décharge d'adrénaline, et se retourna brusquement.

"Qu'est-ce que vous faites là ? Qui êtes-vous ?"

Un homme très vieux, un SDF sans doute. Une gueule cassée, mais avec un regard dur. Une certaine dignité.

"Qu'est-ce que vous voulez ? De l'argent ? J'ai pas de liquide sur moi, j'ai rien !
- Non. Je veux corriger.
- Quoi ?
- Je veux corriger les erreurs.
- Mais qui êtes vous ?
- Tu lui as volé la moitié de sa vie."

Erwan ne comprit pas comment il fut aspergé d'autant d'essence, d'un seul coup. Le vieux jeta une allumette. Il était assez tard, il n'y avait personne sur le parking. Personne n'entendit les hurlements atroces d'Erwan, dont la peau grillait en dégageant un mélange d'odeur de barbecue et de parfum de luxe.


Intermède

Michel ne put s'empêcher de la trouver encore très belle. Même à son âge, avec ses longs cheveux blancs, sa peau plus sèche, son regard un peu plus gris. Une femme magnifique. Il s'attendait à recevoir l'engueulade du siècle, une vraie boucherie. Mais elle était bizarrement calme. Elle regardait ailleurs, pensive. Il n'osait parler, il préférait attendre. Et la voix sublime s'éleva enfin.

"Je sais que vous avez essayé de le retenir. Vous avez fait ce que vous avez pu.
- Sainte Mère, que pourrions-nous faire de plus ?
- Rien, je le crains. Il est désespéré. Il n'y croit plus. Son système ne fonctionne pas. Je n'étais pas d'accord, vous savez ? Mais il a insisté. Sur le papier c'était intéressant. On façonne les lois, les principes, les tendances. Beaucoup de mathématiques au fond. Et l'état initial : un immense bouillon de hasard informe, aucune structure, une impulsion gigantesque et foutraque. Et on laisse des degrés de liberté. On laisse faire. Et lui, il regarde, il observe, et à la fin, il juge. Et tout ce qui en sortira de bon est pur, naturel, intact. Non créé. Absolu. Sauf que ça ne fonctionne pas. Il ne sort quasiment rien de bon de cette machinerie. Alors, il a douté. Des milliers de fois. Il a envoyé notre abruti de fils, mais ça n'a rien arrangé. Les invasions de Khan, la peste, l'Holocauste... Quand un salopard a tiré à bout portant dans la tête d'une petite fille, il y a sept ans, ça a été le coup de grâce. Et il a voulu sortir. Intervenir en personne. Parfois il se calme pendant des années, et puis ça recommence.
- Sainte Mère, qu'attendez-vous de nous ?
- Rien, Michel. Ne vous inquiétez pas. Ca lui passera."


Acte III : Comble.

"Les enfants, je vous dis à dimanche prochain.
- Au revoir mon père.
- Alice, tu peux rester un instant s'il te plaît ?"

Le père Alvarez souriait à la petite fille, et fit un geste pour l'inviter à se rasseoir. Il s'assit à côté d'elle et attendit que les autres enfants soient tous partis.

"Tu sais, Alice, c'est normal d'être triste. Tu as perdu ton papa, et ta grand-mère, et nous sommes tous tristes. C'est une terrible épreuve. Dieu nous envoie des épreuves, mais il nous aime toujours.
- Mais pourquoi mon père ?
- Je ne sais pas, mon enfant. J'aimerais pénétrer les voies du Seigneur, mais c'est hélas impossible. Il doit avoir ses raisons, que nous ne pouvons comprendre. Mais il attend de nous que nous soyons forts dans le malheur. Nous devons continuer à vivre, à aimer nos prochains, à prier. Tu comprends ?"

Dieu que cette petite fille était belle. Son regard était souvent mélancolique, elle n'était peut-être pas très heureuse. Et depuis les terribles évènements, s'ajoutait l'angoisse, le désespoir. Comment est-il possible qu'un enfant soit désespéré ? Le père Alvarez compatissait sincèrement. D'autant plus qu'il adorait Alice Carnier. Il l'admirait depuis des années. Il était fasciné par sa beauté, sa pureté.

"Tu sais Alice, nous sommes tous meurtris par le monde, mais il nous faut retrouver la joie. Car notre Seigneur est là, il est présent à nos côtés.
- Je n'y arrive pas mon père.
- C'est normal, c'est normal. Ca prendra du temps. Tu sais, tu es si jolie quand tu souris, quand tu es joyeuse. Une véritable petite princesse. Un bijou."

Les yeux du père s'étaient légèrement écarquillés et brillaient. Alice était mal à l'aise. Elle se souvenait des rumeurs, de ce que racontaient les autres enfants. Les plus grands ricanaient, faisaient des allusions incompréhensibles, des gestes étranges. Ils se moquaient du père Alvarez dans son dos, avec une méchanceté mêlée d'un peu de crainte. Elle ne comprenait pas, mais pressentait qu'il s'agissait de quelque chose de mal, de dangereux. De sale.

"Alice, je suis à tes côtés. Je suis là pour te soutenir, pour t'aider.
- Oui...
- Tu sais, pour moi, tu n'es pas une enfant comme les autres. J'ai beaucoup d'affection pour toi. Enormément. Je remercie Dieu tous les jours de t'avoir trouvée, de pouvoir te parler et partager avec toi l'amour du Seigneur. Tu mérites l'amour. Tu en recevras beaucoup. Je t'en donnerai beaucoup."

Il posa sa main sur la cuisse d'Alice, un peu plus brusquement qu'il ne l'aurait voulu. La petite se raidit. Elle ne savait que faire. Le père se pencha lentement vers elle, la bouche entrouverte.

"Alice...
- NON ! HAAAAAAAAAAAAA !"

Alice hurla, se dégagea et renversa sa chaise en se levant à toute vitesse. Elle courut jusqu'à la porte, paniquée, l'ouvrit violemment et s'enfuit aussi vite qu'elle le pouvait.

***

Jesus Alvarez pleurait. Il s'était réfugié tout en haut. Il aimait cet endroit calme et s'y rendait parfois pour méditer. Pour prier aussi. Pour se confesser. Seul. Jamais il n'aurait pu parler de ses démons à un autre homme. Il venait murmurer là, en secret, ses souffrances et sa honte. Cette fois, il était bouleversé comme jamais il ne l'avait été. Il ne savait plus comment continuer à vivre.

Un craquement derrière lui. Jesus se leva et se retourna, les yeux pleins de larmes et d'effroi. Qui l'avait surpris dans son sanctuaire ? Un vieux sans-abri lui faisait face. Très vieux, usé par les ans, mais une certaine force émanait de lui. Presque de la majesté.

"Que... que faites-vous là ? Il... il ne faut pas rester ici, c'est interdit !
- Je suis là pour corriger les erreurs.
- Comment ? Mais de quoi parlez-vous ?
- Tu lui as volé presque toute sa vie."

Il ne pouvait s'agir que d'Alice. Le coeur de Jesus explosa.

"Non, non, vous ne comprenez pas !
- Tu sais ce que tu as fait.
- Non, je ne l'ai pas touchée, je ne les ai jamais touchées, je vous jure !
- Tu as trahi le serment le plus sacré, tu m'as trahi et tu vas payer.
- NOOOOON !"

L'essence coulait sur Jesus comme un déluge de cauchemar. Il en avalait, n'arrivait même plus à respirer. Le vieux jeta une allumette. Le prêtre s'enflamma d'un coup et sentit la fournaise éclater dans sa gorge et ses poumons. Le vieux restait là, calmement, et le regardait s'embraser.

***

"Quelle divine surprise, coucou mon joli !"

Le visage du vieux affichait une stupéfaction sincère, ce qui n'arrivait quasiment jamais. Pourtant il connaissait bien celui qui venait de l'interpeller si insolemment, qui en cet instant revêtait l'apparence d'un homme infecté par une maladie grave, d'une rousseur nauséabonde, au teint blafard, et qui le fixait comme un dément avec ses yeux ronds et jaunes.

"Comment oses-tu ? Ta présence ici est un sacrilège !
- Allons, allons. Sois mignon. Je suis venu... prendre de tes nouvelles. Il paraît que ça ne va pas très fort ? Les affaires périclitent, on dirait ? Quand le patron doit mettre la main à la pâte, ce n'est pas bon signe. Peut-être... un problème avec les employés ? Ah, c'est difficile de trouver des gens de confiance de nos jours... Tous des incapables...
- Tu n'es qu'ordure et pourriture. Tu n'es même pas digne de l'odeur de tes excréments.
- Oh ! Ce n'est pas très gentil ce que tu dis là... Pas très chrétien... Et d'ailleurs... C'est chrétien ça ?"

L'homme aux yeux jaunes désignait d'un doigt décharné le corps de Jesus Alvarez, qui se consumait toujours au milieu de hautes flammes.

"Alors dis moi, mon petit garnement, c'est prévu par le protocole ça ? C'est casher ? C'est validé par les instances ? On vient tripatouiller les urnes ? Fausser la mécanique ? Trafiquer la causalité ? On se permet de cramer des civils, comme ça, pour garder la main ?
- Je te vomis. Aucun cadavre dévoré par les vers ne surpassera jamais en laideur ta face édentée.
- Merci du compliment, ma coquine, mais la flatterie ne te mènera à rien. Dis-moi, ma chérie, on est contente ? Satisfaite ? On a bien bossé ? On a apprécié mon innocente petite fable ? Mon historiette délicate ?
- Que veux tu dire, infecte salissure ?
- Comment ? Tu n'as pas goûté mon adorable scénario ? Dis-moi, mon saligaud, elle t'a fait bander la famille Carnier ?"

Le vieux trembla légèrement. Sa dignité était intacte. Mais une petite musique inquiétante commençait à résonner dans son esprit. Un malaise imperceptible était né en lui, qui avait pourtant tout vu, tout conçu, tout pensé. Une faille. L'homme aux yeux jaunes s'enragea subitement.

"Alors sale pute ? On se pose des questions hein ? Dis-moi, vieille morue de merde, tu as bien étudié tes informations ? Tu as potassé suffisamment tes dossiers ? Hein ? Dis-moi, connasse puante, tu as brûlé les bons clients ? Tu en es sûr ?
- Tu... Tu n'es que...
- Ta gueule merdeux ! TA GUEULE ! Ah, mais il y a de quoi être fier, dis-moi... Du bon boulot... Nickel chrome... Des gamins qui se font exploser le ventre ? Des torturés qui fuient et finissent par crever en mer après qu'on leur a craché à la gueule ? Des gamines de sept ans mariées de force et pénétrées trois fois par nuit par des barbus obèses ? Trump ? Bolsonaro ? Sans rire, enculée de putasse, Bolsonaro ? Sérieusement ? Mais mais mais, j'y pense... Oh, ça alors... Oh... Mais oui ! Félicitations ma charogne ! Je réalise, là, d'un seul coup... J'aurais pas fait mieux ! Mais oui c'est ça ! Bravo ! Champion ! Vingt sur vingt ! Tu veux me piquer mon job ma parole, hein ? Tu veux me mettre au chômage, hein, sac à sperme ? Oh... mais là je m'incline monseigneur ! Chapeau bas ! Des trucs que j'aurais même pas imaginés. Des choses, vieux bocal de foutre, dont je n'aurais même pas oser rêver ! C'EST CA TON OEUVRE FILS DE PUTE ?"

Une larme, unique, perla au bord de l'oeil droit du vieux. Plus aucun mot ne lui venait. Le corps de Jesus continuait de brûler, encore plus fort, un superbe brasier qui éclairait surnaturellement son visage et celui de l'homme aux yeux jaunes. Celui-ci reprit la parole, avec un ton infiniment doux et affectueux, presque amoureux.

"Encore... un mot si tu permets ? Une simple... remarque."

Il marqua une pause. Et s'approcha du vieux, lentement. Sa voix devint un murmure à peine audible.

"C'est beau. Tout ce bois. Cette charpente d'époque. Magnifique. Mais... ça brûle..."

Le vieux se rendit compte que le feu s'était propagé bien au-delà de la dépouille de Jesus. Tout le toit de la cathédrale était en flammes. Il restait pourtant immobile. Comme paralysé. Par une force supérieure... ou par l'absence de sa propre volonté.

Le vieux prit feu. L'homme aux yeux jaunes parla une dernière fois.

"Après tout... ici... c'est ton "foyer"..."

Plusieurs témoins certifièrent avoir entendu depuis la rue, au moment précis où la flèche de Notre-Dame s'effondrait, un rire dément et caverneux.


Epilogue

Alice était revenue de son bureau un peu plus tôt. La chaleur était tout bonnement insupportable. Ca avait commencé en 2019. Quelque chose s'était déréglé d'un seul coup cette année-là. Bien sûr, il y avait déjà eu des canicules auparavant. Mais pas catastrophiques à ce point. Tous les ans désormais, ça empirait et les morts se comptaient par millions.

"Fraggle, mets les infos."

Le mur droit du salon s'alluma et afficha un présentateur qui posait des questions à un invité. Un climatologue réputé. C'était devenu un métier de haute tenue, bien plus respecté qu'ingénieur, médecin ou ministre. Pas de chômage à craindre. Celui-là semblait particulièrement satisfait, l'air important et bien informé.

"Les masses d'air se répartissent en couches horizontales, et nous savons maintenant modéliser les germes de turbulence au niveau des interfaces. La plupart des courants d'altitude..."

Beliada. Stan Beliada. Une star dans son domaine. Alice se dit que ce gars devait souvent s'écouter parler.

"... non clairement. La déflection hivernale ne dépassera pas les latitudes inférieures de la Suède. Et il faut tenir compte du degré de continentalité. Nos simulations indiquent une fourchette de températures de 49 à 53 degrés sur le bassin Parisien. En tenant compte des hypothèses..."

Elle le regarda attentivement. C'était étrange, elle avait l'impression de l'avoir déjà vu quelque part. Il faut dire qu'il avait un visage difficile à oublier. Un peu effrayant. Une peau très blanche. Des yeux ronds et jaunes.

"... effectivement inquiétant. Nous estimons que cette tendance ne se modifiera pas avant plusieurs centaines d'années."

Stan Beliada souriait, et fixait la caméra bien en face.

"Que voulez-vous. Nous allons devoir apprendre à vivre dans un monde de braises."