Un vendredi 13 dans le Transsibérien

Le 15/05/2020
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par Lunatik
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Thèmes / Saint-Con / 2020
Participation de Lunatik- à la Saint Con 2020. Hors délais mais on lui pardonnera tant le texte est drôle et bien torché. Je n'ose pas dire que c'est un excellent texte car Lunatik- va encore grogner que sommeille en moi un bisounours et que dans les descriptifs de la Zone, le miel ça n'existe pas. Il y a un transsibérien, des poneys, des nichons. Max Pecas demande déjà, depuis l'au delà, les droits d'adaptation.
La règle, c’est souvent la mort
L’art et la nature, 1891, Victor Cherbuliez
Le train brinquebalait depuis trois jours déjà, à travers les plaines enneigées de Sibérie, quand l’américaine, le cosaque et le type au téléphone montèrent à bord et s’incrustèrent dans le compartiment de Jason. Poussés par la provodnitsa responsable du wagon, qui les guidait en aboyant comme un roquet sur des brebis, ils déboulèrent en pagaille, hagards et trébuchants. Le cosaque sauva ses doigts de justesse, les ôtant de la porte une demie seconde avant que la provodnitsa ne la claque avec toute la proverbiale délicatesse russe. Tous portaient des masques antiviraux. Depuis l’épidémie, Jason dépareillait moins. On le prenait pour un original, avec son intégral, mais personne ne s’étonnait outre mesure. N'eût été son gabarit colossal, il aurait presque pu se fondre dans la masse.
Il cacha Nounours sous son oreiller, et se rencogna dans l’ombre de sa couchette. Il n’avait jamais très bien vécu les intrusions, et même si tous possédaient des billets en règle, ils empiétaient sur son territoire, et ça le contrariait. Or, un Jason contrarié était toujours mauvais pour la santé d’autrui.

La fille le salua, un seul mot, un demi sourire deviné sous son masque, un peu pimbêche, un peu vulgaire, comme toutes les américaines. Jason aurait préféré une française, de la classe et de l’audace, une fille en Louboutin capable de manger des escargots et des grenouilles, et d'aimer ça.
Le cosaque grimpa sur la couchette du haut et n’en bougea plus.
Le type au téléphone, un français justement, ses écouteurs vissés dans les oreilles, rangea ses bagages dans le coffre sous son matelas. Quelqu’un braillait à l’autre bout du fil :
— Mais bordel, Tovaritch, personne n’en a rien à foutre de la Russie et de ses poneys qui crament dans les forêts de Tchernobyl ! Tu bosses pas pour National Geographic. Ramène-moi plutôt du Covid à sensation !
— L’Ukraine, chef, répondit le type en se déchaussant. Tchernobyl, les centrales nucléaires et les chevaux de Prjewalski, c’est en Ukraine.
— Mais on s’en branle ! Moi, Poutine, les français, les chinois, tout le monde s’en branle, de tes licornes radioactives en train de partir en fumée.
— Les chevaux de Prjewalski sont des raretés génétiques, chef, des animaux primitifs en voie d’extinction qui n’ont pas évolué depuis près de 6000 ans…
— On s’en bat les steaks, te dis-je, Tovaritch. Le citoyen lambda non plus n’a pas évolué depuis 6000 ans, il bande toujours pour le sensationnel, le dramatique, de préférence de proximité, et ton job c’est de lui en donner pour son argent. Alors concentre-toi sur le manque de masques. Ou de tests. Ou de discernement. Ou de PQ. On manque de tout, tu as l’embarras du choix.

L’autre insista, en troquant ses chaussettes mouillées contre de confortables charentaises :
— … les specimens les plus âgés, malades ou chétifs, des différentes réserves mondiales ont été introduits (certains diraient sacrifiés) à la fin des années 90 dans la Zone d’exclusion de Tchernobyl.
— Nos lecteurs veulent du virus, du Covid-19 bien morveux, des politiques kitsch, des chansons au balcon, des ratonnades, des soignants en détresse, des morts à la pelle, une troisième vague, le KGB dans les couloirs de l’Élysée, des applications espions, des lois liberticides, Big Brother au pouvoir !
— Imaginez : un groupe test d’une vingtaine d’Equus Ferus Przewlskii moribonds, livrés à eux mêmes dans la zone la plus radioactive au monde, lâchés parmi les loups, les lynx, les ours. Et contre toute attente, ils ont survécu. Mieux : ils se sont reproduits ! Le troupeau s’est agrandi, son effectif a triplé, quadruplé, les générations s’enchaînent !
— Hmm, concéda le patron avec une soudaine note d’intérêt dans la voix.
— Ah !
— Ils ont muté ?
— Pardon ?
— Tes poneys radioactifs, là, ils sont nés avec des cornes, des griffes, des écailles ? Des crocs, des branchies ?
— Euh… non.
— Alors des pattes ou des yeux surnuméraires ?
— Non plus.
— Quelques difformités notables ?
— Même pas.
— Les cons. Je suppose qu’ils ne pondent pas d’œufs ?
— Pas que je sache.
— Et qu’ils ne brillent pas dans le noir ?
— Désolé…
— Ils sont bons à nib, tes bidets préhistoriques. Surtout que des incendies, on s’en est déjà tapés l’année dernière, entre la forêt Amazonienne et l’Australie, y’en a marre, on ne va pas passer notre temps à titrer là-dessus. Pourtant, les bébés koalas carbonisés et les kangourous empalés sur les barbelés, c’était autrement plus vendeur que tes vieux canassons boiteux. Donc, tu rentres à la maison et tu me couvres la pénurie de PQ. Je veux des glaires et des larmes, le peuple l’exige.
— Mais…
— Le PQ, Tovaritch, ou la porte. Choisis.
— Le KGB n’existe plus, et le nuage a traversé la France, quand même. Et pas qu’une fois.
— De… Quel nuage ?
— Le nuage de fumée.
— …
— La fumée des incendies. De Tchernobyl. Ça brûle encore, en Ukraine.
— Et alors ?
— Et alors : Tchernobyl = radioactivité = danger = cancer, chef, cancer ! Un nuage cancérigène au-dessus de nos chères têtes blondes, ça en jette, en Une ! Ça surpasse une grippette déjà surmédiatisée, non ?

Jason n’écouta pas la suite : une nouvelle migraine pointait, menaçant de lui défoncer le crâne, et de toute façon le type avait enfin trouvé comment désactiver son haut-parleur, ou rebranché sa fiche jack, ou qu’importe, mais la réponse fut perdue pour les autres voyageurs.
Jason reporta son attention sur l’américaine, qui avait retiré son pull et dont les seins énormes ballotaient sous le débardeur. Il régnait dans le wagon une chaleur incongrue en regard des températures extérieures, et des auréoles marquaient ses aisselles. Elle déballait sa valise. Des dentelles de cochonne, des bonbons à la menthe, un iPad, du maquillage, un mug « I L❤️VE ЯUSSIA » , un guide de voyage, un paquet de cigarettes, des nouilles déshydratées, un briquet à l’effigie de Poutine, des capotes - parfum beurre de cacahuète. Le type au téléphone grimaça quand elles tombèrent à ses pieds, et les repoussa du bout de sa charentaise. La fille s’excusa en gloussant, mais clairement elle l’avait fait exprès. Un signal : «  Je suis open » Quand elle se pencha pour les ramasser, ses seins s’entrechoquèrent et sa jupe remonta sur ses cuisses. Elle avait les genoux maigres, mais les chevilles trop épaisses pour des escarpins. Sa sueur sentait le tabac. Vraiment, elle n’avait rien pour elle, et Jason décida qu’elle serait la première à mourir, histoire d’être débarrassé au plus tôt.

Il s’en désintéressa, pour reprendre sa contemplation du paysage enneigé à travers la vitre grise : des bouleaux, des bouleaux, et des bouleaux. Le cosaque au-dessus de lui se mit à ronfler. Des bouleaux. Des pins. Des bouleaux, des bouleaux, encore des bouleaux. Des empreintes dans la neige. Une trace fuyant entre les pins. Et puis, de nouveau des bouleaux. Jason aimait ce pays, et ce train. Bientôt le Lac Baïkal serait en vue. Il pourrait s’y sentir chez lui, repartir de zéro. Une forêt, un lac, le silence, il n’en demandait pas plus. Il s’en était contenté pendant des décennies, de sa naissance jusqu’à l’arrivée des bulldozers, qui avaient laissé sa forêt sans racines, sa terre décapée, son lac asséché. Il s’était battu, bien sûr, mais que peuvent un homme et sa machette face à des engins de 80 tonnes ? Rien de mieux qu’un orang-outan face à Nutella. Il avait fallu capituler, et fuir.
Jason glissa sa main sous son oreiller, enfouit ses doigts dans la fourrure de Nounours. Sous son masque, sa peau brûlait, son front pulsait. Des pins, des bouleaux, des pins.
Il s’assoupit. Il rêva aux eaux cristallines de son lac.

Il fut réveillé en sursaut par la provodnitsa débarquant dans le compartiment avec un seau d’eau savonneuse et la discrétion d’un T34. Elle les harangua en russe, en lessivant le sol et sans que personne ne trouve à y redire, pas même le cosaque qui était probablement le seul à comprendre de quoi il retournait. Les boots de l’américaine furent inondées, et le tovaritch au téléphone (qui avait raccroché depuis) sauva in extremis ses charentaises de la noyade. La provodnitsa repartit en claquant la porte. On souffla. Puis chacun se rendit au bout du couloir, où trônait le samovar, pour remplir son mug d’eau bouillante. Certains se firent du thé, d’autres des nouilles chinoises, avant de regagner leur couchette.

Bordant les rails, les bouleaux succédèrent aux bouleaux, et le voyage se poursuivit.

Le tovaritch défenseur de licornes quitta le Transsibérien au matin. Une babouchka et son insupportable petit-fils le remplacèrent. De nouveaux intrus, des envahisseurs. Des nuisibles. Le défilé des pins et des bouleaux reprit.

Arrivé à Irkoutsk, Jason descendit du train, enfin. Il avait hâte de se dégourdir les jambes. Le Baïkal n’était qu’à une soixantaine de kilomètres, il marcherait. Il essuya sa machette ensanglantée sur son jean, épousseta les morceaux de cervelle de son manteau, et quitta les quais. Un ruban de tripes collait encore à sa semelle droite ; il ne s’en aperçut pas.
L’américaine et le gamin avaient crié, mais pas longtemps. Les autres encore moins. Il n’aimait pas que ça traîne. Il s’acquittait du job, par tous les moyens mais sans fioritures, comme un dératiseur ; c'était pas toujours propre, certes, mais rapide et efficace. Une seule exception : le chef du chantier de Crystal Lake, le maître des bulldozers qui avaient pulvérisé son habitat naturel. Celui-ci, il l’avait fait durer.
Il l’avait surpris dans son sommeil, saucissonné dans son sac de couchage, et crocheté par les épaules au-dessus du feu de camp, où grillaient déjà une saucisse et un épi de maïs. Le type avait d’abord hurlé, quand les crocs d’acier avaient perforé ses trapèzes, puis poussé des hululements stridents, quand les flammes lui avaient rôti les pieds. Sa peau pétillait, cloquait et grésillait joyeusement. Il s’était débattu à se rompre le cou, quand le rembourrage du sac avait fondu pour se mélanger à sa chair, mais Jason l’avait solidement embroché et ses ruades restèrent vaines Quand ses couilles semblèrent sur le point de se transformer en pop corn, ses yeux se révulsèrent et il s’évanouit.
Un seau d’eau glacé le réanima. Il put ruer et hurler de plus belle, à la satisfaction générale, celle de Jason, et de tous les pandas, orangs-outans, agoutis et autres bestioles rendues SDF par les déforestations massives à travers le monde.
Quand la graisse de son ventre avait coulé sur le foyer, attisant les flammes, Jason en avait nappé son épi de maïs. Ça vous donnait un petit goût pas désagréable, malgré le fumet d’acrylique. La cuisson en papillote dans un sac de couchage n’était pas la meilleure des recettes, mais ça restait gastronomiquement correct.

Jason saliva à ce souvenir. Il avait faim. Ras le bol, des nouilles chinoises. Il allait enfin pouvoir chasser, et pêcher. Solidement campé dans la neige, sa machette sur l’épaule, il inspira à pleins poumons. Sous son masque de hockey, moucheté de flocons cristallins, il souriait.