Il leur faudrait une bonne guerre - 1

Le 31/05/2020
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par PhScar
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Rubriques / Il leur faudrait une bonne guerre
Premier volet d'une nouvelle rubrique de PhScar navigant entre le sombre et le fantastique. Presque onirique, encore une fois ce texte me rappelle les univers dickiens ce qui est de bonne augure pour la suite que nous souhaitons prochaine.
Cela faisait plus de quinze ans que Petite Maman n'avait pas quitté ce lit. Un lit de bois sombre, sans décoration particulière, des draps blancs, une couverture orange, ou marron clair, élimée sur les bords, un couvre-lit jaune et sale orné de fleurs démesurées, obscènes, et qui ne faisaient plus illusion. La chambre sentait l'urine fermentée, l'odeur avait imprégné jusqu'à l'âme du bois. Tout était sombre. L'unique fenêtre semblait n'avoir jamais été ouverte. Les volets étaient fermés, leurs fentes parallèles laissaient couler une lumière grise et fanée.

Je me tenais debout, au seuil de cette chambre. J'étais là, je devais m'occuper de Petite Maman. Quelque temps auparavant, j'étais arrivé dans cette grande demeure. Je ne me souvenais pas exactement de ce qui s'était passé. Les circonstances étaient incertaines, et ne m'intéressaient pas, au fond. Il y avait du travail. La toilette du matin, le petit-déjeuner. Faire un peu de ménage. Les repas, le linge. La toilette, encore, car Petite Maman souillait régulièrement la longue chemise de nuit en lin qui était son seul vêtement.

J'avais réfléchi, et ma conclusion était qu'il ne s'agissait pas d'un accident. C'est violent, un accident, c'est un choc, et la trace d'un choc révèle inévitablement une discontinuité, un déchirement, une pliure aiguë. Des plaques et des frontières dessinées à coups de hache. Il n'y avait rien de cela dans ce qui restait du visage de Petite Maman. Au contraire. Il était le résultat d'une patiente opération de couture, un rapiécage délicat, un ouvrage de dentelle ancienne. On y décelait une minutie dont la nature seule serait certainement incapable. Une précision, une volonté humaine, un dessein même, un projet. Les lèvres étaient soudées, ce qui aurait dû être l'ouverture d'une bouche se réduisait à une ligne frêle, hésitante et décolorée, une jointure réussie et presque imperceptible entre deux pans de tissu blême qu'on avait décidé de ne plus jamais écarter l'un de l'autre. Cet embryon avorté de bouche ne se trouvait pas au milieu de la face, mais repoussé sur le côté droit, à la place de la joue. Et par une sorte de compensation cynique, l'autre joue était trouée d'une béance qui laissait voir l'intérieur des mâchoires, la langue et le palais. Petite Maman ne parlait pas, cette ouverture décentrée ne lui était utile que pour l'ingestion de matières préalablement broyées. Aussi était-elle la plupart du temps colmatée par un pansement épais, que l'on détachait à l'occasion des repas, ou d'une manière générale lorsque l'on avait besoin d'accéder à la cavité buccale. Cette percée dans la chair était étrange. Les bords étaient fins, ourlés, sans croûte ni fissure, et dessinaient un contour ovale inattendu.

L'oeil gauche de Petite Maman avait suivi le mouvement de rotation qu'un artisan invisible avait imprimé à la bouche scellée, et se trouvait par conséquent lui aussi déplacé vers la droite, rapproché de son homologue, et presque sur l'axe de symétrie de la tête, juste au-dessus du nez. Lequel était absent. Seuls subsistaient les cartilages, et les narines de Petite Maman étaient deux trous rectangulaires et arrondis, accolés verticalement dans leur longueur, et vibrant au rythme de sa faible respiration. Le reste du corps était d'une conception beaucoup plus ordinaire, mais totalement paralysé, à l'exception de quelques soubresauts qui agitaient parfois son torse, ses bras ou ses mains.

Quand je n'étais pas avec Petite Maman, j'errais dans les pièces de la maison, un vaste palais d'ombres et de recoins. C'était une demeure ancienne, du bois presque partout, des meubles vénérables, des tableaux... Des portraits essentiellement, mais je ne me souvenais jamais des visages qu'ils représentaient. Jusqu'à présent, je n'avais jamais osé sortir de la maison. Je savais qu'elle était entourée d'un parc à l'abandon, immense sans doute, car j'entendais à peine les sons qui témoignent d'une activité extérieure, le ronronnement des automobiles était étouffé et lointain, aucune conversation de passants ne me parvenait, et même le vent ne voulait pas se faire entendre. Mais il y avait les pleurs. Quelque part, une petite fille sanglotait.