Demi-sel

Le 29/12/2020
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par CTRL X
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Dossiers / Placement de produits
Vous croyiez que la Zone allait faire l'impasse sur les histoires de réveillon de Noël qui font les records d'audimat sur le mainstream ? Et bien c'est mal connaître CTRL X qui nous offre ici une love story magnifique et poignante entre un homme et une huître. Que dis-je une huître ? Un harem d’huîtres. L'auteur ouvre ainsi notre appel à textes "Placement de produits" avec cette histoire d'amour impossible digne de Montaigu VS Capulet. Vous aurez droit à des pleurs, du rire des larmes et des grincements de dents. Un bonheur pour cette fin d'année, du miel pour vos yeux.
J’ouvrais les huitres. Ou plutôt, voilà : je pissais le sang dans l’évier en sifflotant un air de Noël. On m’avait donné un couteau à beurre, cette fois.
« Tu es bien certain de vouloir faire ça ? » avait demandé maman, en me voyant enfiler mon tablier. « Les huitres, c'est mon truc », j'avais répondu.
Les gens s’inquiètent toujours pour moi, en fin d’année.

Ils ont raison.

Je me suis donné un mal de chien pour ouvrir les deux premières. Et puis, ça s'est mis à déconner dans ma tête. J'ai pris le troisième coquillage et j'ai commencé m'entailler l'index. La douleur m'a vrillé le crâne. Mais j'ai réussi à ne pas crier. Je n'ai fait aucun bruit. C'était salement bon. Les huitres, ça a toujours été mon truc. Quelles étaient les paroles de cet air stupide ? Quelque chose à propos d’un arbre en particulier, un sapin, roi des forêt, des enfants qui jouent dans la neige, quand vient l'hiver, bois et guérets, oui voilà : des gosses qui jouent dans la neige à mutiler un écureuil mort.

Je n'ai jamais pris le temps de chercher dans le dictionnaire, ce que c'était, des guérets. J'emmerde les guérets.

J'emmerde toutes sortes de guérets.

Le travail n’avance pas vite. Je n’ai ouvert qu’une dizaine de mollusques. De temps à autre, j'enfonce le bout d'une coquille dans la plaie que je me suis faite, au doigt. Une vilaine plaie, comme on dit. Et c'est les montagnes russes, à chaque fois.

La table est dressée, au salon. Les convives - ma famille, ta famille, et même des vieux - s’agitent autour de plateaux en argent, garnis de toasts. Ils lèvent leurs verres sans rien trouver à dire, pour marquer le coup. Ils ne savent même plus quoi se souhaiter. Ils n'ont jamais su quoi se raconter. Ils sont mal habillés. Ils sentent mauvais, aussi. Enfin, voilà : ils me font peur.

"Excellent ce saumon - Oh oui, qu'est-ce qu'il est bon alors ! - Vous avez étalé quoi, en dessous ? - Excellente question, Séphora. Je me demandais justement la même chose... - Du beurre, connasse. Juste du beurre - Ah, vraiment ? - Étrange, n'est-ce pas... - C’est du demi-sel, c’est pour ça - En tout cas, le saumon, il est super bon. Et pourtant, je suis pas fan, à la base - Eh bien, moi, je pourrais te tuer à mains nues, un de ces jours - C'est délicieux en tout cas ! - Oui, vraiment "


Les paquets s’entassent au pied du sapin mort (roi des forêts mon cul), et on ne peut apercevoir aucun enfant dans les parages. S'il y avait eu des enfants, peut-être que j'aurais pu m'en sortir. Le bout de mon index pend tristement. Je m'amuse à lui faire prendre des angles absurdes.

- Une coupe de champagne, mon ange ? me crie maman, depuis le salon.
- Juste un doigt, pourquoi pas !! je gueule à mon tour, beaucoup plus fort qu'il ne serait nécessaire.

Elle s'approche, titubant déjà.

- Tu t’en sors ?
- Vous n’avez vraiment rien d’autre comme couteau ?
- Nous ne prendrons aucun risque cette année. On en a parlé.
- Maman...
- Quoi ?
- J'adore Noël, tu sais.
- Je le sais, mon cœur. Évidemment que je le sais... Mais accroche-toi, d'accord ?

Je rêve de davantage de proximité. Peut-être une embrassade ratée. Des gestes maladroits. Je sais que ça n'arrivera pas. Je cache ma main au fond de l'évier.
Mère retourne au salon, rejoindre le groupe de parole.

"Il a l’air d’aller mieux, cette fois - Oh, c'est gentil de le remarquer mais on ne peut jamais être certain - Moi, j’avais un berger allemand à l’époque, pareil, une vraie perle jusqu’au jour où… - Les médicaments facilitent beaucoup les choses, tout de même - Évidemment on a été obligés de le faire piquer, mais bon, faut être honnête : la gamine des voisins ne fera plus rien de sa vie non-plus - Attendez, on parle de qui, là ? - Du chien - Ah, oui, le chien. Super. Il reste un toast au saumon, quelque part... ?"

Personne ne m’apporte mon verre de mousseux. Connards. Bois et guérets. Je ne vous connais pas.
Mon sang, mêlé à l’eau de mer, s’échappe à travers le siphon. Je voudrais bien le suivre, mais j’ai toujours eu peur des tuyaux.

La douleur me traverse, par vagues. J’ai la tête légère. J'ai découvert une huitre minuscule, au fond de la bourriche. Un avorton. Une petite merde d'huître. Alors, je l’ai mise dans ma bouche et j'ai commencé à mordre dedans de toutes mes forces. Là, OK, c'est devenu vraiment insupportable. Même selon mes critères. Je mords là-dedans comme si on voulait me l'arracher. Je crache d’épais mollards rouges. Mon palais est détruit- mon somptueux palais - ah ah.
Ça racle sur mes dents, ça lacère mes gencives, ça va couter cher en réparations, je me fends la gueule, tout seul dans mon coin.

"Et si on passait à table ? - Et comment donc ! - Vous avez encore faim, vous, après tout ça ? - Je m’assoie où, chérie ? - Je peux vous aider ? - Mets-toi à côté de pépé... - Qu’est-ce que vous dites, Pépé ? - A mon époque, vous savez, on avait pas de grille-pain mais les putes existaient déjà. C'est à dire que les putes n'ont pas attendu l'invention de l'électricité pour commencer leur carrière, hein, bon c'était l'époque, quoi. Et puis attention, les putes, c'étaient quand même toujours les premières à ... - Ne faites pas attention, Séphora : personne ne comprend ce qu'il raconte - Ah ah, oui ! Enfin, je veux dire, c’est bien ce qui me semblait..."

Je l’ai avalé, au bout du compte. L'avorton. Puis j’ai glissé ma main blessée dans ma poche et je me suis assis entre maman et la tante albinos qui m’offre toujours un disque d’Elton John. Le chien me lèche la main, sous la table. Je me laisse faire, c'est agréable.

Jusqu'à ce qu'il emporte le bout de mon doigt avec lui, en tirant un coup sec.

- Aïe !
- Qu’est-ce qui se passe, trésor ?
- Rien, maman.
- Quelque chose qui va pas ?
- Tout va bien.
- Tu es sûr ?
- C'est quoi un guéret ?
- Un quoi ?
- Un guéret, comme dans la chanson : quand vient Noël, bois et guéret.
- Ah, un guéret. Eh bien, il me semble que c'est un genre de friche. Un champ en friche, quelque chose comme ça.
-Ça te parle, un peu, les champs en friche ?
Voici la première intervention de mon père. Il ricane, à l'autre bout de la table, fier de sa blague.
- Oui, papa. Ça me parle beaucoup.
- Tu es blanc comme un cul, tu le sais, ça ? Il ajoute.

Je laisse cette dernière remarque atterrir délicatement sur la table.
Et puis, je souris, pour la première fois de la soirée. Avec ce qui me reste de bouche.
Je souris à tout le monde.

Les gens disent que je ne sais pas sourire. Que ce n'a pas l'air naturel, chez moi.

Les couverts tombent dans les assiettes. Maman part à la renverse, emportée par un mouvement de recul. Je pose ensuite mes mains sur la table, comme on m’a appris. Alors, tout le monde remarque qu'il manque quelque chose, au bout de ma main droite.
Tout le monde remarque je suis en train de tacher la nappe.
Oncle Yvan dégueule dans sa bisque, papa gifle maman, qui tente d’escalader une armoire, le chien s’est allongé sur le paillasson, pépé précise que les putes représentent quand même le seul corps de métier, en France, qui...

Je m' évanouis sur un bloc de foi gras à 57,90 euros.