Dend'rah.

Le 06/04/2021
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par Un Dégueulis
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Dossiers / Nouvelles lovecraftiennes
Une mystérieuse entité traîne sa mémoire évanescente dans la solitude d'un vieux temple perdu au fond de la jungle lorsque débarque un groupe de chasseurs de trésors. Malgré quelques imperfections, le texte réussit plutôt bien à installer une bonne ambiance lovecraftienne.
Le temple de Dend’rah est situé au nord de Mithridia, dans la jungle épaisse qui entoure le lac d’Ouran, où sont submergées les tombes des derniers héros et des trente empereurs légendaires. C’est là qu’à une époque dont la mémoire survit seulement dans les contes les plus anciens, les prêtres nécromants se livraient aux rites interdits. Encore aujourd’hui, les indiens et les voyageurs évitent avec soin cette partie de la jungle où les jaguars semblent être un peu plus abondants qu’ailleurs, où l’ombre de la canopée est plus épaisse, et où le murmure des insectes innombrables est un peu trop hostile. Les tribus sauvages qui chassent en ces terres encore farouchement défendues par la nature ont un mot pour désigner cette zone où nul ne pénètre : Bal’Drakh, le territoire des morts.
Pourtant, celui qui voudrait s’y aventurer ne rencontrerait ni pièges, ni armée sanguinaire. À part une impression ténue de malaise, rien ne l’empêcherait de progresser jusqu’à parvenir à un large édifice en pierre au toit effondré, hérissé de colonnades que peuplent d’étranges statues de forme presque humaine. Il pourrait monter les marches qui mènent à l’autel où étaient étendues les victimes sacrificielles, avant d’être exécutées avec la cruauté la plus raffinée. Il pourrait même, peut-être, découvrir l’entrée secrète qui mène aux profondeurs du temple, et après de nombreux détours parmi les salles obscures et les labyrinthes, trouver la porte de Dend’rah, qui sépare les limbes du monde physique. Mais personne n’a encore jamais osé s’en approcher, depuis l’époque lointaine des nécromants, et ma solitude est complète.

C’est au cœur du temple de Dend’rah, au nord de Mithridia, dans la jungle épaisse entourant le lac d’Ouran, qu’est ma demeure ! Depuis les temps anciens…depuis le milieu de la nuit. Je ne me souviens pas de mes premières années. Seule une impression générale de bien-être, d’obscurité molle et agréable, ont survécu à mon existence millénaire. Peut-être ai-je eu des parents, mais, je ne les ai jamais connus. Je les ai pourtant longuement cherchés, dans les nombreuses salles obscures et décrépites, dans les passages secrets où l’on trouve, parfois, des squelettes poussiéreux, dans la jungle alentour, et même dans les limbes, quoique je n’ose pas m’y aventurer trop longtemps, à cause des formes étranges et filiformes qui y rôdent en murmurant parfois des mots incompréhensibles, et que je n’ai jamais pu identifier clairement malgré mes efforts. Je les ai aussi appelés, longtemps, de ma voix éraillée, mais seuls le silence assourdissant des ruines, les longues plaintes qui hantent les limbes, la décrépitude, et, au dehors, le bourdonnement incessant des insectes, ont répondu à mes appels.

Dans la jungle autour du lac d’Ouran, au nord de Mithridia, là où trône le temple de Dend’rah, qui donne accès aux limbes, je traîne ma carcasse millénaire, presque humaine, mais pourtant pas assez humaine pour que les humains ne s’enfuient pas lorsque je m’approche, discrètement, de leurs demeures. Oh, comme je voudrais pouvoir leur parler, pour tromper ma solitude, et faire cesser le martèlement continu qui est le fond sonore de mes pensées, ce martèlement effroyable qui sous-tend l’Être, et que je suis le seul à entendre. Parfois, oh, pas souvent, une fois tous les deux-cents ans, caché par l’ombre de la canopée, je m’approche des villages alentours et j’observe les enfants courir entre les maisons, les femmes vaquer à leurs occupations, et les maris jouer aux cartes en buvant du café. Ma respiration profonde fait trembler les feuilles, et les larmes coulent abondamment de mes nombreux yeux : elles tuent la végétation aux endroits où elles tombent. Puis, le cœur lourd, je m’en retourne vers mes labyrinthes, vers mes salles obscures, vers mes ruines décrépites, vers mes limbes, après avoir tué un jaguar ou un anaconda pour mon dîner. Les chasseurs relèvent la trace de mon passage et en font des légendes, qui sont ensuite racontées par les vieilles au coin du feu, puis oubliées, jusqu’à ce que, ne supportant de nouveau plus la solitude, je revienne rôder à la lisière de leur monde.

Un jour pourtant, au bout de nombreux siècles, des hommes s’aventurèrent à travers la jungle, au bord du lac d’Ouran, jusqu’au temple de Dend ‘rah, frontière des limbes. Je les observais de loin coupant les lianes épaisses à coups de machettes, engoncés dans des vêtements étranges et lourds, inadaptés à la chaleur humide de la jungle, mais dont les motifs tachetés les rendaient difficiles à repérer dans la végétation et m’obligeaient à plisser les yeux pour mieux les distinguer. J’étais surpris que des hommes s’approchent aussi près du temple, car cela n’était jamais arrivé, depuis que le dernier empereur nécromant avait déchaîné la puissance de Ceux d’En-Bas sur son peuple révolté, entraînant dans sa chute toute une civilisation autrefois florissante et effaçant sa propre mémoire de la face de la Terre. Ces hommes étaient des étrangers.

Sous le coup de l’excitation, je laissai échapper une plainte, de ma voix puissante et profonde, habituée au silence. Ils se figèrent immédiatement. Les avais-je effrayés ? Sûrement : deux d’entre eux firent demi-tour et repartirent en courant, mais un autre tendit le bras dans leur direction, et j’entendis deux détonations avant de les voir s’effondrer sur le sol comme des poupées de chiffon. Ces hommes étaient des magiciens. Le spectacle de ces deux morts réveilla en moi des souvenirs oubliés, les cris des victimes sur l’autel, la chair des enfants et des vierges, déchiquetée par mes mâchoires monstrueuses, les vapeurs d’encens, les parfums, et, jour et nuit, le chant guttural des prêtres qui étaient à mon service… Il y avait de cela des millénaires…à moins que ma mémoire ne me joue des tours. Je passai mes quatre langues sur mes lèvres, laissant échapper au passage un filet de salive. J’avais soudain le goût de la peur révérencieuse des hommes sur mes papilles, bien que je ne sache pas d’où m’en venait le souvenir... N’étais-je pas leur servant, autrefois, il y’avait de cela si longtemps que les arbres mêmes l’avaient oublié ? Peut-être ces images que j’avais dans la tête n’étaient-elles que des songes, qui remontaient, sous l’effet de l’excitation, de mon inconscient vaste et marécageux. Je me tapis plus profondément dans l’ombre et continuai à observer les étrangers.

Ils étaient une dizaine. Tous des hommes. Avançant prudemment, avec en bandoulière d’étranges objets de métal noir. Ils communiquaient entre eux par gestes brefs, quasiment sans parler. J’avais déjà vu ce genre de communication silencieuse, chez les soldats de l’empire. De mauvais souvenirs remontèrent à la surface de ma mémoire millénaire, les lances perçant ma chair, la brûlure des torches enflammées qui me repoussaient vers les profondeurs du temple...tout était si confus… Je me fondis dans la végétation pour m’approcher d’eux discrètement. Suffisamment pour pouvoir écouter leurs conversations. J’avais toujours eu la capacité à comprendre les langues des humains, malgré les nombreux changements qu’elles avaient subis depuis l’époque lointaine des nécromants.

-    Jefe, on ne devrait pas continuer, les indiens disent que cette partie de la jungle est maudite.
-    Et le cri qu’on a entendu tout à l’heure ne me rassure pas.
-    Fermez-la, vous deux, ou vous allez rejoindre les autres pendejos et servir de fumier à la flore tropicale. Si les indiens ont peur de venir ici c’est qu’il doit y avoir des ruines. S’il y’a des ruines, il y’a un trésor. On va devenir riches.
-    Mais jefe !
-    LA FERME ! Regardez !

Ils s’arrêtèrent et levèrent les yeux vers le temple.

-    Hah ! Je le savais ! Il n’y a plus qu’à escalader la colline et à explorer ces bâtiments pour trouver ce qu’on cherche. Espérons qu’aucun pillard ne soit passé avant nous. Allez, grouillez-vous, cabrónes !

Le groupe se mit à gravir les flancs escarpés du tumulus sacré où sont enterrées les dépouilles des trente empereurs légendaires, foulant du pied les stèles recouvertes par la mousse. Je laissai échapper un grondement sourd, sans toutefois intervenir. La curiosité, l’excitation de la nouveauté, me poussaient à continuer à les observer. Je les suivis discrètement, toujours tapi dans l’ombre.

-    Jefe, j’ai l’impression qu’on nous observe.
-    Et qui voudrais-tu que ce soit ? Personne ne s’approche d’ici, il faut te le répéter combien de fois pour que tu comprennes ? Regarde-moi ça, ces colonnes sont impressionnantes, et plutôt bien conservées ! Je me demande combien de siècles ont ces constructions ? Bon, c’est pas tout, mais on a des trésors à piller. Fouillez-moi ces ruines !

Le groupe se dispersa, et ils se mirent à profaner le temple, soulevant les pierres et brisant les poteries qui contenaient autrefois les offrandes. J’allais intervenir, quand un bourdonnement se fit entendre.

-    Jefe, vous avez entendu ça ?
-    Qu’est-ce que ça peut bien être ? On dirait des bourdons.
-    C’est la malédiction du temple ! On va tous mourir !
-    Ne dis pas de conneries, maricón ! L’un de vous a dû toucher une ruche en fouillant, vous auriez dû être plus prudents.

Mais le bourdonnement s’intensifiait. Je sentais qu’il résonnait avec une partie de moi, quelque chose d’intime, comme une noirceur monstrueuse qui s’éveillait au plus profond de mon âme. Je l’avais déjà entendu, il y’avait très longtemps. Des images et des sons remontaient rythmiquement à la surface, les cris des soldats coupés en deux par mes griffes puissantes, le sang éclaboussant ma peau et coagulant lentement en croûtes dont le spectacle faisait reculer les guerriers les plus braves…l’empereur et ses mages récitant des incantations plus anciennes que l’univers, plus anciennes que le temps, et le bourdonnement des frelons qui s’accumulaient dans le ciel en masses noires, masquant le Soleil, prêtes à fondre sur moi… J’inspirai profondément, mes quatre poumons se gonflant d’air à en éclater, et retins mon souffle.

-    Jefe, quelque chose ne va pas.

Celui qui se faisait appeler Jefe ne répondit pas. Des profondeurs du temple jaillit une nuée de frelons, vaste comme l’horizon, renversant les pillards et obscurcissant le ciel. Les bruits de la jungle furent éclipsés par le bourdonnement furieux des insectes, et un vent froid se mit à souffler doucement, semblant venir de toutes les directions à la fois. Les dernières pièces manquant à ma mémoire tombèrent en place, entraînant avec elles un engrenage implacable.

Je me souvins de la révolte du dernier empereur nécromant contre l’esclavage auquel était soumis son peuple. Il n’avait pas déchaîné la puissance de Ceux d’En-Bas contre les hommes, mais contre moi… Je me souvins de la conspiration des prêtres et des mages pour utiliser la puissance de la Parole Ancienne afin de confiner mon pouvoir et de sceller ma mémoire. Je me souvins des frelons, dont les piqûres atroces aveuglaient mes yeux… et je me souvins de la malédiction qui m’avait réduit à n’être plus qu’une ombre, et qui ne pouvait être levée que par un sacrifice humain réalisé sur les terres sacrées qui entouraient le temple. Il avait été abandonné pour cette raison, de peur qu’un meurtre accidentel ne brise le sortilège et que ma fureur ne se déchaîne à nouveau sur l’humanité. Je me souvins enfin de mes enfants, enfermés dans les limbes, hors de portée de mes sens, privés de mon amour, et la douleur enserra mon cœur de ses griffes horribles, lorsque je compris que les murmures que j’entendais parfois lorsque j’allais y traîner ma carcasse énorme étaient en réalité leurs appels à l’aide désespérés. Je laissai échapper une longue plainte, terrible, déchirante, qui fit trembler les arbres et fuir les oiseaux. J’étais Dend’rah, le Dieu des Ténèbres, Prince Maudit, fils de Roth’kh, le Dieu de la Mort, et d’Ildral, la Déesse du Chaos. J’avais enfin complété les quatre millénaires d’errance et d’amnésie narrés dans les livres anciens, qui consignent le déroulement de l’histoire du monde, et l'heure était venue d’accomplir ma vengeance prophétique.

Je sortis de l’obscurité et avançai sous le regard des mercenaires, subjugués par la monstrueuse magnificence de mon apparence. Je pus lire dans leurs yeux la terreur, propre à l’espèce humaine quand elle est confrontée à l’incompréhensible, au Divin. J’ouvris ma gueule, exhibant les nombreuses rangées de dents tranchantes qu’elle contenait, avant de me jeter sur eux.