Le Troll

Le 17/04/2021
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par Un Dégueulis
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Thèmes / Saint-Con / 2021
Texte excellentissime. On se demande au passage si ce n'est pas CTRL X qui cette année encore essaye de nous troller mais peu importe. Ce texte est excellentissime quand même, drôle, très bien écrit, très bien scénarisé. Le coté pervers d'Un Dégueulis est plus subtil que d'habitude. On sent qu'il maîtrise son sujet qui nous plonge dans les tréfonds obscurs de l'hentaï et autres mangas pour adultes et même dans des rituels otakus qu'on ne peut même pas soupçonner avec des mots précieux et exotiques qu'on n'ose même pas googleler. ça m'a fait penser à N3rDz aussi. Ô nostalgie.
« Et donc, mon cher ami, je crains que ton argumentaire ne repose sur un homme de paille, doublé d’un appel à la tradition et d’un appel à l’autorité du plus mauvais goût. Cela témoigne d’une intelligence fortement limitée, et je pense que tu n’as pas le niveau requis pour débattre avec moi. »
Voilà. Avec ça j’étais sûr qu’il allait la fermer. Ça faisait trois jours que je débattais avec ce type sur Facebook sur une question épineuse, à savoir si les filles dans les mangas et animes étaient supérieures aux vraies femmes ou pas. Depuis soixante-treize heures, ni lui, ni moi n’avions dormi, et nous passions nos journées et nos nuits à taper de longs commentaires incendiaires.
« Mais t’est con ! je parle pas des homes de paille, je parle de filles en cher et en os! loooool ! Non mais regarder-moi ce con ! »
L’enflure. Un ad personam, au moment où je m’y attendais le moins. Tétanisé, je vis les likes s’accumuler sous son commentaire, avec parfois des haha approbateurs et même, Ô comble de l’horreur, des cœurs. Je me ruai sur le clavier.
« Utiliser un ad personam et un appel à la foule est une stratégie déloyale ! Tous tes arguments sont des non-sequitur, espèce de troll de mes deux ! Je t’invite à réfléchir longuement sur le caractère abominable de tes actes, Jean-Pierre Flattres ! Et j’exige des excuses ! »
Le cœur battant la chamade, le visage empourpré, j’enfonçai rageusement la touche « entrée », et attendis sa réaction.
« Lol. T’est vraiment tro con mec. Les vrai femmes s’est toujour mieu qu’un personage de dessin animé, tu va pas faire des enfant avec ! En plus les jap y z’était contre nous dans la deuzième guerre mondial donc si t’est pas d’accor ben t’est Hitler. »
Reductio ad Hitlerium, le pire sophisme, et l’un des plus difficiles à parer. Mon interlocuteur n'argumentait pas de façon rationnelle, il trollait ! Je regardai avec horreur son compteur de likes s’emballer pour la seconde fois. C’était injuste. Je compris, que j’aurais dû continuer à énumérer les faits au lieu de tenter une attaque frontale. Il en avait profité pour déployer tout un arsenal de sophismes dévastateurs.
Sur un autre groupe dont j’étais membre, un internaute posta une capture d’écran de la conversation, accompagnée d’une photo de moi exhibant mon corps magnifiquement adipeux dans l’espoir d’attirer une waifu de passage. Le tout était surmonté de la mention « Le Gro Con », écrit en police de vingt. Je tentai de la signaler à Facebook, mais ils me répondirent simplement que cela ne violait pas leurs conditions d’utilisation. Les salauds, j’étais sûr que le modérateur chargé d’examiner les signalements se marrait avec les autres.
Je bondis de mon siège et hurlai : « MAIS BORDEL, C’EST UN PUTAIN DE TROLL ! » Dans l’open-space, tous mes collègues levèrent les yeux vers moi. Le manager s’approcha à grands pas de mon poste et jeta un œil à l’écran de mon PC. Constatant que je ne travaillais pas, il dit :
-    Monsieur Branlet, suivez-moi dans mon bureau s’il vous plaît.
-    Mais… Je…
-    Tout de suite !
-    Je… Oui.
Je le suivis, traînant mes cent quatre-vingt kilos à contre-cœur. Je sentais les regards de mes collègues s’appesantir sur moi. Je détestais qu’on me regarde, ça me mettait toujours mal à l’aise. À cause de cela, j’avais de grandes difficultés à marcher, comme si quelque chose s’introduisait dans mon anus et prenait le contrôle de mes jambes. Je transpirais à grosses gouttes.
-    Monsieur Branlet, depuis quelques mois votre productivité est en chute libre. Vous avez déjà reçu plusieurs avertissements, et le fait que vous utilisiez Facebook pendant les heures de bureau est contraire au règlement intérieur de l’entreprise.
-    J’en suis conscient, mais voyez-vous…
-    Pas de « mais », Branlet. J’ai déjà fermé les yeux sur la collection de porno japonais que vous avez dissimulée sur le cloud de l’entreprise le mois dernier, et qui je le rappelle pesait plus de deux-cent gigas. Votre comportement est de plus en plus problématique, et si vous continuez sur cette voie, nous serons obligés de nous séparer de vous.
-    Je comprends, fis-je, penaud.
-    Maintenant, je vous invite à vous remettre au travail. Et plus de cris dans l’open-space. Je vous ai à l’œil, Branlet.
Le trajet pour revenir à mon poste me sembla durer une éternité. Tous les regards posés sur moi continuaient de s’introduire dans chacun de mes orifices, comme des tentacules dans une héroïne de dessin animé japonais. J’avais la nausée. Une fois arrivé, je fermai le navigateur et rouvris à contrecœur le dossier sur lequel j’étais sensé travailler. Alors que je commençais à peine à en prendre connaissance, j’entendis le « ping » caractéristique de la notification Facebook. J’avais fermé la fenêtre, mais j’avais oublié de me déconnecter et de désactiver les notifications ! Une grosse veine se mit à palpiter sur ma tempe et je commençai à trembler. J’inspirai profondément. « Du calme, Michel, pense à ta tension ». Je baissai le son de l’ordinateur. Juste avant que le volume n’atteigne zéro, j’entendis pourtant de nouveau, à l’extrême limite de mon champ d’audition, le « ping » dans toute son horreur.
N'y tenant plus, soufflant comme un phoque, je regardai par-dessus mon épaule pour m’assurer que le manager était absorbé par son propre PC, et je rouvris Facebook.
« Loooool, tes parti mec sa y est t’a plus rien à dire ! »
« Looool, il est trot con lui mdrrrrr »
« Il a eu peur sa mer ! »
« Mor au Nazis ! »
« ROFL »
La situation était encore pire que je le craignais. Facebook ne m’avait pas tout notifié, et durant ce laps de temps crucial où je m’étais éloigné, des dizaines de commentaires tous plus moqueurs les uns que les autres s’étaient accumulés.
-    MAIS BORDEL C’EST UN TROLL ! UN PUTAIN DE TROLL DE MERDE !!!
-    MONSIEUR BRANLET !

Une fois rentré chez moi, je me précipitai vers le réfrigérateur et en sortis une boule de viande hachée d’un demi-kilo, que je mangeai sans prendre la peine de la faire cuire en l’accompagnant de corn-flakes et d’un litre de Coca, pour me donner du courage. Je dirigeai ensuite mon ventre proéminent vers le PC du salon. J’avais bien sûr un smartphone, comme tout le monde, mais je préférais taper depuis mon PC, pour plus de précision (un accident d’autocorrect peut décrédibiliser le meilleur argumentaire).
Ma photo était partout, dans tous les groupes, parfois affublée de croix gammées et d’uniformes nazis. J’étais devenu un meme. C’était un cauchemar. J’envoyai un message privé au troll en le sommant à nouveau de s’excuser. Il me répondit par un doigt d’honneur. Je hurlai et donnai un grand coup de poing dans le mur. « Du calme. Du calme, Michel ! » m’exhortai-je. « Pense à ta tension. »
Je décidai de me détendre en écoutant du Brutal Death Metal allongé sous ma couette à l’effigie de Shinsekai Yori, en serrant contre moi mon dakimakura représentant Bulma en petite culotte. Je pris mon casque Bose Superbass édition limitée à l’effigie de Sailor Moon, et lançai un album de Cannibal Corpse. Je me mis à chantonner doucement :
« Carbonization
They will all burn
Mass execution
They will all die ».
Et c’est à cet instant que j’eus une épiphanie. Puisque je ne pouvais pas l’avoir par l‘argumentation rationnelle, c’était par le feu que je prendrais ma revanche. J’écarquillai mes petits yeux séduisants, et ouvris le profil Facebook de mon némésis, sur mon smartphone cette fois, puisque je n’avais nullement l’intention de lui écrire ou de commenter un post quelconque.
Il habitait en Bretagne, vivier bien connu de créatures maléfiques, et travaillait dans un abattoir porcin, « le Gai Cochon ». Cela me permit de retrouver son village : Pouldreuzic. Et…encore quelques posts…oui ! Une photo de sa maison ! Il ne me restait plus qu’à acheter de l’essence, et je pourrais mettre en place mon implacable vengeance.
Je rêvai de yanderes nues dansant sur des riffs de Morbid Angel, et fus récompensé au matin par une éjaculation spontanée. Je m’étirai comme un gros chat et me dirigeai vers la douche, afin de laver longuement mon corps magnifique en admirant mes seins énormes et mon gros ventre poilu. Puis je me séchai et m’aspergeai de parfum, avant de coiffer mes cheveux clairsemés et de lisser ma barbichette. Je montai dans ma Citroën C3 customisée aux motifs Dragon Ball et pris la route, ne m’arrêtant que pour acheter douze jerricans de Super Sans Plomb et une boîte d’allumettes.
Six heures et trente minutes après avoir quitté mon domicile, j’arrivai dans la pittoresque commune de Pouldreuzic. Je laissai échapper un petit rire suffisant en voyant les maisons en pierre et les vaches dans les pâturages. « Ces bouseux ne peuvent pas comprendre les mérites des héroïnes de mangas, ils sont bien trop arriérés ! » pensai-je. « Je parie qu’ils n’ont jamais entendu parler de waifu, de tsundere, encore moins de futanari, et sûrement pas de shokushu goukan, ni d’ero guro ! Leur vie sexuelle doit se limiter à des missionnaires réalisées dans le noir à vingt-et-une heure. Ils ne sauront jamais ce que c’est que de faire l’amour à son dakimakura dans toutes les positions ! »
Plongé dans ces pensées hautaines, je roulai lentement à travers le village, en essayant de ne pas trop me faire repérer. Peine perdue, les passants s’arrêtaient tous pour me regarder. Des bouseux vous dis-je ! Toujours est-il qu’au bout d’une heure je n’avais toujours pas trouvé ce que je cherchais, et que je dus m’arrêter pour demander mon chemin. Ne comprenant pas le patois parlé par la population locale, j’en fus réduit à demander à un gendarme, qui m’expliqua que monsieur Flattres vivait un peu en retrait, sur une propriété située à environ deux kilomètres plus au nord. Je le remerciai et remontai dans ma voiture avant de démarrer au quart de tour. Hah. Si ce gendarme avait su ce que je m’apprêtais à faire, il ne m’aurait certainement pas aidé. Crétin.
En roulant dans la campagne, je me pris à rêvasser à l’idée que ces plaines plates et mornes pourraient être plantées de champignons hallucinogènes et de baobabs. L’image avait quelque chose de poétique, et je faillis renoncer à mon entreprise. Puis j’entendis une notification Facebook venir de mon smartphone, que je n’avais pas mis sur silencieux, et la rage aveugle et meurtrière s’empara à nouveau de moi.
Je finis par arriver à la propriété. Pas de barrière, pas de barbelés, une simple maison en bois d’apparence anodine. Pour quelqu’un qui se permettait un Reductio ad Hitlerium, il était bien imprudent. Il était dix-huit heures, ce qui signifiait qu’il ne tarderait pas à rentrer du boulot. Cela me laissait à peine le temps de dissimuler ma voiture derrière une colline que j’avais repérée sur la route. Une fois garé, je gravis péniblement le monticule et m’allongeai dans l’herbe pour observer la route
Comme prévu, il ne tarda pas. Il roulait dans une vieille Renault 4 (voiture de bouseux !) toute cabossée, qui cahotait à un rythme d’escargot. Lorsqu’il en sortit, j’en profitai pour l’observer. Il devait faire à peu près un mètre quatre-vingt, blond aux yeux bleus, une musculature de bûcheron, la barbe bien taillée, les cheveux ras. Poseur. Je crachai. Le vent du Nord ramena ma salive droit sur mon visage, et je pestai en m’essuyant avec le revers de la main.
J’attendis encore une heure pour être sûr qu’il était bien installé devant la télé (ou devant son PC en train de poster des memes de moi, l’enflure !), et je redescendis. Il me fallut plusieurs allers-retours pour apporter tous les jerricans d’essence près de la maison, et quand j’eus enfin fini, il faisait nuit. Tant mieux, cela me facilitait la tâche pour déverser l’essence sans me faire repérer.
Une fois cette pénible tâche accomplie, je me postai devant la porte d’entrée pour un meilleur effet dramatique, et réfléchis à ma punchline. Je finis par m’arrêter sur « À chaque troll, son troll-slayer ! » qui me paraissait bien adaptée à la circonstance. Je craquai donc une allumette, pris une grande inspiration et commençai : « À chaque troll, son… »
C’est à ce moment-là que la porte s’ouvrit à toute volée. Devant-moi mon troll, vêtu seulement d’un short et de chaussettes Winnie l’Ourson, une canette de bière à la main et un transat sous le bras, me regardait bouche bée.
-    Michel ? Qu’esse tu fous-là ? Me demanda-t-il d’une voix incrédule.
-    Jean-Pierre... Je croyais que tu étais devant la télé.
-    J’aime bien me poser sous les étoiles le soir. Qu’esse-tu fous-là ?
-    Eh bien, comment dire…
-    Et pourquoi t’as une allumette à la main ?
-    Vois-tu…
-    Et pourquoi ça sent l’essence putain ?!
Je pouvais voir la panique gagner rapidement le regard mon interlocuteur, je devais agir vite. Ramassant le dernier jerrican encore à moitié plein, je l’aspergeai d’essence et lui jetai l’allumette enflammée à la figure, en criant ma punchline de toute mes forces : « À CHAQUE TROLL SON TROLL SLAAAAARRRRGHHHHHH ! »
Jean-Pierre, en feu, s’était jeté sur moi et m’avait renversé en plein dans une flaque d’essence. Laquelle s’était bien sûr enflammée à son tour. Je hurlai :
-    MAIS BORDEL DE PUTAIN DE TROLL DE MES DEUX TU VAS ME POURRIR LA VIE ENCORE LONGTEMPS COMME ÇA ?
-    AAAARRRRRGGGHHHHHH !
-    TA GUEULE PUTAIN ON BRÛLE !
Je tentai de le repousser pour me relever, mais il s’accrochait à moi de toutes ses forces. Quel idiot, non mais quel idiot, j’allais mourir avec lui si ça continuait. Réfléchissant à la vitesse de l’éclair, je roulai sur moi-même et l’écrasai sous mon poids. J’étais désormais complètement enflammé, et la graisse commençait à couler de mon corps comme d’une bougie. Atroce.
Jean-Pierre suffoquait visiblement, surtout que la graisse en fusion lui recouvrait désormais le visage. Je m’aperçus, dans la confusion, que ses yeux avaient fondu et qu’il essayait faiblement de crever les miens. Je lui donnai un coup de tête et ses mains retombèrent, inertes. Enculé. Je brûlais toujours.
Serrant les dents, je roulai sur moi-même, en m’éloignant de la maison, étouffant progressivement les flammes et laissant une traînée noire sur mon passage. Lorsque je me relevai enfin, nu et dégoulinant de graisse fondue, je vis que la bâtisse s'était complètement embrasée, illuminant le ciel de Bretagne à des kilomètres à la ronde. Il valait mieux que je m’en aille si je ne voulais pas me faire arrêter par la gendarmerie. Je me dirigeai donc tant bien que mal vers ma voiture, en hurlant de douleur à chaque pas. Malheureusement, juste avant de parvenir à mon véhicule, je m’évanouis.
Je passai plusieurs mois à l’hôpital, entre la vie et la mort, mais je survécus. Ayant perdu presque toute ma graisse, je ressemblais à Freddy Krueger. J’attendais, sans enthousiasme excessif, mon procès pour quadruple homicide volontaire, car le bougre vivait avec ses parents grabataires et son petit frère handicapé. Preuve s’il en fallait encore une de son quotient intellectuel déficient : on ne fait pas de Reductio ad Hitlerium quand on a une famille à charge. Enculé.
Un jour, alors que je tentais pour la millième fois de draguer l’infirmière chargée de changer mes bandages, je remarquai un vieux journal traînant sur une table de chevet. Je m’en saisis machinalement et lus :
« Un troll internet brûle un honnête citoyen et toute sa famille à cause d’un différend sur Facebook. »
« MAIS PUTAIN C’EST PAS MOI LE TROLL C’EST LUI ! »