OZIRA : le lac

Le 08/05/2021
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par Lunatik
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Thèmes / Saint-Con / 2021
Kazakhstan, greatest country in the world All other countries are run by little girls Kazakhstan, number one exporter of potassium All other countries have inferior potassium Kazakhstan, home of Tinshein swimming pool It's length thirty meter, width six meter Filtration system a marvel to behold It remove 80% of human solid waste Kazakhstan, Kazakhstan, you very nice place From plains of Tarashek to northern fence of Jewtown Kazakhstan friend of all except Uzbekistan They very nosey people, with bone in their brain Kazakhstan, industry best in world We invented toffee and trouser belt Kazakhstan's prostitutes, cleanest in the region Except of course for Turkmenistan's Kazakhstan, Kazakhstan, you very nice place From plains of Tarashek to northern fence of Jewtown Come grasp mighty penis of our leader From junction with the testes to tip of its face!
ОЗЕРО [‘ozʲirə] nnt : le lac

Le lac est calme et tiède, ses eaux scintillantes, son ponton solide, comme il sied à un lac dans lequel les enfants plongent et chahutent en éclaboussant les parents restés sur les berges, à griller le poisson qu’ils viennent de pêcher. J’ai passé mon enfance au bord de ce lac perdu dans la steppe, plus souvent qu’à l’école. J’en connais tous les secrets enfouis dans la vase, tous les fantômes qui draguent les fonds et arpentent les rives.

J’arrête mon cheval à quelques mètres de la brume qui stagne sur l’eau comme un linceul.

— Quel con, soupire Ravil en regardant Saïm avancer dans le lac jusqu’à mi-cuisses et s’asperger le visage.
— Il ne risque plus rien, dis-je en haussant les épaules. Nous non plus, d’ailleurs, à ce stade.
— Ben moi, je veux garder mes dents, et continuer à baiser.
— Fallait pas t’engager là-dedans, alors.
— Besoin de thunes. Ludmilla est enceinte.

Si se reproduire dans ce monde de merde, c’est pas encore plus con que de se baigner dans un lac radioactif, je bouffe mes bottes et ma chapka. Mais j’ai pas envie d’en discuter. Je descends de mon cheval, et le desselle pour le laisser brouter à sa guise. Je lui rends sa liberté avec une petite caresse sur le bout du nez, da'svidania, camarade.
Ravil m’emmerde, avec ses simagrées de jeune chatte, mais c’est un bras droit efficace et fiable. Quant à Saïm, tout abruti qu’il soit, ses talents me sont également indispensables. Je n’ai pas sa dextérité pour écorcher vif un mec, ni son goût pour les amputations, ni sa patience pour les éviscérations délicates, toutes ces techniques d'interrogatoire sophistiquées qui nécessitent de garder le quidam en vie assez longtemps pour qu'il avoue même ce qu'il ignore.
J’attrape par les chevilles le type ligoté sur la selle du quatrième cheval et le fais dégringoler au sol. C’est un gros bureaucrate hors d’âge, qui sue comme un porc devant une rôtissoire, le dernier maillon d’une longue chaîne d’enflures qui toutes ont terminé leur route ici, la gueule dans une poussière à un ou deux millions de becquerels au mètre carré. Je m’accroupis face à lui, pour avoir sa trogne en ligne de mire. Il a dégueulé dans son bâillon. Une chance qu’il ne se soit pas étouffé. Ses yeux n’ont pas changé depuis toutes ces années, à peine sont-ils voilés par la peur. Il ne me remet pas. Je ne peux pas lui en vouloir : comment se souvenir de chaque moujik, de chaque babouchka, de chaque morveux, dont on a signé l’arrêt de mort quand il y en a eu des milliers ?

— Saïm ! dis-je. Quand tu auras fini de barboter, occupe-toi de ce sac à fiente.

Le type se trémousse vaguement dans l’herbe jaunie ; je lui flanque mon pied au cul pour le calmer, et me passer les nerfs. J’ai mal au crâne, encore, et je voudrais en finir, vite. C’est pas un job facile, ni gratifiant. Nécessaire, pourtant.
On a dressé le camp dans une vaste demeure de béton abandonnée, dont le salon aux rideaux en plastique nous sert de quartier général. Une habitation témoin dans une agglomération factice, créée pour étudier la résistance des structures en fonction des matériaux et de l’architecture. Autrefois, les militaires soviétiques enfermaient des animaux dans ces bâtiments, avant chaque explosion. Ensuite, ils effectuaient des tests et des mesures sur les survivants. Ils observaient, notaient, classifiaient. Ils comparaient avec les données relevées sur les habitants de mon village, situé quelques kilomètres plus à l’ouest. Depuis Atomgrad, le cul vissé dans son fauteuil, le gros porc supervisait tout ça.
Avant chaque nouvel essai, des soldats en 4x4 passaient nous prévenir :
— À 20h, camarades, nous oeuvrerons pour la Patrie et pour la Paix, et vous nous soutiendrez, vaillamment, comme toujours. Ensemble, nous construisons un avenir radieux pour tous. Soyez prêts. Calfeutrez vos portes, ne restez pas dans les maisons, sortez le bétail.

Mon père avait trouvé du scotch, pour consolider les vitres. Il l’appliquait en larges quadrillages réguliers. Ainsi, nous avons conservé intactes nos fenêtres plus longtemps que nos voisins. En hiver, par -30°C, c’était appréciable. Le calfeutrage, par contre, s’était avéré inefficace ; les particules trop fines s’immisçaient partout. Quand la terre cessait de trembler, ma mère, un foulard sur le nez, balayait et époussetait tout du sol au plafond.

— Pourquoi on doit sortir de la maison ? ronchonnais-je.
— Pour pas se la prendre sur la tronche, débile, répliquait mon grand frère.

Et toute la famille se tenait serrée sur la colline, la main en visière au dessus des yeux pour admirer l’explosion qui s’épanouissait au loin comme un gigantesque champignon, parfois noir, parfois blanc, parfois incandescent, selon la géologie de la zone — grès, quartz, granit, argyllite — et la nature de la bombe — plutonium, uranium, hydrogène, atomique, atmosphérique ou souterraine. À dix ans, j’étais incollable sur le sujet. Le sol et le ciel grondaient ensemble, les secousses remontaient jusque dans nos reins, mélangeaient nos os, faisaient claquer nos dents. Le Kazakhstan tout entier frémissait de fièvre.

— Pour des essais pacifiques, ça secoue drôlement, disait mon père en redressant les meubles après l’onde de choc, le calme et la poussière retombés sur nos épaules.
Chaque fois, il laissait au couteau une encoche dans le mur du cellier. Le jour de l’explosion qui a donné naissance au lac, il a gravé une grande croix et trinqué avec les voisins. C’était une bonne chose, ce réservoir artificiel : on pourrait s’y baigner, et pêcher, et abreuver les troupeaux, et irriguer les cultures. La propagande, en tous cas, nous l’affirmait, et nous n’avions aucune raison — ni aucun moyen — d’en douter. Quand j’ai quitté la maison familiale pour aller étudier en ville, j’ai compté 367 encoches. Et la Russie était alors loin d’en avoir terminé avec nous.

Parfois, on nous évacuait dans la steppe, avec deux bouteilles de vodka, une miche de pain et quelques conserves. C’était long. Interminable. Certains restaient au village, et ceux là, des médecins en combinaison les auscultaient sous tous les angles, prises de sang, analyses d’urine, relevés dosimétriques de la peau, des cheveux, et même des vêtements. Ensuite, on n’en entendait plus parler, jusqu’au prochain essai.

— Les bombes pour la paix, elles sont moins méchantes que les bombes pour la guerre ? demandait ma petite soeur.
— Nan, c’est juste qu’elles ne tuent pas les ennemis.
— Elles tuent qui, alors ?
— Nous, répondait sobrement mon frère, ce qui lui valait une baffe de mon père.

Aujourd’hui, ils sont morts, tous, ma famille au complet. Ainsi que la plupart des voisins, des amis, des collègues. L’espérance de vie plafonne à cinquante ans, dans le coin ; on crève lentement, étouffé par les tumeurs, ou suicidé — les jeunes se pendent à tour de bras, c’est presque devenu un sport national. Les radiations prennent leur temps, mais elles finissent toujours par vous avoir — les habitants de Mururoa et du Nevada ne me contrediront pas, ceux de Fukushima et Tchernobyl non plus. Elles foutent le bordel dans vos cellules, et dans votre tête, les gênes mutent, les gamins naissent avec des gueules de freaks ou de la semoule entre les oreilles.
J’ai survécu, j’ignore comment et pourquoi. Peut-être grâce aux mutations, paradoxalement. Je ne suis pas exactement standard, même si je n’ai rien d’aussi sexy que les X-men. Aucun pouvoir de pyrokinésie, pas de griffes rétractables, pas de squelette en adamantium, pas d’épiderme bleu électrique. Je ne brille même pas dans le noir. Mais je survis ici depuis cinquante-trois ans, sans avoir jamais rien contracté de plus méchant qu’un rhume, ce qui peut être considéré comme un super-pouvoir. Mon frère est né sans bras, ma petite soeur avec un bec de lièvre et des neurones paresseux. Me concernant, c’est plus insidieux. Je ne sais pas trop ce que je suis, les médecins non plus. À la croisée de l’humain et du blob, cette drôle de bestiole informe quasi immortelle. Tout le monde s’en fout, d’ailleurs, tant que je ne prétends épouser personne, ni transmettre mes gênes viciés — ce dont je serais incapable, techniquement, n’ayant pas l’équipement adéquat.

Des hurlements me ramènent à des préoccupations plus immédiates. Le bureaucrate semble en voix, et Ravil, tiré de sa sieste, gueule qu’il y en a qui essaient de dormir, bordel, silence !

— Saïm, dis-je en pénétrant dans la petite salle où il officie, tu ne voudrais pas lui remettre son bâillon ?
— Et comment qu’il va m’avouer si y peut pas causer ? répond mon maître d’oeuvre non sans pertinence.
— M’en fous. Il me casse la tête. File-lui du papier et un stylo.
— C’est que je lui ai déjà broyé les doigts de la main gauche au marteau, dit-il ennuyé. Et haché ceux de la main droite.
— Putain d’amateur, grogne Ravil, encore somnolent.
— C’est un ex du KGB, je te ferais dire, pas une cantinière. Faut ce qui faut.

Six heures plus tard, il a tiré du gros ce que je voulais savoir. Après des années de préparation, les derniers éléments sont en place. Tout devrait se dérouler très vite, maintenant et, s’il plaît à Dieu, se terminer bientôt. Enfin.

— On pourrait le cramer, celui-ci, pour changer, suggère Ravil.
— Pardon ? dis-je.
— Au lieu de s’en débarrasser dans le lac, comme les autres, on pourrait fêter ça avec un vrai feu de joie.
— Oh oui ! Oh oui ! trépigne Saïm. Il me reste une grenade au phosphore, justement ! C’est ma toute dernière, ramenée d’Afghanistan. Et deux ou trois fumicolores. Ce sera chouette !
— Chouette…?
— Oui ! Encore plus joli qu’un feu d’artifice, tu verras.
— T’as quoi, comme couleurs ? lui demande Ravil.
— Vert, bleu, orange. Et même une mauve, trop cool !
— Ah ouais, bleu et mauve, mélangés au phosphore, pourquoi pas ?
— Ok, ok, dis-je. Préparez-nous ça pour ce soir. Moi je dois encore régler quelques détails.

Pour une fois qu’ils s’entendent sur quelque chose, ces deux là, je ne peux pas leur refuser. Tandis qu’ils s’activent et traînent ce qui reste du gros écorché au bord du lac, je regagne la baraque. Toute l’aile nord est occupée par le labo et le matériel de communication, qui m’a assuré le soutien logistique et scientifique d’une douzaine de lointains collaborateurs parmi les esprits les plus brillants de ce siècle. Bien sûr, pour les convaincre, je leur ai menti, sinon personne n’aurait suivi. C’est ainsi que marche le monde, au bluff et à l’hypocrisie, à l’imposture et à la perfidie. Pas seulement les méchants, ni les ennemis, pas seulement la Russie. Tout le monde. L’humanité, égoïste et décadente, imbécile et cruelle. Nuisible. Noé n’aurait dû laisser débarquer de son arche que les animaux, puis aller se pendre au grand mât avec sa gonzesse et leur progéniture.

J’ai besoin de repos. J’ai besoin de calme.

Un vieux chat borgne vient se frotter à mes jambes. C’est une femelle, selon Ravil, un mâle selon Saïm. Je me laisse glisser au sol, et la bête grimpe sur mes genoux, coule sa tête sous mes paumes. Ses ronronnements m’apaisent. Elle est arrivée un beau matin au campement, je lui ai donné du lait caillé, et depuis elle s’est installée. Une sorte de goître, énorme et flaccide, ballotte à son cou, ondulant gracieusement sous sa fourrure blanche ; on se ressemble un peu, elle et moi. Elle va me manquer.
Je ferme les yeux.
Sous mes pieds, les techniciens s’activent dans la salle de stockage, qui abrite le plutonium et l’uranium, essentiellement. Le fruit de seize ans de collectes à travers les 18 300 km2 du Polygone et ses alentours, la récupération de ce que les Russes ont laissé derrière eux quand ils ont finalement quitté le Kazakhstan, en 1991. Les codes et les identifiants soutirés au gros vont me donner accès aux dernières données manquantes, aux derniers vilains petits secrets soviétiques. J’ai consacré mon existence à ce projet, j’ai hâte qu’il aboutisse. Qu’on en finisse. Bientôt, Dieu merci, bientôt.

Je lance le programme. Deadline à 23h59.
Il parait que lorsque j’ai une idée en tête, je ne l’ai pas au cul, comme disait Babouchka.

À la tombée de la nuit, Ravil et Saïm m’arrachent à mon labo. Tout est prêt, mon projet et le leur. Ils sont excités comme des puceaux devant un catalogue de lingerie, et me halent jusqu’à leur bûcher improvisé.
— Mate ça ! me dit Saïm. Canon, non ?

Je reconnais qu’ils ont fait du bon boulot : l’ex-KGB, seulement vêtu de sa graisse suintante, est ficelé au mât qui ponctue l’extrémité du ponton, ce mât auquel mon père accrochait la nasse lorsqu’on venait pêcher notre poisson radioactif hebdomadaire. Une grenade au phosphore fixée au scotch fort dissimule pudiquement les parties génitales du bonhomme. Une fumicolore dépasse de sa bouche ouverte. Ses pieds reposent douillettement sur un tapis de mousse et d’herbe sèches. Ses yeux exorbités et ses couinements pathétiques laissent deviner un degré de panique très satisfaisant.

— Finalement, on a décidé d’utiliser une grenade orange et une mauve, m’informe Ravil. On a pensé que ça ressortirait mieux sur le fond bleu étoilé de la nuit.
— Ouais, les couleurs complémentaires, tout ça, renchérit Saïm.
— Vous avez des âmes d’artistes, les félicité-je. Mais je ne vois qu’une seule fumicolore.
— Les deux ne tenaient pas dans la bouche, m’avoua Ravil, même en cassant les dents ; et on manquait de scotch. On a dû lui fourrer l’autre dans le cul.

Pour des crétins dont les QI cumulés ne dépassent pas celui d’une chèvre, ils ont de la ressource, et leur mise en scène ne manque pas d’élégance. Saïm m’apporte un siège, que j’installe à distance respectable du ponton, et Ravil des pelmeni — rances, mais c’est l’intention qui compte.

— Pas de vodka, pour l’hydratation ? demandé-je.
— Bien sûr ! Mais les invités d’abord.

Et Saïm d’aller asperger le gros à la vodka, consciencieusement, pour augmenter son inflammabilité.
La mise à feu s’avère quelque peu laborieuse, aucun de mes deux génies n’ayant anticipé un système à retardement — Saïm comptait tout bonnement balancer son briquet au pied du bonhomme, mais un sursaut de compassion me força à l’en empêcher. Pas que ça aurait tellement raccourci son espérance de vie, de toute façon compromise, mais il méritait de profiter du spectacle qu’il avait préparé avec tant d’enthousiasme.
Finalement, une bouteille de vodka, de l’essence et un mouchoir, accessoires très acceptables pour la confection d’un cocktail molotov, nous tirent d’embarras. Ravil, le geste sûr, fait mouche du premier coup.

L’apparatchik s’enflamme en un flash phosphorescent magistral qui se découpe sur le ciel nocturne comme une étoile gigantesque, avant d’exploser dans une débauche de couleurs somptueuses, et de s’échapper en fumées oranges et mauves, et vertes (rajout de dernière minute, à l’initiative de Saïm, qui voulait m’offrir « le tout meilleur feu d’artifice du monde ») Les volutes colorées se mêlent et se mélangent, et s’élèvent au dessus du lac scintillant, en des nuances nouvelles et fantasmagoriques. Les restes pulvérisés du ponton flottent à la surface de l’eau qui semble vitrifiée. Quelques morceaux d’ex-KGB grésillent sur la rive. Le silence, après le vacarme de l’explosion, bourdonne à nos oreilles. Une brume verdâtre piquetée de rose flotte vers nous comme un improbable plancton. Ravil et Saïm restent béats d’extase, et lentement, sans nous concerter, nous avançons vers le lac, vers la brume qui nous enlace.

— Faites un voeu, camarades, dis-je doucement.
— S’il Vous plaît, que ma Ludmilla accouche d’un petit mec, murmure Ravil.
— S’il Vous plaît, ânonne Saïm avec ferveur, je veux manger une pizza en haut de la Tour Eiffel.
— Pourquoi une pizza ? demande Ravil. C’est complètement con.
— Et vouloir un chiard, c’est pas con, peut-être ? s’offusque l’autre.
— Quelle heure est-il ? demandé-je pour couper court à leurs chamailleries.
— 23h57
— 56, abruti.
— Peu importe, dis-je en m’avançant dans l’eau iridescente. Peu importe… Tout sera bientôt fini.

Après quarante ans d’essais nucléaires, les Russes ont laissé, dispersé aux quatre coins de mon pays, de quoi faire sauter trois fois la planète. Je n’ai pas tout récupéré. Mais suffisamment, je vous le jure. L’espèce humaine ne vaut pas un pet de chameau, et son extinction dans un inextinguible brasier est une sentence bien douce en regard de ses crimes.
J'ai une dernière pensée pour mon cheval et pour le vieux chat blanc, qui ne méritent pas ça, eux. Qu’ils me pardonnent.

Ravil et Saïm se sont tus, enfin.
Le monde entier s’est tu, et retient son souffle. Son dernier souffle.