Face à l'écrivaillon psalmodieur

Le 19/11/2021
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par Lapinchien
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Thèmes / Obscur / Anticipation
L’avenir de la littérature, ou de ce qu’il en reste, c’est sur La Zone que ça se passe, c’est dans ce texte d’anticipation de Lapinchien. Une anticipation tellement proche qu’on sent son haleine soufrée sur nos nuques emperlées de sueur de pauvres écrivains maudits. Écrire, c’est faire le clown ou le tapin, c’est comme catcher avec un poulpe, ou faire sauter un lion obèse à travers un cerceau. Ou traverser un chapiteau sur un fil tendu à dix mètres du sol en saluant le public qui attend qu’on se pète la gueule. C’est une mascarade. Une putain de mascarade. Et sinon, ce texte est très bon, donc, voui.
Il y a plus d'écrivains que de lecteurs en France. C'est un constat, je ne me positionnerai pas d'un point de vue déontologique sur la question. Je ne saurais vous dire si je suis écrivain cependant. De ce constat, est né un business model. Je fais partie d'une troupe de scribouillards qui arpentent le pays de long en large et en travers, une sorte de Barnum circus de la micro édition et de la lecture scénique, une maison d'écriture ambulante. On doit être une vingtaine en freelance et tous les jours entre deux étapes, dans les compartiments privés de notre tour-bus, on produit du pseudo-littéraire au kilomètre, on noircit des pages et des pages de nouvelles en tout genre. Et ce, dans un seul et unique but : conserver notre boulot. Il n'est pas bien payé, mais avoir un taf de nos jours c'est rare dans le monde de l'écriture. Voilà le concept : à chaque escale, dans chacune des villes où nous sommes programmés, Propofol, le monsieur loyal de la bande, le grand patron et tenancier, choisit dix d'entre nous, les têtes qui lui reviennent, les plus en forme peut-être, pour enchaîner plusieurs lectures sur scène, toute la journée. Les dix autres tiennent des stands où ils vendent tous les bouquins des éditions Propofol. Pendant qu'on trime dur à attirer le chaland par nos scansions et nos ventes à la criée dans les stands, Monsieur Propofol, de son côté, reçoit quelques gens du coin qu'il a présélectionnés parmi les candidatures spontanées sur notre site. Il les jauge rapidement du regard, écarte d'emblée les plus conventionnels, ceux qui ne tiendraient pas le coup, demande aux restants de pitcher leurs œuvres et de lire quelques textes à voix haute et intelligible. À la mi-journée, il en conserve un seul, celui qui se confrontera à l'ensemble de la troupe dans des épreuves de lecture, de battles, d'improvisations scéniques. Via notre application, les locaux voteront toute la journée depuis leurs smartphones. Monsieur Propofol à la fin du spectacle annoncera le classement. Dans de rares cas, s'il nous devance, le gars du coin sera intégré dans le groupe et ce même soir, l'un des nôtres fera son paquetage et quittera la caravane. Les temps sont durs et la compétition fait partie du show business.
"Gardez vos émotions, ne les partagez pas." J'adore la scène, à l'ancienne comme Molière mais je me passerais volontiers de l'arrière-goût de startup dégueulasse que trimbale ce projet. "Gardez vos émotions, elles n'ont de sens que pour vous. Ne les partagez pas, par pitié. C'est bestial de vouloir imposer vos émotions, aux autres. Car elles puent, vos émotions. Des putains de phéromones conceptuelles. Retenez-moi ou je fais un malheur. Mais foutez donc du déodorant, bande de clochards." Les gens adorent qu'on leur tienne des prêches, qu'on leur fasse la morale. Ils payent pour qu'on leur crache à la tronche. On touche à la quintessence de la littérature et paradoxalement évidemment à celle de la mascarade. "Et cessez de tourner votre langue dans la bouche comme des puceaux du verbe avant de vous exprimer clairement. " Si vous tenez vraiment à être choqué de nos jours, allez plutôt assister à un conseil municipal, vous y verrez les ploucs du coin tenir des propos orduriers que le plus trash des artistes, aurait honte de formuler devant une assemblée. En fin de compte, nous sommes presque une troupe de VRP politiciens, les gens votent pour nous comme dans une primaire à la con. La différence avec les élus locaux, c'est que demain on sera loin sans avoir fait de belles promesses. En contrepartie, on laissera les bouseux règler leurs problèmes de Clochemerle, de voisinage et de clôtures électriques. On aura pris leur fric pareil mais on ne s'en souciera déjà plus.
 
Le turnover n'est pas violent car chaque nouvelle recrue implique pas mal de bouleversement dans notre organisation bien huilée : de nouvelles corrections, de nouvelles impressions à commander. On vit à l'ère du numérique du zéro stock, du dématérialisé alors ce n'est pas le plus dur. Le plus problématique reste de briefer le nouveau venu, de le former à son nouveau boulot. Il y a surtout le déchirement de voir un des nôtres partir, cela dit, il n'y a pas de place pour le hasard : la rotation se fait en queue de peloton. ça fait plus d'un an que les quinze plus gros vendeurs de la troupe n'ont pas été délogés et les dix premiers sont des têtes d'affiche connues dans tout le pays, indéboulonnables. Il arrive cependant que Monsieur Propofol dégotte une perle rare dans un des bleds paumés que nous traversons. Il n'hésite pas à truquer le déroulement des épreuves s'il veut vraiment signer un nouvel auteur. Fin des présentations : voilà cinq ans que nous sommes sur la route, une sorte de troupe de catcheurs de la plume ambulante, donnant des représentations sans relâche dans les coins les plus paumés de France. Au moins, ici, on tape dans l'art, si on était aux USA, on serait  des prédicateurs pentecôtistes de foi de pacotille. Mais c'est le même taf, j'avoue.
 
"Je suis déjà noyé dans mon non sens, je souhaite du raisonnable. Apprenez à vous tenir, nom de Dieu et cessez donc vos jérémiades de gamins trop gâtés. Gardez la folie furieuse qui sommeille en vous ! Juste pour vous ! Un peu de décence, voyons ! Laissez-la macérer et quand ça commencera à ressembler à un discours qui se tient, ouvrez-là.", tels sont les propos fous de Propofol,  "On est noyé dans le bruit. Cessez vos pollutions, gardez vos verbiages stériles pour vous, ouvrez-là à bon escient. Les mots de chacun devraient êtres taxés voire même faire l'objet de contrôles fiscaux. On comprendrait alors qu'ils sont précieux. Il deviendraient les marques de standing d'une société honorable et vertueuse." Encore une fois la foule applaudit à tout rompre alors que tous ces péquenauds devraient investir la scène et copieusement lui péter la gueule.

 C'est mon tour d'être au stand en pleine séance de dédicace. Je ne comprendrai jamais tous ces connards qui font la queue pour qu'une sombre merde vienne leur pourrir en le gribouillant, le soi-disant bouquin qu'il a soi-disant écrit et qu'ils ont soi-disant lu alors qu'en réalité c'est pour soi-disant offrir. Le papier est une valeur refuge. Offrir un livre griffonné par l'auteur fait grimper sa cote sur Ebay. Ceux à qui on les offre apprécient la bienveillante attention. En attendant, dans toutes les foires du livre de Pétaouchnock, j'ai l'impression de voir défiler des courtiers de Wall Street. Heureusement que dans le rituel, il y a toujours une petite touche relationnelle, le fameux contact humain, la petite phrase à la con qu'on s'échange alors que, par automatisme, on appose des hectolitres d'encre dédiés à tous les Kevin et Cindy de l'hexagone.
 
"Bien sûr, Monsieur, on chie liquide quand rien n'a sédimenté en nous." Et meilleurs vœux à ton petit neveu. "Tout à fait, jeune fille, on entre dans l'ère où tout Homme devient un coquin de politicien par la force des choses, mais au lieu de serrer des mains toute la journée pour défendre ses idées, il like ceux qui veulent bien lui prêter un peu d'attention." Gribouillis pour qui déjà ? "C'est au-delà du protocole, une récompense, produisant de la sérotonine dans le cerveau des likés. Et de puissantes addictions aux likes, aux retweets et aux favoris se mettent en place, jeune fille et..." Au suivant. "Vous savez le mythe du bestseller est central. 300.000 exemplaires, ce n'est rien en comparaison des audimats télé, convenons-en..." Souvenirs à Tonton Gérard. "Ces petits éditeurs provinciaux qui arrondissent leur fin de mois au black au nom de la littérature en endoctrinant des fous, encore plus fous qu'eux ?  Mais bien sûr que ça existe, Madame..." Ce sera 18€ en attendant, la dédicace et le sourire sont offerts. Bordel ! Foutue impression d'être gangbangué par des mongoliens fétichistes. Il font la queue pendant des heures en se l'asticotant mentalement et puis, hop, en face de toi, ils se décomposent et te crachent un éjac facial d'idées préconçues. Précoces. Connards. Moutons. "Mais tout à fait Clothilde, heu ? Ah, oui, Jean-Jacques, pardon. La révolution de l'information qui ne vaut plus rien a entraîné la chute des modèles lucratifs d'antan pourtant vecteurs d'une aura sociale d'artiste surfaite. Tout à fait." Fin de la micro-conversation de leur vie, ils repartent le bouquin souillé par mes gribouillages, heureux d'avoir lâché la purée qu'ils avaient gros sur la patate de leur cœur de lecteurs solitaires. Micro-conférence du siècle suivante, s'il vous plaît la thématique sera l'apologie de l'argent facile, le dénigrement de l'effort et la supériorité surfaite de l'intellect sur le manuel. Dialogues de comptoir à la chaîne mais sans la bière, les cacahouètes et les amis. "Mais non, cher inconnu qui m'agresse, bien sûr que je rêve de nègres, de ne plus être qu'une vitrine, de passer chez Ruquier pendant que d'autres turbinent en mon nom. Je rêve de sortir de l'artisanat littéraire, Monsieur et de construire ma petite industrie comme un réalisateur au cinéma." Qu'est-ce qu'il faut pas faire gober pour se la jouer underground ! Mon seul rêve est d'atteindre le niveau de préoccupation des vaches qui regardent passer les trains. J'en vois défiler plein, en broutant du vide, les wagons bourrés à craquer de connerie. J'aspire uniquement à ce qu'elle ne m'affecte pas, sortir de ma condition de thérapute de groupe.
 
Vivement la dédicace 2.0, celle du livre numérique sur Kindle, un scan laser à la douchette sur le tapis d'une supérette.  J'aurai probablement été viré de la troupe d'ici là. L'obsolescence programmée est le pilier de la nouvelle économie. Et ça se conclut par le sempiternel selfie avec le fan : pendant 3 secondes on prend une pose étrangement amicale, socialement convenue à présent, puis chacun part de son côté. "Avant, les escrocs opportunistes constellaient leurs bureaux de telles photos pour tromper leur interlocuteurs en usurpant une crédibilité conférée par une fantasmagorie de l'homme de réseau influent. Aujourd'hui, l'amitié de façade est purement gratuite, inconséquente, un stéréotype social convenu et banal. L'artiste se prête volontiers au jeu." Un dernier écrivaillon raté me file gratos un concept original qu'il n'aura jamais le temps ni le talent de coucher sur du papier, une idée de plus à ma collection de pensées sardoniques de mégalomanes anonymes.