Histoire de famille : deux pour le prix d'un

Le 22/12/2021
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par Charogne
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Thèmes / Obscur / Nouvelles noires
Peut-être que cette nouvelle vous rappellera quelque chose, puisqu'il s'agit de la suite directe du premier texte de Charogne sur la Zone. Et tenez vous bien, on la publie trois ans plus tard, jour pour jour. Voilà qui devrait faire bander les nombreux numérologues et adeptes de la gématrie qui nous lisent. Soyons honnêtes, cette histoire de famille n'est pas flamboyante d'originalité, mais elle a le mérite d'être bien racontée et les actions sont visuelles et gentiment trash. L'écriture en revanche rame et galère au travers de longues phrases peu maîtrisées, et on regrette le style plus efficace et sec du premier opus. Message complémentaire de l'auteur : "Après ça promis, je laisse de côté les armes et les morts, on va commencer à penser que je fais une fixation." C'est pourtant chouette, les flingues et les macchabées.
Marc réajusta son chapeau, rangea son arme et regarda une dernière fois le cadavre de sa fille avant de le jeter à la suite du corps flottant de son fils.
Cette nuit-là, la dispute entre Marc et Jim n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Un homme, caché derrière un pied du pont de pierre, avait écouté cette conversation. Après avoir entendu le son des corps jetés à l'eau, et s'être assuré que le père s'était éloigné, il alla récupérer le premier corps qui lui passa sous la main. Il s'agissait de la jeune fille ; mais quand il la prit entre ses mains, il comprit que quelque chose clochait. L'enfant respirait encore. Soumis à un sursaut d'humanité alors qu'il s'apprêtait à repêcher la jeune fille pour la dépouiller, il se dépêcha de récupérer les habits flottant de Jim pour l'envelopper dedans. Il avait paniqué ; il eut pu la laisser flotter jusqu'à sa mort, mais il avait décidé de la sauver. Il était trop tard désormais, de toute manière : avant qu'il ne le réalise, il était chez lui. La gamine, le souffle saccadé, reposait dans un lit près du chauffage. Elle avait été dévêtue, séchée, et déposée sur des draps secs. Enfin, son sauveur put voir d'où venait le fait qu'elle n'était pas encore morte : la balle l'avait touchée au bras et n'était pas restée dans son corps. Il faisait sombre, elle s'était évanouie sur le coup ; les deux hommes avaient cru qu'elle était morte sur le coup. Sa vie n'était pas sauve pour autant : elle perdait beaucoup de sang. Il fallait agir vite.

L'homme se nommait Issei. Il avait trente-deux ans, était étudiant en école d'arts, et s'était rendu près de ce pont pour une affaire qui ne regardait que lui. Son appartement était à quelques minutes de la rive ; ainsi, il avait pu transporter la jeune fille en assez peu de temps. Les rues étaient calmes, il n'avait croisé personne ; et d'après ce qu'il avait pu entendre de la conversation des deux hommes, faire appel aux autorités publiques aurait été une source d'ennui. Soit elle vivait, soit il échouait à la ré-animer, et la rendait aux eaux auxquelles il l'avait prise.

Issei attrapa sa ceinture afin de serrer un garrot au niveau du biceps gauche de l'enfant, au dessus de la blessure. Il n'avait pas le temps de s’attarder à nettoyer la plaie de manière directe : étant donné l'allure générale du coude de l'enfant- ou de ce qu'il en restait, il n'y avait rien à sauver. Il pouvait voir son matelas trempé de rouge à travers la cavité, à se demander comment le bras tenait encore. La bonne nouvelle, c'est qu'il n'avait pas besoin d'équipement professionnel pour scier l'os. Le garrot en place, serré de manière à ne plus laisser de sang s'échapper de la plaie, il attrapa un couteau à dents, tranchant à souhait, acheté par chance quelques jours plus tôt. Après l'avoir aspergé d'eau de vie, laissant de côté les lambeaux de peau, il commença par sectionner les morceaux de l’humérus qui tenaient encore. La respiration retenue de Issei, les sons irréguliers des dents raclant contre l'os résonnaient dans l'appartement silencieux, imbibé d'une odeur de sang et de transpiration. Il travaillait à la lumière faiblarde d'une lampe disposée en équilibre par dessus son épaule. Ses mains tremblaient, mais il avançait vite : les os d'un enfant de trois ans ne sont pas tout à fait solide, après tout. L'opération lui prit moins d'une heure ; il ne lui restait plus qu'à découper proprement les tissus alentours, ligaturer les vaisseaux, placer un tube de drainage et recoudre la plaie. Ajustant ses lunettes écaille sur son nez, il but une gorgée d'alcool et procéda à accomplir le devoir d’Hippocrate.
Il était minuit passé lorsqu'il coupa le dernier point de suture, fermé par un fil à coudre.
Son matelas, baigné de sang, d'urée et d'alcool, était irrécupérable.
Miraculeusement, la fille respirait encore.

* * *

Léa approchait de ses sept ans, pourtant il y avait déjà dans sa vie quelques dates importantes. Le jour où elle perdit son bras, quand elle avait un peu moins de quatre ans d'après ce qu'on lui a raconté. Le jour où son « père » fut emmené par la police, il y a seulement quelques semaines. Le jour où elle découvrit le journal de son « père », et ça, c'était aujourd'hui. Tout cela était confirmé par ce journal, même si elle ne comprenait pas la moitié des mots ; elle avait découvert ce carnet derrière le sofa miteux de l'appartement, alors qu'elle cherchait à manger pour survivre. Il était sale et bruni, mais ce n'était pas l'élément le plus étonnant : il y avait, à côté de ce journal, un fusil. Un peu poussiéreux certes, mais elle savait ce que c'était et elle savait comment s'en servir. Mieux encore : elle le reconnaissait. Vous seriez surpris de savoir comment un enfant peut changer en trois ans ; vous seriez également surpris d'apprendre à quel point un fusil est une arme facile à manier, même lorsque l'on a un bras en moins.

Issei avait veillé à pourvoir une éducation convenable pour l'enfant qu'il gardait désormais. Il fallait qu'elle puisse survivre dans ce monde froid et cruel, qui ne laissait de place que pour satisfaire les passions viscérales de chacun- en tout cas, c'était la philosophie de cet homme et il comptait bien enseigner ces principes à l'enfant. Elle se familiarisa alors avec le meilleur ami de l'Homme dès son plus jeune âge : l'arme à feu. Ce n'est pas tout : il lui apprit évidemment les connaissances rudimentaires pour cultiver toutes les chances dans la vie, à savoir lire, écrire, garder une haine féroce et une soif de vengeance implacable contre ceux qui nous ont blessé. Issei savait que Léa tomberait tôt ou tard sur ce carnet, et c'est précisément pour cette raison qu'il avait lui aussi fait des recherches de son côté et laissé en évidence le nom et l'adresse de son véritable père au dos du carnet : Marc Dunil, 3 rue des Bois Blancs.

Oui, Marc... elle se souvenait de ce prénom. C'était vague, mais elle se rappelait l'écho de ce nom jeté avec violence et résonnant contre les parois d'une cavité humide. Juste après le coup de feu. Elle secoua la tête pour reprendre ses esprits. Elle avait désormais toutes les armes à sa disposition pour punir cette ignoble famille. Elle était encore sous le choc de la lecture de ce carnet, mais quelque chose en elle l'incitait à prendre le fusil pour aller rendre visite à son père. Un sentiment qu'elle partageait probablement plus avec Issei qu'avec sa famille originelle, l'une de ces passionnelles fureurs de l'âme qu'il abhorrait mais adorait tant. Elle attrapa les vêtements qui ont toujours été les siens- un chapeau et un manteau trop grands pour elle étiquetés au nom de Jim, son pauvre frère qui avait été tué par son père. Elle le plaignait plus qu'elle-même car il n'avait pas eu la chance de vivre... mais avec ces vêtements, il l'accompagnerait dans l'acte. Ils seront vengés en tant que fratrie. Elle chaussa des bottes trop grandes pour elle également et cacha le fusil dans son manteau... il était trop grand et le canon dépassait du col, mais qui ferait attention à une si petite figure un soir de pluie ? Elle sortit de chez son protecteur d'un pas rapide. Elle savait que la rue des Bois Blancs était proche de là où elle logeait, Issei lui avait déjà fait visiter le quartier. L'histoire se répétait.

Il était vers vingt-deux heures. Les nuages de pluie cachaient la lune ; seule la lumière jaune des lampadaires accompagnait la jeune fille dans ces ruelles inondées. Le martellement continu de la pluie sur la route couvrait le cliquetis du fusil. Par ces nuits d'hiver, les rues d'un quartier résidentiel sont plutôt calmes. Les voitures qui passaient ne s’interrogeaient pas sur la présence d'une si frêle figure marchant seule par ce temps et cette heure. Enfin, elle tombe devant le 3 ; les lumières chaleureuses éclairent l'herbe à travers les grandes vitres de la maison. À travers la fenêtre, elle observait une famille heureuse, profitant des fêtes. Le sapin, dans un coin, était enguirlandé, aux côtés d'une grande table à manger aux couleurs festives. Elle pouvait presque sentir la cheminée crépiter devant elle. Autour de la table se dessinaient deux silhouettes : une femme (maman?) et un homme. Un homme dont le visage la frappa dès qu'elle le vit, qui lui fit serrer son arme entre ses mains et crisser les dents. C'était lui, Marc. Elle en était persuadée. En baissant les yeux, elle vit que près de la fenêtre se trouvait un landau. Alors elle comprit.

Elle frappa à la porte puis arma son fusil. À peine la porte fut-elle entrouverte que la détonation parti, pour décorer le hall d'entrée d'un feu d'artifice écarlate. Le coup de feu, ainsi que l'explosion de sang, l'enhardit. Était-elle réellement de la famille de ces porcs qui l'avaient abandonné ? Elle se sentait bien plus proche d'Issei. La porte s'ouvrit totalement pour montrer Marc, le visage tordu de douleur et d'incompréhension, une tache rouge se dessinant au niveau de son épaule ; mais Léa ne fit pas la même erreur que son père. Elle prit le temps de réarmer son fusil, profiter de la surprise du quinquagénaire pour tirer à nouveau, en direction de son visage. Le coup de manqua pas ; et tandis qu'elle sentait une joie immense l'envahir, elle ne s'y laissa pas aller. La fillette enjamba le corps du père pour le regarder dans les yeux. Il était presque mort, juste assez conscient pour encore comprendre ce que pourrait lui annoncer se fille. Cette dernière ne parla pas ; à la place, elle retira son manteau et son chapeau, de manière à ce qu'il puisse l'observer et voir son bras amputé. Marc, cloué au sol, n'eut pas le temps de se passer la langue sur les dents. Il n'eut pas le temps de se sentir véritablement excité en voyant sa fille ainsi. Enfin, il n'eut pas le temps de penser à comment il pourrait se lever pour prendre sa chère fille, comme ça, dans le hall d'entrée. Il aurait aimé ; mais un troisième tir acheva ses pensées pour de bon.

Léa, couverte d'effusions de sang, avança un peu plus dans le salon. Apeurée par les coups de feu, la femme s'était enfuie ; mais ce n'est pas elle qui l'intéressait. Elle se dirigea vers le panier pour y voir sa petite sœur. Un enfant de trois mois, qui comme elle, était destinée à servir les appétits sexuels de son père. Léa sourit tendrement ; l'enfant était libéré d'un destin si funeste. Ou en tout cas, il le fut définitivement lorsque après avoir réarmé son fusil et posé le canon de l'arme sur la tête de bébé, elle pressa la détente.