Focus noir

Le 21/03/2022
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par Charogne
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Dans une ambiance de film noir futuriste (du cyberpunk old-school, précise l'auteur), nous suivons l'étrange cauchemar éveillé d'une protagoniste principale à l'hygiène de vie douteuse. La nouvelle alterne entre descriptions de plans de caméras et récit à la première personne, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il faut s'accrocher pour capter l'intrigue. J'ai relu le texte trois fois avant de comprendre, et encore, je ne suis pas sûr d'avoir tout entravé. Certes, c'est original, ça ne manque pas de descriptions glauques et parfois gores, ça suinte et ça pue la dystopie, mais en terme de narration, on nage en plein carnaval de Binche. Charogne est un peu le Christopher Nolan de la Zone, finalement.
CAMERA ***-**-?
xx/xx/76 - xx:xx.

L'enregistrement est de mauvaise qualité. L'image est brouillée, les visages sont flous, seules les voix résonnent dans un grésillement plus ou moins audible. Un homme parle avec une femme. Il lui donne un trousseau de clés dans un tintement métallique. « Je t'ai enfin déniché un logement. Tu vas enfin pouvoir t'épanouir. Je suis certain que tu arriveras à t’accommoder à ta nouvelle ville... » Dans son autre main, l'homme tient un passeport et une carte d'identité, qu'il range soigneusement dans sa poche, aux côtés d'un holster. Il continue d'une voix moqueuse : « Sois sereine. Je garderais un œil sur toi... et au plaisir de faire affaire ! » L'image se brouille jusqu'à s'éteindre au moment ou des larmes commencent à couler le long des joues de la femme. L'homme est déjà parti.
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Mes paupières sont affreusement lourdes, et je les aurais volontiers fermées à nouveau si les coups frappés à ma porte et contre mon crâne n'étaient pas plus insistants. Mon regard fatigué fixe un plafond autrefois blanc, tâché de traces jaunes, témoignages de mon tabagisme intensif. En tournant la tête, je découvre mon appartement, comme chaque matin, ainsi que la cause de mes maux : un amas de canettes et de bouteilles renversées au pied de mon lit. Une clarté blafarde filtre à travers mes stores, éclairant la pièce d'une faible lueur grise.

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CAMERA ***-**-*
xx/xx/xx - xx:xx.

Le point de vue est situé en hauteur, surplombant une partie du quartier. Un ciel opaque crache sa lumière morose sur le monde. Entourée par des édifices monumentaux, une bâtisse morne se détache du paysage urbain : des boyaux de béton forment un réseau de couloirs et d'appartements, regroupés en une massive structure résidentielle. Une légère pluie tombe sur ces décombres habités. Après un temps, un homme dont le visage est caché sort du bâtiment. Il semble pressé.
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Je crois que les coups ont cessé, malgré la machinerie cérébrale qui s'acharne à me scier le crâne à chaque mouvement. En m'approchant de la porte, je me rends compte que sur la pile de courrier moisissant sur le sol depuis plusieurs semaines trônent plusieurs cassettes. Sûrement déposées là par le type qui frappait comme un sourd. J'entr'ouvre la porte. Personne. Aucun bruit de pas ne résonne dans les couloirs froids et sombres de la résidence. C'est à peine si j'entends les quelques bruits de la rue, étouffés par ces parois cimentées. Avec un soupir, je retourne dans mon appartement, vais me chercher du paracétamol pour noyer ma gueule de bois, et attrape les cassettes. Je les observe longuement. Pas d'étiquettes ni de mention quelconque. Il y en a six. Du coin de l’œil, je regarde mon magnétoscope poussiéreux.

On s'est trompé d'adresse. Il n'y a pas d'autre explication. Je n'ai pas d'amis, pas d'emploi. Peu de relations. Je survis grâce aux aides que je peux toucher, et un peu de black. Ma famille est soit morte, soit trop lointaine pour qu'elle s'intéresse à moi. Mais j'étais encore trop abrutie par le réveil et l'alcool pour penser à ça. Je me mis à visionner une à une les différentes cassettes. Après tout, il faut savoir saisir les opportunités quand elles s'offrent à vous.

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CAMERA ***-**-*
20/04/82 - 23:17-23:18

La caméra est placée sur le toit d'un haut bâtiment. Le plan est large et zoome sur une ruelle, devant laquelle passent de rares passants sans s'arrêter. La ruelle est étroite. Des poubelles disposées le long de la ruelle débordent et vomissent leurs contenus sur le sol. Des graffitis ornent les murs de briques, vestiges d'un autre temps. L'éclat jauni d'un lampadaire éclaire faiblement la ruelle. Au fond, enveloppée dans l'ombre, une silhouette se tiens dos à la caméra, les deux mains plaquées contre le mur du fond. Elle ne bouge pas.
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CAMERA ***-AR-1
18/04/82 - 2:00-2:05

Le plan est en intérieur. Placée sous la charpente d'une maison, la caméra en plongé montre un couloir, avec deux portes qui se font face. Il y a à la limite du champ les rambardes d'un escalier menant vers l'étage inférieur. Sous la caméra se trouve une fenêtre, d'où vacillent les lumières orangées de la ville projetant leur lueurs dans le couloir.
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CAMERA ***-AR-2
18/04/82 - 15:11

Même plan que précédemment, de jour. Le couloir est plus clair. Une femme passe rapidement de la pièce de droite à la pièce de gauche. Elle est blonde, semble avoir la quarantaine. Malgré son apparente richesse, elle ne semble pas être munie de prothèses cybernétiques. À sa suite, l'ombre d'une silhouette se dessine dans l'encadrement de la porte, projetée sur le parquet.
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Ça doit faire trente minutes que je fixe l'écran grésillant devant moi. Les coups contre mon crâne ne se sont pas calmés, bien au contraire. Je tente de reprendre mes sens : nous sommes en 82, j'ai perdu mon nom il y a longtemps, j'approche de la trentaine, je n'ai aucun implant et j'ai décidément trop bu hier. Je ne me souviens de rien. Maintenant, un taré à décidé de m'envoyer un snuff movie à travers des VHS. Et pourtant, je me sens impliquée. Thonk, thonk. Ma tête me tue. Les battements s'intensifient jusqu'à former une voix qui murmure à mon esprit. « Qui était cette femme ? » « Tu es complice d'un meurtre. » Mais pourquoi a-t-on livré ces cassettes chez moi ? « Car tu es la prochaine sur la liste ». Cette pensée ma glaça le sang. Dans l’appartement silencieux, ma face pâle était éclairée par la seule projection de l'écran.

La seconde d'après, je suis en train de descendre dans la rue. J'ai attrapé un manteau, avalé une lampée de café froid et me suis enfuie. Les trottoirs sont déserts, à l'exception de quelques voitures et certains clochards endormis « ou morts ». Les gratte-ciel de la mégapole se perdent dans une mer de nuages et de pollution. Je ne sais pas où je vais, j'ai l'impression de découvrir cette ville pour la première fois : un désert d'asphalte, de verre et d'acier scintillant dans une grise lueur poisseuse. La ville est telle une marée de goudron ayant recouvert une forêt. Quelques néons, éparses dans cette brume, se substituent aux étoiles. Les routes sont des rivières figées, les immeubles des arbres sombres et gluants, leurs feuilles des nuées de câbles, les ruelles des racines entremêlées dans le pétrole. Quant à nous, nous sommes des fourmis dont les pattes s'enlisent dans l'immensité de ce noir océan urbain. Et bien d'autres s'y sont noyés avant moi.

Je serre dans ma main un bout de papier griffonné à la hâte. Je ne marche plus, je cours. Il n'y a personne et pourtant j'ai des dizaines de regards braqués sur moi. Une cible rouge est peinte sur mon dos. Soudain, je m'arrête : sur le point de m'engager dans une ruelle, j'entends des voix.

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CAMERA ***-AV-3
19/04/82 - 13:34-13:38

Toujours la même maison, le même étage, mais le point de vue est à l'autre extrémité du couloir. Au fond, les deux portes, et la fenêtre, faisant face à l'objectif. À cause du contre-jour, seules quelques silhouettes indistinctes passent et repassent devant la lumière. Mêlés aux bruits de pas, des cris et des insultes se répondent : deux voix de femmes adultes. Après quelques instants de brouillard auditif, les voix se font plus claires.
« Mais tu es malade !
- Fais le pour moi ! Ça ne peut pas te faire tant de mal.
- Mais qui es-tu à la fin ? Non ! Les huissiers...
- Dans ce cas...
- Non ! Lâche-moi ! »
Un corps est projeté contre le sol au milieu du couloir, dans un bruit sourd. L'autre silhouette sort de l'encadrement de la porte de droite, l'attrape par la jambe et la tire dans la salle.
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Un grésillement strident me fait sursauter. Je regarde autours de moi : les éclats de voix d'un couple qui s'éloigne dans une ruelle résonnent entre les murs anthracite. Ma mémoire me fait comprendre que je connais l'endroit. Je suis debout dans le renfoncement d'une entrée d'immeuble, à l'écart des grandes rues que j'arpentais précédemment. Proche de mon oreille, un interphone m'interpelle de sa voix sans âme. « Entre, tu connais le chemin. »
Je réalise que mon corps m'a amené ici, sans même que je m'en rende compte. Était-ce l'instinct ? L'adrénaline ? Quoi qu'il en soit, cette porte mène peut-être à mon salut, malgré la haine que je porte au type qui se trouve derrière. Je la pousse et m'engouffre dans les ténèbres artificielles qu'elle abrite, avant qu'elle ne se referme derrière moi, presque sans bruit.

La pièce est sombre. L'éclairage est principalement assuré par quatre moniteurs en veille. Quelques diodes brillent et clignotent faiblement. Plusieurs ventilateurs bourdonnent, brassant la chaleur émise par l'ensemble de l'atelier. Au centre, une table d'opération est montée, surplombant une mer de débris électroniques. Un homme est allongé dessus, la tête enfermée dans un casque informe relié à de nombreux câbles : le matériel caractéristique des netrunners.
- Alors, qu'est-ce qui t'amènes, ma chère amie ? Tu as l'air particulièrement inquiète.
Je peux sentir le sourire de ce rat derrière son ton moqueur. Il sait pertinemment que je ne viendrais jamais le voir de mon plein gré ; mais la situation est urgente, et cette enflure est le seul contact que j'ai dans cette ville qui peut me sortir de là. « Ma chère amie », mon cul. Je réprime une furieuse envie de l'étrangler sur sa table.
- J'ai... j'ai besoin que tu trouves des caméras, Laurence.
- Des caméras ? Il n'y a que ça dans cette ville.
- J'ai noté leur codes d'identification.

Je fais un effort phénoménal pour surveiller ma langue. Ce n'est plus une sensation : je sais que depuis son casque, il a un œil et un flingue braqués sur moi, cachés parmi les lianes de cuivre et de caoutchouc arpentant le plafond. Je suis devenue sa proie dès le moment où j'ai pénétré dans son antre. Il tapote de sa main un scanner posé à côté de la table, sur lequel je dépose mes notes. Après quelques instants, le ronronnement d'une imprimante vient s'ajouter à celui des ventilateurs et une feuille apparaît dans la pénombre, contre l'un des moniteurs.
- Les cinq enregistrements que tu as noté proviennent tous de la maison encadrée en rouge sur la carte que je viens de t'imprimer. Ce n'est pas loin.
J'attrape la feuille et m'apprête à partir.
- Je te paierait plus t-
- As-tu oublié qui j'étais ? Je sais que tu n'as pas d'argent ; et ce n'est pas ce qui était prévu. Donne moi tes clés. On avait conclu un accord.
- …
Sa voix vicieuse résonne dans ma tête. Serrant les dents, je reste interdite. Des souvenirs que j'avais enfoui sous des litres d'alcool remontent soudainement à la surface de ma pensée, des cadavres jusqu'ici submergés qui reviennent flotter sur cette mer d'éther. Les coups qui recommencent, la transpiration qui s'accumule sur mon visage blême, le vacarme sourd des ventilateurs, le reflet discret d'un objectif pointé sur moi. Le souffle court, je pose mes clés sur la table ou se trouve l'imprimante, avec un geste mécanique. Mes jambes se dérobent, ma vision se trouble tandis que je me précipite vers la porte.
- Et au plaisir de faire affaire !
Je suis déjà partie.

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Nous sommes en 82, au cœur de la plus grande- et seule- cité du pays, recouvrant trente pour cent du territoire, à la pointe de la technologie. Au delà des limites de la ville, on ne trouve que des usines, des bidonvilles, des déchetteries ou des déserts. Pourtant, c'est une maison des années 30 qui se dessine devant mes yeux. Fièrement dressée sur un monticule d'herbe synthétique, ses murs en plâtre blanc contrastent affreusement avec la noirceur des immenses bâtiments qui l'encerclent. J'observe mes alentours : les rues sont toujours vides. Je m'efforce de ne pas penser à ce qui vient de se passer avec Laurence. Il faut que je reste concentrée sur les cassettes. Mes pieds foulent lentement les brins de plastique jusqu'à s'arrêter devant la porte. J'inspire profondément avant de tourner la poignée. Puis, j'entre.

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CAMERA ***-AD-4
20/04/82 - 18:20-18:23

La caméra est située dans un coin de la chambre de droite. Cette dernière est vide de tout meuble. Le sol est en parquet, les murs blancs se teintent de rose sous l'effet des rayons du crépuscule, ou des néons à travers les fenêtres. Posés au sol, des souliers trônent à côté d'un tabouret renversé. Au dessus, deux jambes ballantes, pieds nus, se balancent avec la cadence d'un cœur qui s'éteint. Le cadavre encore chaud expose sa face bouffie face à la caméra : coloré d'une pâle teinte violacée, le visage ressemble à celui d'un noyé, avec ses cheveux luisant de sueur, sa face moite, ses yeux révulsés qui semblent sortir de leurs orbites, ses lèvres prêtes à éclater et sa langue gonflée. Elle est blonde, semble avoir la quarantaine. Avant que la vidéo ne coupe, une silhouette apparaît dans le cadre de a porte.
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CAMERA ***-AD-5
20/04/82 - 20:06-20:20

Même plan que précédemment, mais la salle est méconnaissable. Le corps a été détaché du lustre, ce dernier étant désormais allumé et éclairant la scène d'une lueur blafarde. Le parquet et les murs sont couverts d'effusions de sang. Des sacs poubelles remplis, suintants de fluides organiques, sont disposés contre la chambranle. Au centre, une personne au visage flouté s'affaire sur la dépouille, ou ce qu'il en reste : la tête et le torse manquent, quelques côtes, vertèbres et autres éclats d'os brisés jonchent le sol. Depuis son tronc ouvert, ses entrailles se sont répandues sur le sol telles les viscères d'un poisson qu'on aurait vidé. Attrapant un bras, l'individu se lève et se servant de son genoux comme appui, tords le membre du macchabée jusqu'au point de rupture, faisant résonner un sinistre claquement dans la chambre rouge. S'emparant d'un couteau de cuisine posé à côté de lui, après s'être assuré que les mouvements des deux partie du bras n'étaient plus restreintes par les os, il commence à trancher méthodiquement la chair pour sectionner le ligament. Les seuls sons perceptibles sont ceux de la lame déchirant la viande humaine, et quelquefois des dents raclant contre un os.
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Je me suis enfuie dès que j'ai repris mes esprits, maculée de sang, un cadavre découpé dans des sacs poubelles entre les mains. Je ne sais pas où je suis, dans une arrière cour d'immeuble, couchée par terre. Recroquevillée sur moi-même, je suis prise d'un nouveau spasme ; dans un râle, un nouveau filet de bile s'échappe des profondeurs de mon estomac et coule sur mes lèvres. Les images enregistrées par mes yeux et à jamais brûlées dans ma mémoire tournent en boucle devant moi. Lentement, je me redresse, avant de poser mes mains sur le mur en face. Alors, lentement, une immonde sensation m'envahit, plus lourde encore que l'incompréhension ou le regret du meurtre. Au loin s'élève la plus grande tour de la ville, surplombant les gratte-ciel, illuminant le brouillard et la nuit de ses rangées de chiffres analogiques. « 20/04/82 - 23:17 ».

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CAMERA ***-**-*
20/04/82 - 23:17-23:18

La caméra est placée sur le toit d'un haut bâtiment. Le plan est large et zoome sur une impasse, devant laquelle passent de rares passants sans s'arrêter. La ruelle est étroite. Des poubelles disposées le long de la ruelle débordent et vomissent leurs contenus sur le sol. Des graffitis ornent les murs de briques, vestiges d'un autre temps. L'éclat sale d'un lampadaire éclaire faiblement la zone. Au fond, enveloppée dans l'ombre, une silhouette se tiens dos à la caméra, les deux mains plaquées contre le mur du fond. Elle ne bouge pas.

Elle n'a pas besoin de se retourner pour sentir peser sur elle la lentille de l'objectif. Elle semble en revanche ignorer encore la puce à sa tempe, dont l'état de la cicatrice prouve une greffe récente. Trois jours, peut-être. Une diode clignotant à un rythme régulier prouve son fonctionnement, seule réponse lumineuse à l'obscurité englobant son hôte dans cette nuit de bitume jaune.
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