L'asphalteuse hydrocéphale et le tireur d'élite

Le 18/04/2022
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par Clacker
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Thèmes / Saint-Con / 2022
Ah ben voilà. Il aura fallu huit jours, mais voici enfin un vrai texte de Saint-Con avec montée progressive dans le caps lock et, surtout, des flammes, des vraies, des qui flambent, bordel. Le résultat est plutôt réjouissant et probable qu'une bonne moitié de la Zone s'identifiera avec le protagoniste rétamé de ce texte à haute teneur en bourbon et aux relents bukowskiens, plutôt bien calibré pour remporter une Saint-Con.
J'étais en fin de bail et cet enfoiré de Van Glucksmann rassemblait les papelards pour me virer de son cagibi. Il faut dire que j'avais six ou sept mois de retard sur le loyer et que toute ma pension de retraite partait invariablement en fumée de cigare et en vapeur d'alcool.
Je profitais de mes vieux jours dans un climat d'oisiveté seulement troublé par les apparitions impromptues de mon proprio, et, à l'occasion, par les cauchemars et les hallucinations causées par ma soif inextinguible de bourbon et de rhum arrangé.
Alors que je me bavais dessus, allongé sur le béton de mon balcon, fou à lier, fauché comme les blés, bientôt sans abri, et volontairement livré aux insectes nécrophages, le Diable décida de me rendre visite.

J'imagine qu'à cause de son grand âge, il ne trouva pas la sonnette, et se contenta de tambouriner comme un Orang-outan enragé contre ma porte d'entrée.
Je ne bougeai pas d'un cil, torse-poil sous le soleil, une carrée de bourbon à portée de coude, et, tout murmurant, je priai Méphisto d'aller plutôt sonner chez le petit enculé de teufeur qui balançait ses mégots sur mon balcon.
Mais c'était bien après mes miches qu'en avait le Malin, parce qu'il frappa de plus belle, comme un bélier du GIGN.
— Nom de Dieu, Van Glucksmann, je connais mes droits ! Vous pouvez pas m'expulser avant la fin de la semaine, fiston ! C'est noté dans le contrat de location ! hurlai-je entre deux quintes de toux.
— Monsieur Chevtchenko ? C'est le livreur Chronopost... J'ai un colis à vous remettre, et vous devez signer, sans quoi je vais me faire virer sans indemnités.
Le Diable sait que je ne commande jamais rien, pour la simple raison que je n'ai pas d'ordinateur ni de téléphone et que je tape mes courriers administratifs sur une machine à écrire aussi vieille que le monde.
La curiosité, et peut-être le simple fait qu'il se passe quelque chose dans ma journée, me firent décoller mon gros cul du béton, et je me trainai en chancelant vers la lourde pour ouvrir.
— Vous ressemblez pas du tout à un livreur Chronopost.
— Vous dites ça parce que je suis noir ?
— Nan, juste parce que vous avez des putains de cornes de bouquetin sur le front.
— Vous êtes sénile ? Peu importe, signez-là.
Je m'emparai de son stylo et gribouillai un dessin représentant un type avec une gigantesque érection. Sauf que, sans m'en rendre compte, je venais de contracter un pacte avec Lucifer.
— Super, mon vieux. Voilà votre colis.
Il me laissa entre les bras un carton lourd et encombrant, puis remonta dans sa carriole de l'enfer, une voiture sans permis, pour reprendre sa sombre course et collecter les âmes des honnêtes travailleurs du quartier - qui ne manquaient pas, dans le coin.
Tout le monde est assez con pour se livrer pieds et poings liés au premier cravaté venu qui promet un SMIC et une cotisation retraite à huit-cents balles par mois.
Je regardai le maudit colis comme s'il s'agissait d'un vivarium rempli de cobras, et me décidai finalement à l'ouvrir.

Dedans, il y avait un fusil démonté, une boite de munitions, une notice explicative, et une petite carte d'anniversaire avec un husky joyeux aux yeux vairons qui soufflait sur un gâteau, entouré de toute une flopée de petits cœurs multicolors.
Tout était écrit en russe, même la notice.
Mon anniversaire devait tourner autour du mois de novembre, nous étions en avril, et malgré mon patronyme slave, je lisais le cyrillique à peu près aussi bien que le chat du voisin. Il m'arrivait de parler mandarin, à l'occasion, quand je buvais du saké.
Bref, tout ce merdier était incompréhensible.
Accepter ce colis livré par un mignon de Belzébuth était, de toute évidence, une idée de con.
Je bus un grand coup de bourbon, pour m'aider à réfléchir. Après tout, c'est toujours utile, un flingue. Pour dégommer les mouettes et les fils de putes, par exemple. Ou pour braquer une épicerie fine, ou prendre en otage le PDG de Total.
Et à force de boire, il m'apparut que toute cette histoire avait finalement un sens.
J'observai les schémas de la notice et, tout en me rinçant le gosier, commençai à monter l'engin. Etonnamment, ce fut assez simple, et je me rendis compte que j'avais entre les mains un fusil de précision Dragounov, une sacrée belle arme de guerre qu'utilisaient les soviétiques pour tirer sur des chevelus dans les années soixante. Bon, j'attrapai les cartouches, armai le fusil, et subitement je m'amusai à mettre en joue tout ce qui me tombait sous les yeux.
C'est comme ça. Les armes, on a tout de suite envie de jouer au cow-boy avec.
PAN ! le pot de fleurs en plastique. PAN ! la chaise de jardin. PAN ! le chat du voisin. C'était très amusant, mais assez peu stimulant, intellectuellement parlant. Donc je bus encore.
Finalement, je m'ennuyai, et décidai de me mettre une balle dans la tête.
Sauf que, en posant la crosse sur le sol, et en me collant le canon dans la bouche, mes doigts n'atteignaient pas la détente. Je suis du genre râblé, vous voyez. Petit, costaud, les bras courtauds, et tout ramassé comme un Bernard-l'hermite.
Impossible de me suicider avec ce bon dieu de flingue.
Je laissai tomber mon projet de mettre un terme à mon existence et me contentai de terminer la bouteille, en maudissant Satan de ne pas m'avoir expédié un simple revolver.
En déchirant le carton pour coller les morceaux dans la poubelle jaune, je découvris qu'il contenait aussi une enveloppe.
A l'intérieur, une grosse liasse de billets de banque retenus par un élastique.
— A la bonne heure, dis-je.
Ainsi, le destin ne m'avait pas complètement laissé sur le carreau.
Ma première pensée fut de calculer combien de bouteilles et de cigares j'allais pouvoir m'offrir. Puis je songeai, à contrecœur, au loyer et aux charges que je devais à Van Glucksmann.
Et puis je décidai d'aller aux putes.

Traversant la rue avec la démarche d'un Rockefeller, je filai un billet à tous les clodos sur ma route. On me donna même du Monsieur au moment où j'entrais dans le bordel.
C'était loin d'être le genre maison close bien tenue. En fait, ça ressemblait à un squat pour gueules cassées et poilus de quatorze-dix-huit. Bien sûr, tout le monde était camé et turbinait à diverses substances, on partageait allègrement sa seringue et on faisait tourner le bidon de sans-plomb 95. Mais les filles étaient pas chères.
Et laides. Toutes, sans exception. Je m'en foutais parce que j'avais pas vraiment des airs de jeune premier, avec mes soixante-douze berges et ma tronche de rat musqué.
— Eeeeeh, meeec ! Eeeeh mon vieux, t'as pas une cigarette ?
— J'ai arrêté de cloper dans les années quatre-vingt-dix, mon garçon.
— Eeeeeh... eeeeeh... si tu...
— ...n'existais pas, ça m'arrangerait. Arrête de t'agripper à ma chemise, Joe Dassin, ou je t'en retourne une avec le dos de la paluche.
J'avais toujours eu des grosses mains, et c'était bien utile pour calmer les petits cons.
Ces types avaient tous les mêmes manières de bouger, moitié pédale, moitié zombie. Les coudes soudés aux côtes, ils gigotaient des pinces comme des parodies d'italiens.
— Je te suce pour un euro, fit un profanateur de sépulture.
Je lui glissai un billet de dix dans le slip et m'en allai trouver un mort-vivant du sexe féminin, si possible.
Il me fallut monter deux étages avant de trouver une seule gonzesse, et c'était pas exactement un cadeau.
Elle était fringuée comme une gagneuse, sentait la marée comme une gagneuse, coulissait des hanches comme une gagneuse, bref, une vraie pute, à un détail près : son crâne était gonflé comme une panse de brebis farcie.
C'est ça, elle avait une tête de haggis.
— Vous êtes écossaise ? demandai-je à brûle-pourpoint.
— Tu te prends pour Sean Connery, vieux débris ?
Sa bouche minuscule ressemblait à la valve d'un pneu de tracteur, et elle s'exprimait avec un accent polonais, ou lituanien, ou tchèque. Quelque part de ce côté de l'Europe.
— Et si on allait chez moi, pour que je t'enfonce le canon d'un fusil de précision dans la schneck, Nadejda ?
— Oh la vaaache, t'es un vrai cinglé, toi. J'aime ça, dit-elle sur le ton de la confidence.
— Emballé, c'est pesé. On passe chez le chinois du coin pour acheter de quoi nous faire sauter le caisson, et je t'expédie fissa au cimetière des éléphants.
— Attends, tu comptes pas vraiment me flinguer, hein ? Il y a tellement de malades qui rôdent, en ce moment...
— Bien sûr que si. J'ai une sorte de calibre douze, là, au niveau du bas-ventre. Mon père était un fana de safari, il a fait la guerre d'Algérie. J'ai hérité de son arsenal.
— T'es vraiment un drôle, toi, gloussa-t-elle alors que je la tirais par les cheveux vers la sortie.

Le chinois de chez le chinois fut parfaitement cordial, il ne dit rien du tout pendant que j'emballais les quatre bouteilles de bourbon et les boites de cigares dans un sac en plastique et que Nadejda se curait le nez en lisant Voici. Il se contenta de sourire lorsque j'allongeai les billets, et nous souhaita une "bon' soilée" en m'adressant un clin d'œil.
Devant la porte de mon appartement, Nadejda esquissa une grimace que je pris pour un signe de nervosité.
— Qu'est-ce que tu penses de la guerre en Ukraine ? m'interrogea-t-elle.
Je la regardai, interdit.
— T'es russe, pas vrai ? et la montgolfière qui lui servait de tronche se pencha vers la porte, m'indiquant qu'elle venait de lire mon nom sur l'étiquette de la sonnette.
— Pourquoi, ça t'excite ? Tu as peur que je te prenne d'assaut ? Que je te retourne la bande de Gaza comme un bombardier israélien ?
— Je crois que je vais retourner au squat... marmonna-t-elle en manquant de heurter une plinthe avec son occiput.
— Mais non, je suis parfaitement français, depuis... deux générations, au moins.
— C'est vrai ? Tu vas pas m'égorger parce que je suis ukrainienne ?
— Bon dieu de merde, je suis pas Jacques l'éventreur. Détends-toi. On va boire un verre, et puis tu vas te mettre un sac en papier sur la tête et me montrer tes jambes.
— Bon... Mais t'as de quoi payer, hein ?
— Je régale pour toute la nuit, Dumbo, et je sortis ma liasse de fric de mon pantalon à bretelles.

Elle s'installa sur le clic-clac pendant que je servais les verres.
— C'est... joli, chez toi. Toutes ces affiches, sur les murs...
— Tu aimes les films de Jacques Tati ? lui demandai-je en lui donnant son bourbon.
— C'est un coiffeur ?
— Laisse tomber, et écluse.
Elle but à petites gorgées, bien gentiment. On discutait de son enfance malheureuse, de sa mère toxicomane, de son père pédophile, de son oncle néo-nazi, quand on frappa à la porte. Le retour du Diable.
— Chevtchenko ! Chevtchenko, espèce de bon à rien de vieux branleur de chèvres ! Ouvre cette porte !
— C'est mon proprio, dis-je à Nadejda.
Je me levai et attrapai mon Dragounov que j'avais planqué derrière le frigo. La putain tressaillit en voyant l'arme, mais garda le silence.
— Van Glucksmann, j'ai en ma possession un fusil de précision capable d'arracher la tête d'un bison d'une seule balle, alors, si j'étais vous, je retournerais tranquillement chez moi peloter la vachette obèse et diabétique qui me sert de femme, et je m'assoirais sur le loyer de mon locataire pour... disons... six mois de plus à compter d'aujourd'hui.
Un silence pesant suivit ma déclaration.
— Vous vous foutez de moi, Chevtchenko ?
J'ouvris la porte et pointai le canon sur la face rabougrie du Néerlandais.
— Je suis on ne peut plus sérieux.
Il paniqua intérieurement - je pouvais le voir à la veine saillante comme une cordelette qui palpitait frénétiquement entre ses deux sourcils.
— Mais... mais... mais...
— Rentrez chez vous, Edouard, avant que je repeigne le couloir avec des bouts de cortex préfrontal.
Il ne trouva rien à répliquer, et se dirigea, penaud, vers la cage d'escalier.
Je claquai la porte et retournai converser avec mon ukrainienne hydrocéphale.
Qui se montra fort silencieuse, pendant un bon quart d'heure. Mais l'alcool ne tarde jamais à délier les langues, même les plus terrorisées, et après son troisième verre, Nadejda retrouva toute confiance en son hôte.
— Tu voulais voir mes jambes, Maurice ?
Oui, je m'appelle Maurice.
— J'ai bien cru que t'allais jamais retirer ces espèces de chaussettes de footballer.
On baisa comme on le put, c'est-à-dire que je ne bandais plus depuis dix ans, mais je savais encore y faire avec mes doigts et mes appendices buccaux.

Je me réveillai avec une colossale gueule de bois, allongé sur le tapis du salon, j'avais un terrible mal de dos, et une espèce de John Merrick en string chantait en russe et préparait le petit déjeuner.
— Bonjour, vous ! me dit John, en me donnant une pichenette sur le nez.
Puis il posa une casserole sur la table basse, dans laquelle avaient été versés pêle-mêle des œufs, du jambon, des carottes, des haricots rouges, une cuisse de poulet, du maïs, du riz thaï, des sardines à l'huile, pas mal de fromage blanc, au moins un kilo de farine de blé complet, et...
— ...du sirop pour la toux, mon amour.
Il me fallut quelques instants pour reconstituer dans ma mémoire les évènements marquants de la nuit précédente.
— Il reste du bourbon ? fut ma première interrogation formulée oralement.
— Deux bouteilles, mon amour.
Après m'être copieusement reconstitué sans pourtant toucher à l'infâme tambouille que j'avais sous les yeux, je fus capable de me tenir sur mes jambes et d'engager une conversation relativement rationnelle avec le lamentin qui faisait la vaisselle.
— Tu as dit que tu allais lui tirer une balle en pleine tête, mon amour.
— Attends... attends une seconde, j'ai dit que j'allais tirer dans la tête de qui ?
— Mon mari.
— Quoi ? T'es mariée ? Avec quoi, un putain de requin-marteau ?
— Nous en avons discuté hier, mon amour. Tu répétais que tu étais prêt à tout pour me garder auprès de toi, et je t'ai annoncé qu'il fallait que tu combattes mon mari si tu voulais avoir accès à ma barrière de corail.
— Mais c'était des conneries, j'avais juste envie de te brouter la carcasse comme on lèche le croupion d'un poulet rôti tout plein de graisse et d'huile de cuisson...
— Peut-être, mais tu as juré sur la tête de ton père, de ton grand-père, de ton arrière-grand-père, du grand-père de ton arrière-grand-père, du grand grand-père de ton...
— Tu noteras qu'ils sont tous morts, à l'heure actuelle.
Nadejda dandina son cul osseux et blanc comme du plâtre sous mon regard malade, c'était absolument phénoménal ce qu'elle bougeait bien, et je la chopai par le string, pris d'une érection dépassant toutes mes espérances.
— J'y crois pas ! Tu me files le gourdin !
— Bien sûr, que je te fais bander. Tu crois quoi, que nous autres, femmes de l'Est, on ne sait pas contenter les hommes de plus de soixante-dix ans ?
— Les femmes de l'Est, d'accord, mais toi, t'as une tête à provoquer des morts subites du nourrisson. Comment tu fais, Baba Yaga ?!
Nadejda m'agrippa l'entrejambe et me baisa le front avec une intensité surnaturelle. Le baiser du cobra royal, ou bien celui de la mouffette du Donbass.
— TU VAS TUER MON MARI, OUI OU NON ?!
Transi de désir et de terreur, je ne pus que hocher la tête en signe de reddition.

Ainsi je rampais dans les herbes folles d'une colline qui semblait interminablement monter vers le paradis.
Alors qu'en vérité, c'était un terrain vague en pente, jonché de canettes de bière vides et de piquets de brochettes, et il y avait sans doute des gamins et des chiens qui faisaient leurs besoins élémentaires juste à côté de moi.
Mais, peu importait, à vrai dire, parce que, cet après-midi-là, j'étais un officier du KGB. Caporal Chevtchenko, trente-troisième nom de la nomenklatura, tireur d'élite du douzième régiment des tigres de Sibérie.
J'avais une mission, et je ne devais échouer sous aucun prétexte. Je ne pouvais pas décemment rentrer chez moi, le dos courbé, la queue entre les jambes, dire à ma supérieure hiérarchique que j'avais merdé. C'était tout simplement impensable, et pas seulement parce qu'elle m'aurait émasculé avec ses ongles parfaitement manucurés, en dépit de sa tronche de cachalot, mais surtout parce que je faisais partie de ces hommes qui avaient encore de l'honneur. L'honneur de conquérir leur honneur. Peu importe ce que ça pouvait vouloir dire.
Je gravissais la colline, mon fusil en bandoulière, et bientôt j'arrivai au sommet.
De là, je pouvais embrasser toute la largeur et la noirceur de la campagne.
Il y avait cette station-service, au milieu des champs, comme un furoncle sur le sillon inter-fessier d'un obèse. Et je savais, Dieu, je savais, que je n'aurais aucun remord à faire disparaître cette verrue du paysage. Il me suffisait de viser, et de tirer sur un distributeur de gazole. Peut-être deux coups, pour créer une fuite, puis une étincelle.
Mais pourquoi ?
Un doute m'assaillit.
Pourquoi Diable tuer un pompiste, et quelques types venus faire le plein ? Qu'avaient-ils fait pour mériter la mort, ces pauvres automobilistes ? Le mari de Nadejda, ce pompiste, était un enfoiré de première, il lui tapait sur la tronche, lui faisait une fausse-couche tous les trois mois, et l'obligeait à se prostituer dans un squat dégueulasse rempli de junkies péripatéticiens... d'accord. Mais au fond, était-il pire qu'un autre ? Plus con qu'un autre ? Plus con que je ne l'étais ? N'avais-je pas tenté de m'ôter la vie, un jour plus tôt, en me pensant plus con que n'importe qui ?
Tout cela faisait beaucoup de questions pour un esprit aussi vieux que le mien, ensuqué par le bourbon et le désir charnel, embrouillé par soixante-dix ans d'incompréhension...
Tout à mes pensées confuses, probablement liées de près à ma gueule de bois, je n'avais pas remarqué qu'une bande de petits fils de putes à cheveux bleus s'était regroupée près de mon vieux cul.
— Qu'est-ce qu'elle fout, la momie ?
— Il fait du paint-ball, vous pensez ?
— Il est où ton EHPAD, starfoullah ?
— WESH, VIEUX CON, TU FAIS QUOI ?!
Je me retournai sur le dos, comme un chien qui espère se faire gratter le ventre, et le soleil m'aveugla de ses éclats voilés par un ciel bizarrement nuageux alors que la météo prévoyait des éclaircies en début de soirée.
— Putains de chemtrails, dis-je.
La meute de jeunes me tourna autour comme des vautours près d'une charogne dans l'Arkansas. Je ne voyais que des silhouettes noires et maigres dans le contre-jour, des fantômes en pleine croissance.
— Les jeunes, je vous conseille de déguerpir, avant que...
Mais l'un d'eux me colla un coup de pied dans la mâchoire qui me fit voir trente-six chandelles, au bas mot.
— MAIS QU'EST-CE TU FOUS ?! hurla un jeune prépubère.
— T'inquiètes, c'est juste un vieux taré. On aura qu'à dire qu'il a tenté de nous violer.
— Ouais, il nous a montré sa vieille bite, comme ça, et il voulait nous payer pour faire des trucs chelous.
— Vas-y, je prends une vidéo.
Je me retournai, dans l'espoir d'encaisser les prochains coups avec ma bedaine, mais on ne me frappa plus. Je me relevai lentement, et vis qu'ils avaient tous leur smartphone à la main, pointé sur moi. J'étais devenu le nouveau centre d'intérêt de leur misérable existence de gamins cinglés, plus ou moins psychopathes, avec la bénédiction des instances en place ; c'est-à-dire toutes ces merdes de réseaux sociaux, et les parents démissionnaires de toute autorité, qui laissent gaiment les cerveaux de leur progéniture se démanteler dans le Cloud et les Big Datas.
— Eh, les gars... Eh, eh, eh... On va jouer à un petit jeu, dis-je en me tâtant la mandibule.
Ils restaient silencieux, devenus de véritables cameramen professionnels, et me laissaient le premier rôle.
Le seul rôle dans cette merde de documentaire, en vérité.
— Vous voyez cette station-service, là-bas ?
Pas de réponse.
— Et vous voyez le flingue que je tiens, là ?
Encore un silence de mort.
— C'est un Dragounov. Un fusil de précision russe, capable de tuer d’un seul coup un rhinocéros à une distance d’un kilomètre.
On n'entendait que le vent dans la prairie, et le bruit des moteurs de voitures qui passaient sur la départementale, à cent mètres de là.
Le silence, c'est toujours relatif.
En vérité, il y a du bruit, peu importe où on se trouve. Le bruit de la seule nature monte en général à bien quarante décibels, à cause des grillons, à cause du vent qui fait trembler le blé, à cause d'un cours d'eau qui ne se lasse jamais de passer.
Tout était presque silencieux, quand l'un des gamins dit enfin :
— T'es pas capable de tirer, vieux taré.

Le gosse avait raison. Je n'avais pas le cran de tirer.
Mais, j'étais bien campé sur mes deux guibolles, sans le soleil dans les mirettes, et les boutonneux ne me semblaient plus si menaçants, à présent. Je décidai de leur botter le cul comme jamais leurs parents n'auraient osé le faire.
Un gamin s'approcha d'un pas, sans doute pour avoir une belle composition d'image, et je saisis l'occasion pour lui flanquer un bon coup de crosse en plein sur la tempe.
Il glapit en se tenant le front, sans pour autant lâcher sa merde de téléphone, soudé à sa main comme une excroissance biologique de son être.
— Enzo ! Comment il te fait la misère, le vieux !
— Je passe en Periscope !
— Foutus mollusques décérébrés... marmonnai-je en m'avançant vers une deuxième tignasse bleue.
Il n'eut pas le temps de comprendre. Un bon uppercut dans le bide, et le voilà plié en deux. Je le chopai par les cheveux pour le redresser et je lui crachai un molard bien glaireux en plein dans l'œil. Et pour faire bonne mesure, j'enchaînai avec un taquet derrière l'oreille.
SCHPOCK !
— On a dix-huit viewers, dit l'attardé le plus en retrait.
— On ferait mieux de se tirer, non ? Il est complètement enragé, le papy...
BOOM ! Béquille dans le tibia du plus petit, qui se vautra dans un monceau de canettes comme une poupée désarticulée.
— Et toi, mon pote, dis-je après avoir balancé mon talon dans les côtes de Barbie, toi qui m'as collé ta grolle dans la tronche, toi je vais te fumer comme un petit enculé de hareng saur.
— Un quoi ?
Et SCHLACK ! Coup de genoux dans les roupettes, qui le fit vomir son goûter sur le falzar de son petit copain.
SHBAM ! Croché du droit en plein dans le menton imberbe, qui sonna la fin du match.
Tous les skaters du dimanche étaient occupés à ramasser leurs dents de lait sur le terrain vague quand je décidai de rendre visite au pompiste.
Je dévalai la colline, à fond d'adrénaline, comme un vrai loup des steppes, la gueule au ras du sol, prêt à bouffer n'importe quel renard ou adolescent non genré de quatorze ans.
Et j'approchai déjà de la départementale, la bave aux lèvres, du sang plein le marcel.
Regard à gauche, regard à droite. La sécurité avant tout.
En moins de deux, j'étais dans la station.
— Bonjour mon brave, que puis-je... mais vous saignez, mon vieux ? me dit le pompiste.
— C'est rien, je me la suis donnée avec des sous-hommes, là-haut sur la colline.
— Laissez-moi faire, je vais désinfecter la plaie et appeler... Mais, c’est un fusil de sniper, que vous avez dans le dos ?
— Ecoute-moi bien, espèce de petite frappe tout juste bonne à racler les fonds de chiottes de ta gargote à la con, je suis venu pour te refaire le portrait façon Picasso.
Il m'observa avec un air ahuri, mais non moins sympathique.
— Mais... On se connait ?
— C'est moi qui baise Nadejda, ton ukrainienne, tafiole de maquereau à la petite semaine.
— Nadège ?
— POURQUOI, TU T’EN FAIS DOUZE PAR MOIS, GROS DEGUEULASSE ? T’AIMES CA, LA GUERRE EN UKRAINE ? CA TE FAIT BANDER ?
Alors que je commençais à foutre le bronx dans les rayons, que je balançais les bouteilles et les barres de Snickers par terre avec la crosse de mon Dragounov, il décrocha son téléphone fixe.
— T’avises pas d’appeler les flics ou je te fais sauter le caisson !
— Je vous en prie, calmez-vous, j’appelle Nadège. Et euh… votre nom, c’est ?
— Maurice.
— Nadège ? Oui, ma douce. Dis-moi, il y a un certain Maurice, ici, à la station, qui prétend qu’il a fait ta connaissance… bibliquement parlant. Oui. Oui, oui, il est là. D’accord, je ne raccroche pas.
Il se retourna vers moi, en masquant le micro du combiné.
— Euh… Maurice, ma femme me dit qu’elle n’a jamais entendu parler de vous. Alors, je suis sûr qu’on va très vite comprendre ce qui se passe, et démêler tout cet…
— TU LUI DIS DE RAMENER SA GUEULE DE ROUE DE TRACTEUR, ET QU’ON EN FINISSE !
Il marmonna encore dans le téléphone, mais impossible de comprendre un traître mot de ce qu’il bavait.
— ALORS, ELLE VIENT ?
— Oui, oui… Elle va venir, dit-il en raccrochant.
Mais son comportement était on ne peut plus bizarre. Il jeta un œil par la vitrine, comme s’il s’attendait à voir une demi-douzaine de voitures de flics débarquer dans la seconde.
— Putain, t’as appelé les condés, je le savais…
— Non ! Non, je vous jure que c’était ma femme, au bout du fil… Elle ne va pas tarder…
— Bon… et on fait quoi, en attendant ?
Il ne répondit pas.
— Une belote ? proposai-je.
— Ben… pourquoi pas.

J’étais en train de gagner lorsqu’une voiture se gara devant le magasin. En sortit une bonne femme rondouillarde, une fausse blonde, toute petite, au visage méchant - l’archétype de la quinquagénaire occidentale. Rien à voir avec ma pute hydrocéphale. Elle entra dans la station d’un pas hésitant, et faillit faire demi-tour en nous voyant attablés à jouer aux cartes.
— Nadège, voici Maurice. Maurice, Nadège, dit le pompiste.
J’observai Nadège. Nadège m’observa.
— Vous vous foutez de ma gueule, pas vrai ? dis-je en me levant, et j’attrapai mon sniper posé contre la table.
— Maurice… Je crois que vous n’êtes pas très en forme…
— MAIS OU EST JOHN MERRICK ?! hurlai-je.
Ils se regardèrent, confus.
— VOUS ÊTES EN TRAIN DE ME FAIRE PASSER POUR UN BLANC-BEC !
— Maurice, s’il vous plait, posez votre arme… On devrait juste discuter un peu…
— NADEJDA ! CONTRE LE MUR ! VA COLLER TES MICHES CONTRE LE MUR !
— Maurice…
— TU FERMES TA GUEULE !
— Maurice, expliquez-moi toute l’histoire, d’accord ? Reprenez depuis le début. Voyez-vous, j’étais psychiatre avant de devenir pompiste.
Je les avais en joue, j’aurais pu les exécuter, l’un après l’autre. Mais c'était trop rapide.
— Voilà ce qu’on va faire, dis-je calmement, toi, Nadejda, tu vas chercher un bidon dans l’arrière-boutique et tu le remplis de sans-plomb 95 à la pompe. Tu fais ça pour moi, mon chou ?
Elle acquiesça vigoureusement, et s’en alla dans la réserve, sans demander son reste.
— Au fait, c’est quoi ton nom, le psychiatre ?
— Boris Cyrulnik. Peut-être avez-vous eu l’occasion de lire un de mes livres, ou d’assister à l’une de mes conférences ?
— C’est toi qui as écrit « Un merveilleux malheur » ?
— Tout à fait, je vois que vous êtes quelqu’un de cultivé…
— Oh toi, je n’aurai aucun remord à te faire cramer pour un oxymore aussi nul à chier.
— Mais, Maurice, vraiment, il faut que vous…
— IL FAUT QUE ! IL FAUT QUE ! C’EST CE QU’ON ME REPETE CONSTAMMENT ! IL FAUT QUE JE PAYE MON LOYER ! IL FAUT QUE J’ARRÊTE DE BOIRE ! IL FAUT QUE JE ME FASSE SOIGNER ! ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE, IL FAUT QUE JE VOUS DEVISSE LA TÊTE, VOILA CE QU’IL FAUT QUE JE FASSE. A COMMENCER PAR LES FILS DE PUTES DE PSYCHIATRES QUI PASSENT LEUR VIE SUR LES CHAINES D’INFOS PUBLIQUES SUBVENTIONNEES PAR MES IMPÔTS !
— Manifestement, vous êtes ce qu'on appelle un « haut potentiel », Maurice, mais ce n’est pas de votre faute, c’est à cause de votre maman, elle…
— NE T’AVISE PAS DE PARLER DE MA MAMAN, BORIS ! BORIS ! JE VAIS TE TUER, BORIS !
Il comprit finalement qu’il ne servait à rien d’ergoter.
Nadège revint avec le jerrican plein d’essence, et me le tendit, avec beaucoup de dégoût, comme si j’avais la myxomatose.
— Merci, grognasse.
Je retirai le bouchon et versai le liquide inflammable un peu partout, sur le comptoir, entre les rayonnages, et sur Boris Cyrulnik, qui restait droit comme un piquet, digne, et parfaitement télévisuel.
— Vous savez, ce que vous faites ne vous aidera pas… dit-il d’un air profond.
J’éclatai d’un rire sardonique à deux centimètres de son visage, et m’éloignai d’un pas tranquille, en marche arrière, tout en visant le couple, au jugé, avec la crosse du Dragounov contre mes côtes.
— Je vais tirer, et je vais vous regarder brûler, affirmai-je d’un ton sans appel.
La porte automatique s’ouvrit dans mon dos, et je pris le temps de viser à la lunette le comptoir de la station-service.
Boris fronçait les sourcils, derrière ses binocles de directeur de recherche au CNRS. Il était décidément très intelligent. Nadège était en passe de tomber dans les vapes, à moins que ce ne fut la ménopause.
Je fis feu, sans une once d’hésitation.
SHBAM.
Le bureau s’embrasa en un clin d’œil, et bientôt les rayonnages se mirent à étinceler comme des sapins de Noël déglingués.
Le feu se déplace vite, surtout quand il dispose d’un accélérateur de combustible. Et Boris Cyrulnik était comme du bois mort, aussi sec qu’un fagot de petites branches cramées par le soleil pendant des dizaines d’années. Il se transforma en torche humaine à la vitesse de l’éclair, mais… au lieu de courir en tous sens et de hurler comme n’importe quel être humain normalement constitué, il resta sur place, immobile, à la manière du Burning Man en paille sanctifié par les rites païens d’obscurs iliens écossais, ou de non moins obscurs américains défoncés par de violentes drogues de synthèse.
Il se contentait de se consumer, comme un pantin dépourvu de tout système nerveux. Le peu de graisse qui composait son corps dégoulinait lentement, en crépitant, le long de sa maigre stature de végétarien, et il me semblait évident que cette créature de bois mort ne devait plus avoir rien de commun avec l’humanité depuis plusieurs décennies. Il avait atteint un autre niveau de conscience, celui des gens médiatisés qui savent pertinemment que leur âme fut prise au piège par une caméra de France Télévision, il y a fort longtemps, et qui abandonnèrent l’idée de se battre pour la reconquérir.
Boris Cyrulnik était un vampire, vivant à jamais à travers les bobines de l’INA, et la mort ne lui fit jamais ni chaud ni froid, même quand elle se présenta sous la forme d’un incendiaire haut potentiel au patronyme slave.
Je ne perdis aucune miette du spectacle, derrière la vitrine. Quand Boris ne fut plus qu’un sac de viande roussie, couché contre le carrelage de sa station-service, même plus assez carboné pour satisfaire l’appétit des flammes, j’observais encore. Je me demandai s’il allait tout bonnement disparaître, tomber en cendres à la manière de Bela Lugosi.
Nadège, par je ne sais quel tour de passe-passe, réussit à s’enfuir. Nul doute qu’elle finirait sa vie sous traitement médicamenteux pour un méchant syndrome de stress post-traumatique.

Personne ne sut que j’étais le responsable de cette explosion dans une station-service près de Quimper. On parla d’un bête accident, d’une irresponsabilité commise par le gérant des lieux, ce grand psychiatre, reconnu par ses pairs, qui avait décidé de faire semblant de vivre comme tout le monde, mais n’avait pas supporté l’anonymat.
On retrouva même un mégot de cigarette près des pompes, et l’affaire fut classée.

Je suis affalé sur mon balcon, une carrée de bourbon près du coude. John Merrick prépare le café en chantonnant une comptine pour enfant surdoué. Je songe à me jeter par-dessus la balustrade, quand le Diable frappe à ma porte.
— Nom de Dieu, Van Glucksmann ! Je connais mes droits…
— Monsieur Chevtchenko ? C’est le livreur Chronopost…