Absent

Le 29/06/2022
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par Un Dégueulis
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Thèmes / Obscur / Psychopathologique
Changement de ton pour Un Dégueulis avec ce texte fort sombre dont le narrateur subit les affres de l'enfermement, de la torture et du désespoir.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici. Mes jambes semblent avoir pris racine dans le sol de béton crade. Je ne les sens même plus. Autour de moi, quatre murs sans ouverture. Gris. Sales. Au plafond une lampe jaune, déversant, à intervalles irréguliers et pour des durées variables, plus d’ombre que de lumière.
C’est l’intérieur d’un cube de béton scellé, dont la monotonie grise est rompue çà et là par des traces de moisissure. J’y suis enfermé depuis trop longtemps pour me souvenir des circonstances qui m’y ont amené. L’air y est immobile, rien ne vient le troubler. L’oxygène, en toute logique, ne devrait pas s’y renouveler. Pourtant, je respire encore. Il doit y avoir des fissures invisibles qui laissent entrer l’air par filtration. Cela expliquerait également la matière rougeâtre qui coule sur mon front, à intervalles irréguliers là encore mais décorrélés de ceux auxquels la lumière s’allume, et se fraye un chemin jusqu’à mes lèvres avant de s’y introduire de force. Elle semble avoir des propriétés stimulantes et m’empêche de dormir. Je soupçonne cette insomnie forcée d’être responsable des hallucinations qui me tiennent compagnie. Quoique j’eusse préféré ne pas en avoir.

Je suis enchaîné sur une chaise dont je ne peux pas déterminer la matière, car ma tête est immobilisée par un crochet vissé à l’arrière de mon crâne. J’ai le visage constamment tourné vers le plafond, dans une position qui me cause d’horribles douleurs à la nuque et à la colonne vertébrale. La peau de mon dos et de mes cuisses est creusée d’escarres dont l’infection refuse, pour une raison que j’ignore, de se muer en choc septique.

Dans ma tête une litanie. Les paroles m’en semblent familières, ainsi que la voix qui la chante, mais je n’arrive pas à les distinguer avec suffisamment de précision. Je deviens fou à force d’efforts. La litanie sans paroles, familière jusqu’à l’enfer, me plombe l’esprit. Elle est, en cela, semblable aux bribes de souvenirs qui flottent comme des feuilles mortes à la surface de ma conscience. Le visage de mes parents. Mon premier baiser. Mes amis. Le souffle du vent sur mon visage. Tout cela s’efface un peu plus à chaque réminiscence. Je ne me souviens déjà plus de la couleur des yeux de ma mère.

Au début, j’ai hurlé. Longtemps, jusqu’à me briser les cordes vocales. Je me suis déchiré la peau en essayant de briser mes chaînes. J’ai rompu mes ligaments à force de tenter de me libérer. Cela, aussi, est un souvenir lointain qui s’estompe.

Depuis quelques temps déjà, je n’arrive plus vraiment à me représenter à moi-même ce que je suis. J’ai l’impression d’être un agrégat de sensations éparses et désagréables, et de flashs de conscience dont je n’arrive pas à déterminer s’ils sont les miens, ou s’ils ont une existence propre, indépendante. Au demeurant, je ne sais pas si ce raisonnement lui-même se tient dans mon esprit, ou dans celui d’un autre. Mais de quel autre parle-t-on, s’il n’y a que moi ici ? À moins qu’il n’y ait personne, ce qui me semble plus logique…

La douleur est monotone. Le froid, aussi, que je ne perçois d’ailleurs presque plus, sauf quand je bouge, car alors mon corps se réchauffe sous l’effet de l’effort, et en refroidissant, stimule mes terminaisons nerveuses. Il n’y a rien, et je perds des lambeaux de conscience à chaque instant. J’espère que, bientôt, je perdrai mes derniers éléments constituants, et retournerai au néant. Pour ça, cependant, il me faudra cesser d’espérer. Et je ne suis pas prêt.

L’espoir ! Autrefois, il me semble en avoir eu beaucoup. Espoir de richesse. D’amour. De bonheur. Mais ces concepts se sont effacés de mon cerveau, et je ne sais plus à quoi ils correspondent. Étrangement, seuls les mots demeurent, flottant dans mon esprit en déshérence sans plus être rattachés à rien. Cela m’effraie, parfois, lorsque je trouve encore assez d’énergie pour éprouver quelque chose. Cela, aussi, se fait plus rare, englouti peu à peu par la torpeur.

C’est l’intérieur d’un cube de béton gris, dont la monotonie est rompue, çà et là, par les moisissures. J’y suis enfermé depuis trop longtemps pour qu’on puisse dire, sans tomber dans l’absurde, qu’il y a quelqu’un à l’intérieur.