Le Monstre de Rotterdam.

Le 29/07/2022
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par Un Dégueulis
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Dossiers / Marié(e) de force à Dourak Smerdiakov
Le mariage, même forcé, n'inspire visiblement au Dégueulis rien de trop déviant, ni extrême. Un texte presque sobre, étonnamment pauvre en matières fécales, à déguster au petit déjeuner avec ses chocapics en lisant son Pif Gadget.
-    Dégueulis ?
-    Non pas ce soir s’il te plaît.
-    Dééégueuuuuulis.
-    S’il te plaît chéri, j’ai la migraine.
-    DÉG-EU-LIS !
Je soupire. Il ne me laissera pas dormir tant qu’il ne sera pas satisfait, alors autant faire vite. Je me mets à genou devant lui. Je peux sentir l’odeur âcre de ses pieds, qu’il a probablement juste essuyés sur le visage de quelque pauvre hère avant de rentrer à la maison. Il ne se lave presque jamais. « Tant que je ne constate pas de dépôt vert-gris dans mon slip, ça va ! » aime-t-il à répéter. En attendant, l’odeur, elle, y va. Mon Dieu donnez-moi la force. J’ouvre la bouche et humecte mes lèvres craquelées. Ce sera plus facile comme ça.
Dourak, Ô mon beau Smerdiakov, commencé-je d’une voix tremblante,
Tu es le plus grand des poètes,
Tes rondels sont anachorètes,
Comme une chaîne de Markov.

De ton zizi qui fait pouet-pouet
Quand la foule en furie le love
Dans ses milliers de trous, très chouettes,
J’adore les plis mous, my love !

Tu reviendras dans mon alcôve
Et vers moi glisseras tes couettes
Pour t’allonger comme une mouette
Ou mieux, un ange au regard fauve !
Dourak, Ô mon beau Smerdiakov !

-    C’EST D’LA MERDE ! C’EST D’LA MERDE ! C’EST D’LA MERDE ! TU FAIS QUE D’LA MERDE ! Hurle-t-il à l’instant où je prononce le dernier mot, en éjaculant abondamment dans ma bouche et sur mon visage.
Puis il me frappe violemment sur le haut du crâne. Je tombe à la renverse en me tenant la tête, les yeux larmoyants de douleur. J’ai l’impression qu’il m’a ouvert le cuir chevelu. Je me recroqueville et tente de me protéger avec mes avant-bras, dans l’attente d’une volée de coups qui ne vient finalement pas.
-    Rimbaud. Baudelaire. Lamartine. Marmonne-t-il tout bas en se grattant les testicules avant de se laisser tomber lourdement sur le lit. Il commence immédiatement à ronfler en alexandrins.
Je me relève tant bien que mal et passe une main sur mon visage. Il y a bien du sang, mélangé à la semence de mon bourreau. Je me sens sale, mais je ne peux pas aller me laver, car s’il ne voit pas de traces de sperme séché en se réveillant demain, il me frappera encore. Il dit que ça masque la laideur de mes traits... J’ai honte. Honte de ce qu’il me fait subir, honte de ce que je suis devenu.
Ça avait pourtant bien commencé. J’étais encore jeune et impressionnable quand nous nous sommes rencontrés, dans la Zone, cette grande plateforme industrielle désaffectée où les jeunes en mal de vivre vont se shooter à l’héroïne.
J’avais dix-huit ans, il en avait quarante-quatre, mais je fus immédiatement attiré par sa chevelure extraordinairement soyeuse, son style vestimentaire recherché (il portait des pattes d’eph et une veste à paillettes), et surtout par le fait qu’il parle en vers.
-    Donnez-moi s’il vous plaît
Une seringue propre
Pour alléger mon faix
Ainsi que mon opprobre. Aimait-il à répéter, en parcourant la zone avec une édition commentée de La Légende des Siècles de Victor Hugo à la main, qu’il utilisait pour assommer les crackheads.
Quel charme ! Quel panache. Un dandy dans mon ghetto… Nous nous aimâmes passionnément dès le premier regard. Ses petits yeux rouges parcourus de veinules pulsatiles dégageaient une passion comme je n’en avais encore jamais vue, qui n’était pas sans rappeler celle d’un sanglier en rut. Les miens, aux pupilles dilatées en permanence en raison d’un noctambulisme sévère et héréditaire, lui rappelèrent ceux de la chouette, par la perfection circulaire de leur contour. Nous nous dirigeâmes ensemble vers l’Océan et fîmes l’amour passionnément. Ou plutôt, il me dénoyauta brutalement l’olive, sans préliminaires ni lubrifiant. La serviette sur laquelle nous étions allongés se tâcha de mon sang, qui prenait une teinte presque noire sous la lune argentée, ce qui ne manqua pas d’attirer les puces de sable. Une semaine plus tard, je dus d’ailleurs aller d’urgence à l’hôpital pour un début de gangrène, plusieurs de ces bestioles ayant pondu sous ma peau… Mais cela m’importait peu, car pour l’amour de Dourak, j’aurais pu tout supporter.
Nous revînmes souvent à cette plage, sous le soleil du matin comme sous les constellations du soir, et il me lisait des poèmes en m’embrassant le cou. J’aimais sentir sa présence dans mon dos, ses bras puissants enlaçant ma taille, mes sphincters oscillant au rythme des syllabes. Ah, ce furent les plus belles heures de ma vie.
Hélas, je ne savais pas que j’étais en train de tomber dans un piège d’où je ne pourrais plus m’extraire. Cela commença par des jeux innocents. Il me demandait de composer des rondels, des sonnets, des odes, toujours patient quand je me trompais dans le choix d’un mot, toujours prompt à m’aider quand je butais sur une rime. Je ne me méfiais pas, et m’exécutais avec plaisir. Il me récompensait avec de petites tapes sur la tête et des confiseries. Je ne remarquais pas son air lubrique et l’éclair de cruauté qui le défigurait brièvement à chaque récitation.
Un jour, alors qu’il me sodomisait doucement en lisant un roman de Houellebecq, il me dit :
-    On devrait se marier.
Surpris, je contractai les fesses. Je n’avais jamais pensé au mariage, que je considérais comme un outil d’oppression et un reliquat archaïque de la société patriarcale.
-    Mais Doudourak, tu sais bien que je suis contre le mariage et pour les relations polyamoureuses. Non à l’oppression sexuelle, non à la possessivité, et cetera…
-    Oui, mais on devrait quand même se marier. Je suis en train de lire Soumission de Houellebecq là, et il explique clairement que ce serait mieux pour moi si tu étais complètement soumis à ma volonté par un contrat clair, sanctionné par une autorité publique ou religieuse.
-    Oui mais moi dans tout ça ?
-    Tu ne m’aimes pas ? Tu ne veux pas mon bien ?
-    Si, mais…
-    Eh ben alors ?
-    Je…
Il donna un coup de rein, et je laissai échapper un petit cri de douleur.
-    On se marie demain.
-    Mais je…
-    SILENCE ! Et fais-moi un sandwich.
-    Ça va être difficile, de l’endroit où je s…
-    SILENCE !
Il m’étrangla, et je perdis connaissance.
Je me réveillai le lendemain, revêtu d’une robe de mariée trop petite pour moi, et notre union fut prononcée simultanément par un ancien prêtre, un ancien imam et un ancien lapin, tous devenus zonards suite à divers ennuis avec la justice. Je ne pus rien dire, car j’avais une extinction de voix suite à l’étranglement que j’avais subi la veille. Je me retrouvai donc marié de force à Dourak Smerdiakov.
Son comportement changea immédiatement après notre nuit de noces. Finis les mots d’amour, finis les poèmes, finies les longues marches emboîtés l’un dans l’autre, à discuter de littérature et de poésie. Il commença par me dire qu’il n’avait jamais aimé mes poèmes, que je ne savais pas écrire, et qu’il s’essuyait les pieds sur mon visage. Puis il me traita de grognasse, ce qui eût pour effet de me briser le cœur et de m’arracher le peu de dignité qu’il me restait.
Il commença par m’enfermer dans une pièce avec pour seule compagnie une collection de chansons de geste du moyen âge. Il voulait que j’en écrive une à sa gloire, mais il déchirait chacune des pages que je rédigeais sous prétexte que c’était mauvais. Je devais recommencer sans cesse. Cela dura des mois, jusqu’à ce que ma psyché fût complètement brisée.
Puis, il me reprocha de ne pas lui avoir donné d’héritier mâle. Quand je tentai de lui expliquer que, biologiquement, c’était quand même un peu compliqué, il me frappa si fort que j’en eus le souffle coupé. Cette nuit-là, je pleurai comme je n’avais jamais pleuré, car je sentis que quelque chose s’était rompu en moi, et que c’était probablement une côte.
Il me soumit aux pires dégradations, m’obligeant à apprendre par cœur des passages entiers d’Onfray, mais aussi des pages et des pages de rondels, jusqu’à l’indigestion. Adieu, les sodomies langoureuses au bord de la mer ! Nous ne pratiquions plus que la posexie, une forme de sexualité perverse consistant à réciter des poèmes face aux parties génitales de son partenaire jusqu’à provoquer un orgasme contre-nature. J’avais la bouche pâteuse et des aigreurs d’estomac à force de me prendre des litres et des litres de foutre.
Il alla même jusqu’à se teindre la barbe en bleu, et à menacer de m’égorger si j’ouvrais la porte de sa bibliothèque, où il gardait les seules lectures intéressantes qu’il avait daigné acheter, à savoir la collection intégrale de Pif Gadget. Ma vie devint un enfer, de posexie en posexie, et je devins une loque, moins qu’un homme, une tache de vomi en attente d’une serpillère.
Si seulement il pouvait comprendre à quel point je l’avais aimé. Peut-être qu’il changerait… mais je ne crois pas qu’il en soit capable. Son âme est trop noire, son esprit trop corrompu. Je ne peux que le subir, en espérant qu’un jour, Dieu ou une autre puissance surnaturelle accepte de me délivrer de mon destin.
Je me dirige lentement vers la niche remplie de torchons sales où il m’a confiné, et sors un cahier à spirales taché de sang. Sur la couverture, on peut lire, presque effacé par les larmes, le titre : « La Chanson de Dourak ». Je prends un stylo et commence à écrire, en décasyllabes, les pages qu’il déchirera demain.