Ici, il n'y a ni chef ni supérieur, car nous sommes une grande famille

Le 27/04/2023
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par La Cause
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Thèmes / Saint-Con / 2023
Gros délire dystopique plutôt bien écrit par La Cause. Il prend pour cible, dans le cadre de cette Saint Con 2023, une personne dont le nom est crypté pour éviter probablement une amende ou un rappel à la loi (quand on voit comment sont traités quelques activistes ces derniers jours). Le monde dépeint ressemble aux images crées par nihil. J'ai pour ma part utilisé Midjourney pour les illustrations qui, comme chacun le sait, n'en fait qu'à sa tête. Je n'ai plus qu'à vous souhaiter une bonne séance de littérature.
Bien avant que je n'erre dans les couloirs tortueux de La Grande Industrie. Bien avant que je ne ferme les yeux. Bien avant les morts succinctes, et violentes, de mes administrés, le Mal déjà se répandait. Dans les ruelles et les rigoles, sous les toits et les parquets, sous la cloche de la Cité : notre peuple était atteint. Insidieusement, patiemment. Nous ne vîmes pas l'accélération de la contagion. Les spores, la couleur Jaune, la lumière, la fin. J'étais alors, en ces temps-là, un bourreau de l'Etat. Jeune, mais déjà vieux, peu instruit, plutôt taiseux. Et bourru, pour parfaire le costume du bourreau que j'étais.
Très simplement - et malgré la population décroissante, celle qui n'enfante plus, ne peut enfanter, ainsi que "l'autre" population, aspirée elle par le Mal du siècle, absorbée dans les murs et les sols et les plafonds, ou fondue dans les grandes étendues acides Jaunâtres - oui, très simplement, nous exposions, lorsque le jugement l'impliquait, nos criminels à l'Aube Jaune. Les yeux bien ouverts, car nous séparions leurs paupières de leurs têtes, afin qu'ils ne se dérobent pas au Céleste.

Il se disait volontiers que - et vous excuserez cet écart, quelque peu prétentieux de ma part, et sans conséquence sur la suite de cette histoire - mes ciseaux étaient peut-être les mieux aiguisés de toute la Jaunegarde.

Nous traînions les corps, répugnants, au-dehors. Dévêtus, parfois décharnés, mais jamais vraiment entiers, dans tous les cas. Ainsi, à l'air libre, sous le jour maudit, leurs chairs prenaient feu, ainsi que leurs os, leurs organes, et ce qu'ils pouvaient avoir d'âme. C'était bien la preuve, oui, de la réalité de Dieu. Mais un Dieu vengeur. Mais un Dieu de punition. Mais un Dieu de contrition. Mais un Dieu qui ne supportait ni la grandiloquence ni les manières. Les clochers avaient été débâtis. Les figures saintes du passé avaient été déconstruites. Il convenait de rendre justice de la façon la plus simple qui soit, sans spectacle, afin de ne pas tout à fait se substituer à Lui, et à ses miracles.

Perdre un ou plusieurs êtres, davantage quand ceux-ci n'ont pas de vertu, ou bien, une vertu biaisée, une vertu corrompue, n'était pas une affaire compliquée. Nous retirions la vie, comme l'on retire le gravillon pointu de la chaussure. Seulement car cela nous empêche d'avancer. En tant que peuple, en tant qu'identité, en tant que Citoyens.

Mais cette fois, assurément, ce n'était pas habituel. Il s'agissait peut-être du plus grand criminel du Siècle des repentances - la presse avait trouvé ce terme pour nommer l'ère de chaos que nous traversions ; je l'ai toujours trouvé bien trop grandiloquent, je lui préférerais, plus tard, lorsque je quittais mon sacerdoce et me permettait plus d'écarts, le terme de "foutu bordel sans fin".

Pour moi, à l'heure où j'écris ces mots, il n'y a désormais plus que des demi-vivants, qui ne savent même plus de quoi, au juste, il faudrait bien se repentir. Toute l'humanité a de toute manière payé pour tout les pêchés de tous les siècles en quelques semaines, et quelques jours. Parler de siècle des repentances me semblerait, de fait, sinon exagéré, au moins une diminution historique significative, au vu de tout ce qui a pu se passer au cours de ces cent dernières années.

Ainsi, le criminel qui aura favorisé la propagation du Mal à travers les murs et les écrans de la Cité rejoindrait le grand désert. Ce désert noir, océan de cendres humaines, qui s'étend devant les portes de la Cité et s'allonge jusqu'à la suivante (jusqu'à Muneray, peut-être ?)
Combien de morts constituaient maintenant ce sol désolé ? Beaucoup furent causés par ce fameux criminel, pour ce que nous en savons. Mais voici donc, et vous excuserez la pauvreté narrative et historique de ces faits, car alors, je n'étais encore que dans ma seconde année de service, voici donc ce qu'il s'est passé.

Responsable de dizaines de milliers de morts, sciemment provoquées, méthodiquement, sans aucun regret. Le criminel, l'antéconsul Ghërade Ramanin. Accusé d'avoir fait pénétrer une quantité encore floue, mais que nous savons aujourd'hui importante, de Grande Jaune du Liban, dans le seul but de provoquer la confusion et le désespoir dans le cœur de la classe laborieuse, et ainsi, de générer un nouveau type de serviteurs dociles, dominés par la peur et affligés de maux permanent, afin de les rappeller sans cesse à leur condition de sous-basse-classe. Nous avons divergés sur les raisons d'un procédé aussi cruel et violent, certains ont avancé que Ramanin œuvrait pour l'oligarchie Néo-Prussienne. D'autres, qu'il s'était fourvoyé en s'éloignant chaque jour davantage de ses devoirs premiers de prieur de la Cité et aurait pactisé avec les convoyeurs du Liban. Enfin, ces deux théories ne sont pas tout à fait incompatibles, si l'on s'en réfère au fameux ouvrage de Bereck Simmlovv "De la consistance des sols du Liban et de leur usage dans l'industrie médicale en Nouvelle-Prusse", il y avait intérêt à générer une économie de guerre forte en se substituant à tout encadrement inter-citatique, par la transition commerciale de Grande Jaune depuis le Liban, jusqu'aux alliés de l'empire ressuscité. Il fallait soudoyer les frontières, il fallait flatter les industriels, il fallait rencontrer les dirigeants des économies parallèles Néo-Prussiennes. Seuls les prieurs pouvaient se rendre dans certains de ces territoires sans risquer le trépas.

L'antéconsul, imbus de son propre pouvoir, ivre de sa propre lie, commençait a exaspérer même en hauts lieux. Quant au petit peuple... Il alors était massivement ouvrier, ne connaissait que labeur, un labeur enduré pour la survivance des puissants. Ne cherchait que subsistance, affaibli, sans leader, sans espoir, et dépossédé de ses outils démocratiques. C'était bien lui : un peuple qui se soulevait de part et d'autre de la Cité ne criait plus que sang et justice.

Petit, une fente horizontale en guise de bouche, comme taillée au cutter, des yeux tout autant étroits que méprisants, toute, oui, toute la personne de Ramanin n'inspirait que le dégoût et la haine. Et sa bouche de cracher continuellement des calomnies et des mensonges, et ses mains d'inviter ses fidèles au meurtre, au massacre, à l'anéantissement, et ses yeux, de fuir sans cesse toute vérité, et de trahir, et de tromper tous ceux qui avaient eu un jour le malheur d'avoir besoin de ses services.

Avant même que le jour ne cède la place à la certitude de la mort, le gouvernement, en la personne de l'antéconsul et de son agglomérat de prieurs personnels et triés sur le volet - un corpus de quelques milliers de prieurs dopés, regroupé dans une entité nommée "L'Agravem" - lançait ses forces de réprimandes à travers les rues, jusque dans les crèches et les souterrains, jusque dans la chambre encore tiède de l'innocente nuit de sommeil de celui qui ne savait pas encore de quel crime on allait bien pouvoir l'accuser. Car de nouvelles définitions, pour de nouveaux types de crimes, commençaient ainsi, patiemment, à entrer dans la législation et, par effet de propagande et de désinformation, dans l'inconscient collectif. Les organismes de défense populaires furent condamnés. Les transactions solidaires furent déclarées illégales. Tout regroupement de plus de cinq personnes n'étant pas au service de la loi ou du gouvernement était sanctionné.

Insulte à l'égard d'un représentant du pouvoir ou d'un pourvoyeur de propagande étatique ? Selon l'insulte, cela pouvait aller du simple rappel à la loi jusqu'à l'isolement. J'avais un ancien voisin qui un jour avait crié "fils de pute !" à un prieur de l'Agravem, du haut de sa fenêtre, chez lui, dans l'appartement qu'il possédait, se pensant - hélas, le pauvre - protégé par le voile de la propriété. Il vit la lumière du Soleil, le lendemain, et de fait, ne la revit plus jamais.

Impression de tracts anti-gouvernement pour un usage strictement personnel ? Amendable, au prix d'un séjour de réhabilitation chez ceux qui constitueront, après que le Mal soit tout à fait tombé sur Terre, les futurs prieurs de l'Aube Jaune, pour les plus assidus d'entre eux. Les récalcitrants, eux, furent mis au contact de la matière, matière qui alors était encore entourée de multiples questionnements. La Grande Jaune du Liban. C'est elle. La Grande Jaune du Liban.

Apparue en même temps que les "stigmates" solaires, cette dernière, jugée d'abord inoffensive - et comment voir le danger dans cette sorte de matière spongieuse, et comment la relier à une mort certaine lorsque ses spores tombent délicatement sur le sol comme la neige en hiver ? - jusqu'à ce que l'on découvre, malgré nous, sa terrifiante efficacité sur le long terme, surtout à la fin des émeutes des damnés de la Cité.


Les fils disparaissaient. Les pères étaient menés de force parmi les prieurs, lobotomisés, contrits. Les filles étaient violées, estropiées. C'en était, au bout de nombreuses bavures et scandales, décidément trop pour le peuple. Il se souleva, donc. Il se souleva et devint fort, devint menace : Ramanin, multipliant les annonces méprisantes à l'égard de ce dernier, ne cessait d'alimenter le feu dans lequel il allait bientôt se retrouver plongé. Au pic d'intensité des conflits entre les deux camps, il n'y avait guerre plus de solution. L'Agravem s'était empêtrée dans des troubles internes et son commandement chancelait, les ordres étaient de moins en moins clairs, ceux qui n'avaient aucun sang-froid - c'est-à-dire, quasiment l'intégralité du corpus - s'en prenaient désormais aux milices publiques et aux "simples" policiers. Tout ce petit monde allait finir par s'entretuer, mais de plus en plus, une rumeur se faisait entendre :
L'Antéconsul Ramanin avait pour ambition de briser dans l'œuf les futures révoltes en supprimant purement et simplement les milices ne faisant pas partie de la sienne, ainsi, qu'au passage, tous ceux du petit peuple qui s'étaient soulevé, et ce, à l'aide d'un obscur nouveau type de munition découvert dans les terres de l'est. Au Liban, précisément.

La poudre contenue dans les balles des armes de l'Agravem fut remplacée, au bout de quelques jours, par de la poudre de Grande Jaune du Liban. Le Laboratoire Decker&Lyteker, basé en Néo-Silésie, actuelle Néo-Prusse, avait œuvre au plus vite afin de créer une munition stable et non corrompue par la matière miraculeuse. Les archives du laboratoire ainsi que deux vidéos pirates furent diffusées, s'il fallait vraiment s'en étonner, par Andreïk Szilanecz, peu avant sa fameuse disparition dans les terres Australes. Mais nul scandale n'éclata : les journaux situés à l'envers du pouvoir avait vu leurs subventions réduites progressivement pour atteindre le taux le plus bas. Pas même de quoi sortir un fanzine tous les six mois. Mais les presses tournaient, néanmoins, et le peuple s'informait, et en s'informant, il s'insurgea encore davantage. Le marché noir se portait à merveille. Les puissants d'aujourd'hui sont les marchands d'armes d'hier.

Avant que ne pleuvent les balles remplies de la matière du Mal du siècle, la flore, à travers le monde, se comportait déjà étrangement. De nombreux témoignages firent état de personnes "infestées", se comportant de manière incohérente. D'autres, que les sols commençaient à exprimer "des demandes curieuses, et que l'on ne peut prononcer avec des mots humains". Déjà, oui, même cloitrés sous des dômes, dans des bunkers ou des Cités-miroir, déjà le Soleil s'était arrangé pour pénêtrer le vivant à travers ses carapaces de fortune. La guerre était partout, à l'intérieur, autour et au dessus de nous.

Quand les meutes finirent par converger en direction du palais de l'antéconsul, au 9 du troisième mois d'avant la fin de toutes stabilité, les miliciens étaient prêts, armés de leur nouvel instrument de terreur. Les affrontement furent durs. Sans même le premier coup de feu - celui dont on attribue encore mal la paternité, entre le prieur Gontran et son second, l'apprenti Glodber - les corps tombaient déjà. Déterminée, et en surnombre, la foule prenait l'ascendant sur l'Agravem. Je n'étais pas là, car je n'étais d'aucun côté, car mon devoir en tant que bourreau se résumait à appliquer la sentence, sans la juger, sans la jauger. Et car mon insensibilité à l'Aube Jaune m'interdisait, philosophiquement, de prendre part. Pas plus qu'aujourd'hui, la mort, la vie, et tout ce qui les entourent ne devaient peser dans ma balance morale personnelle.

Les premières balles furent tirées, dans le désordre et parce que la milice se sentait dépassée - et elle l'était. Alors, ce qui aurait dû faire reculer le peuple en proie à la rage n'a fait qu'accentuer cette dernière, et, rapidement, les miliciens se virent réduits en pièce, charcutés, les organes étalés sur le bitume, les yeux crevés, les bras arrachés, les dents brisées, les mains écrasées, hachées, tranchées, les chairs calcinées, les jambes séparées du reste du corps, les machoires explosées : des prieurs de l'Agravem, il ne restait à la fin de cette journée unique qu'un tas admirable de viande peu évidente, entremêlée dans des lambeaux d'uniformes et d'armures griffées au nom de l'organisation de l'antéconsul. Certains parmis les cannibales en eurent pour leur compte. Mais des balles de Grande Jaune furent tirée, au milieu de tout ce tumulte, et, en ce sens, un autre évènement historique, bien plus terrible encore, venait ainsi de se produire.

Ramanin ne put fuir bien loin ; déjà son palais avait été envahi par les plus acharnés. On lui ôta tous ses vêtements. Ainsi que ses ongles, chacun de ses ongles. Il fut tondu, référence symbolique aux méthodes appliquées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, survenue il y a maintenant trois siècles. Certaines parties de son corps furent écorchées, on l'amputa d'une main et, enfin, on le rendit à la nouvelle justice, celle qui venait de prendre le dessus sur la délétère, la moribonde justice de ceux que l'on n'appellerait désormais plus "les puissants".


L'homme, affaibli mais toujours hargneux, fut confié à mes bons soins. Nul préparatoire, en ces conditions, et j'avais, malgré mon propre sacerdoce, mon positionnement sur la question. Je l'amenai aux portes de la Cité, et les entrouvraient. D'abord, je lui fit passer le bras d'où il disposait encore d'une main. Puis, je le ramenais vers moi. La main n'était plus que moignon de cendres, et l'avant-bras avait déjà cette teinte brune significative. Il hurlait, il bavait, il vomissait, il vociférait, il hurlait, il hurlait, il hurlait, et il suppliait l'Aube : mais l'Aube n'entend pas, et il me suppliait moi : mais je riais, et il suppliait l'argent : cela ne l'aiderait plus, mais il suppliait et gémissait et hurlait et je dois dire que, cette souffrance provoquait en moi un sentiment inédit de justice bien ordonnée.

"L'Aube est une bouche, et la douleur, son vocabulaire", écrivait Moltès Julazar, dans son "Roman des choses et des usages du dernier des siècles".

Enfin, je poussais tout à fait l'antéconsul déchu au dehors, le suivant sur quelques pas, tandis que sa peau fondait, tandis que ses yeux n'étaient déjà plus, tandis que sa chair commençait à puer, à buller, à bouillir, à adopter des formes innéfables, à prendre des plus impossibles, à fondre et se tordre et suinter et couler et devenir peau et os et le mélange de toutes ces choses à la fois, et bien plus, bien plus, oui, je vous l'assure, cette condamnation à mort fut la plus belle de ma vie.

Le misérable petit despote prit enfin feu, rapidement, brusquement ; ses côtes, désormais à l'air libre, suppuraient une matière incertaine. Ses organes glissaient à travers la carcasse et semblaient s'évaporer au contact du sol. Le Mal du siècle venait de détruire le Mal d'une époque, qui lui-même avait, finalement, permis au premier de pénétrer définitivement dans l'enceinte de la Cité. Un petit tas de cendres pour rejoindre des milliers, des millions, des générations entières d'indésirables, unis pour les siècles sous la lumière mortelle de l'Aube Jaune.

L'antéconsul Ramanin fut frappé de la Damnatio Memoriae. Ces mots seront ainsi les seuls, les premiers et les derniers, à figer quelque part la misérable fin de sa misérable existence. Ceci explique d'une part la pauvreté de mes mots et l'inexactitude de certains faits : à l'avenir de nous fournir quelques chercheurs, quelques doctorants, capables de restituer dans les termes les plus précis - et, peut-être, plus habiles - l'histoire de la fin d'un apprenti dictateur et le début de la fin d'une civilisation.

Il n'y eut plus jamais, depuis, de condamné à mort.

Et nous ne bâtîmes plus rien ensuite.