L'Alignateur

Le 08/06/2023
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par LePouilleux
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Thèmes / Saint-Con / 2023
Bukowski a dit : "Trouvez-moi un homme qui vit seul et dont la cuisine est propre en permanence, et neuf fois sur dix je vous montrerai un homme tout à fait détestable." Voilà qui est au moins aussi précis qu'une statistique IFLOP. LePouilleux, quant à lui, nous gratifie d'un texte de Saint-Con bien mené, au style classique et efficace, avec une montée progressive dans la tension et le suspense, et un final trash et réjouissant qui fait péter le thermomètre. La Zone, principale cause du réchauffement climatique depuis 2002.
L’appartement semblait propre.
Dans l’air se diffusait une odeur de bougie parfumée saveur vanille, avec des fragrances d’autre chose de plus frais. Le mobilier avait été choisi avec goût. C’était du vintage rénové ou du neuf qui avait l’air vintage. Une photo grandeur nature intitulée « Lunch atop skyscraper » s’étendait au-dessus du canapé dans mon dos. Il s’agissait d’ouvriers déjeunant dans le ciel de Manhattan pendant leur pause-déjeuner. Les affiches de films et de festivals plaquées aux murs étaient parfaitement alignées. Lui aussi parfaitement aligné, son ordinateur trônait au milieu du bureau, à équidistance des rebords latéraux. Les couteaux de la cuisine, parfaitement alignés par ordre de grandeur dans leur fourreau en bois massif, les plantes, parfaitement alignées pour que leur silhouette ait l’air la plus symétrique possible, les chaises, parfaitement alignées les pieds parallèles de chaque côté de la table, les rideaux, parfaitement alignés avec la surface tirée également sur la même longueur de fenêtre, les livres de la bibliothèque, parfaitement alignés par ordre alphabétique. C’était aussi minutieux qu’une photo de catalogue Ikea. Il avait fait disparaître mes chaussures et mon sac dans un placard à l’entrée, je ne savais pas lequel exactement. Les surfaces lisses et vides des meubles alentours indiquaient que tout se trouvait à sa place dans les espaces de rangement. De sorte que l’appartement était vierge de toute trace d’occupation concrète. Peut-être qu’il ne vivait pas vraiment là, que c’était juste un appartement de location pour ses rendez-vous Finder.

Ma paranoïa grandissante me fit sortir mon paquet de tabac. La lampe sur pied à côté de moi projetait une lumière d’hôpital très forte, irradiante.
— Ça va ? Tiens, je t’ai trouvé des chaussons à ta taille. Me fit-il en me tendant une paire de chaussons plus blancs que neige. Tu fais du 38, n’est-ce pas ?
Il avait changé de t-shirt depuis que nous étions arrivés. Celui-ci était repassé, très lisse, gris. Il fronça les sourcils en voyant le paquet de tabac posé sur la table basse. Machinalement, il le déplaça pour qu’il soit perpendiculaire à l’angle de la table, un rectangle parfaitement aligné dans un rectangle. Il semblait tout à coup plus sombre.
— Ouais. Il faut pas fumer ici, tu sais ? Ça fait des odeurs, j’aime pas. Et tu peux rouler dehors ? Ça fait des miettes, sinon. Je savais pas que tu fumais. C’était marqué non-fumeur sur ton profil.
— J’ai juste sorti mon paquet parce qu’il prenait de la place dans ma poche et que je ne savais pas où tu avais mis mon sac à main. T’inquiètes pas Benoît, je comptais pas m’en griller une dans ton salon. D’ailleurs félicitations, c’est… très bien rangé chez toi. C’est vraiment sympa. Je vois pas tous les jours des endroits aussi bien entretenus.
Bien sûr, je mentais, je trouvais ça angoissant. Je l’imaginais venir chez moi au prochain rendez-vous. Rien n’était aligné dans mon studio, même les murs. C’était un chaos total. Comme si quelqu’un s’amusait à jeter une grenade au milieu de mes affaires chaque jour. J’avais toujours été une bordélique chronique.
Les questions que je me posais à présent étaient 1) C’était une blague ? 2) Comment les algorithmes côtés en bourses de Finder avaient pu se tromper à ce point en me collant ce psycho-rigide qui avait utilisé un mouchoir propre pour empocher la monnaie que le garçon du bar lui avait rendu ? 3) Fallait-il se trouver une excuse pour se casser maintenant ou pas ?
Finalement, un peu plus détendu, il s’assit en face de moi en ajustant le par-dessus azuré du sofa. Il essuya une sorte de poussière invisible sur ses mains, frottant méticuleusement entre ses doigts. C’était à la fois fascinant et consternant.
— Tu ne mets pas tes chaussons ?
— Ah oui. Waw ! Ils sont super confortables. M’exclamais-je.
Au demeurant, Benoît était attentionné et gentil. Sa personnalité évoluait aux antipodes de la mienne, mais m’intriguait quelque peu. Nous pourrions devenir amis. Résolue à m’ouvrir à l’altérité, je décidais de ne pas partir tout de suite.
-Benoît, tu ne m’a pas encore parlé de ton métier. Outre ta passion pour l’horlogerie mécanique, tu es aussi chirurgien. D’ailleurs, ils viennent de ta clinique ces superbes draps sur le canapé ? On dirait qu’il y a des initiales dessus.
— Je les commande de Russie. Il y a une entreprise spécialisée qui me les envoie sous vide. C’est du tissu spécial qu’ils utilisent lors de leurs missions spatiales. Je commande des gros stocks que j’entrepose dans une salle stérilisée au boulot. C’est plus propre comme ça.
— Ah ah ah ! Euh… je veux dire… Waw ! C’est une histoire de dingue. Comment tu fais pour te procurer ce type de matériel avec la guerre en Ukraine, et tout, et tout ?
— J’ai mes réseaux. Tu sais, je travaille à l’international pour un peu tout le monde. Benoît essuya une micro-goutte de postillon,qu’il avait repéré sur la table, peut-être au moment où je m’esclaffais, avec un mouchoir propre. Il se leva pour aller déposer l’échantillon de microbe dans une boîte métallique parfaitement encastrée dans sa cuisine. Cela ressemblait à un micro-onde, mais je sentais que c’était autre chose. Le boîte métallique vrombit tout doucement, je vis des sortes de flammes à travers le hublot.
— C’est quoi ça ?
— Composteur à gaz. On utilise ça pour nos déchets organiques en chirurgie. Rien de mieux pour éliminer les impuretés. Il se rassit en croisant les jambes. Si tu as besoin, j’ai du gel hydroalcoolique. J’ai vu que tu t’es essuyé le nez avec ta main sans faire attention.
- Non merci, Benoît. C’est gentil, vraiment. Sa joue fut parcourue par un léger tressaillement musculaire. Je ne pouvais m’empêcher de le trouver à la fois fascinant et flippant.
— Alors comme ça, tu fumes ? Ça apporte quels avantages de fumer dans la vie ? J’ai jamais compris.
— J’ai commencé à fumer à quinze ans. Donc je suppose qu’à l’époque, c’était pour imiter mes copines. Après, c’est plus à la fac que je suis devenue accro’. J’ai réussi à décrocher, de manière surprenante, pendant le confinement. J’habitais en montagne et je faisais un potager. Je ne pensais plus vraiment à fumer. Une mauvaise habitude que j’ai reprise quand mon ex’ est parti et que je suis redescendue en ville. Tu n’as jamais essayé toi ? Lui demandais-je, me sentant étrangement à moitié coupable.
— Non, jamais. Dit-il, net, le dos parfaitement aligné au dossier azuré du sofa. Les gens qui fument se rongent souvent les ongles, ce qui abîme l’émail des dents. De plus, cela a des effets sur ton teint. Par exemple, tu auras tendance à avoir une peau plus blême, plus jaunâtre, dénotant une carence en mélanine. Ton visage vieillit plus vite. Et tes cheveux, désolé de te dire ça, mais eux aussi ils vieillissent plus vite. Ils sont plus cassants et plus fourchus car moins riches en vitamine D…
— Wowowo ! Benoît, calme-toi. Je connais les effets du tabagisme. Tu devrais peut-être te montrer moins jugeant. On a tous une raison de fumer. Le stress. Le besoin d’avoir un rituel quotidien auquel se raccrocher. Ou, merde ! Juste le simple plaisir de fumer sa clope tranquille. Toi aussi, tu as tes « trucs » auxquels te raccrocher. Ajoutais-je, en listant mentalement tous les détails qui indiquaient que quelque chose n’allait pas dans la tête de ce type.
— Sur la fiche de ton profil il n’y avait pas marqué que tu fumais... On était pas loin de l’autisme là. Il ne voyait donc pas que ce sujet me tendait de ouf ?
— Je te l’ai dit. J’ai repris récemment. Quand mon ex’ s’est barré avec son associée, si tu veux tout savoir ! J’ai simplement oublié de mettre mon profil à jour. Mais merde, pourquoi je me justifie ? Écoute. T’es manifestement pas à l’aise avec le fait que je fume et tes questions me mettent pas non plus trop en confiance. C’était sympa de prendre un verre avec toi mais là, je pense que je vais y aller. Ok ?
Il reprit le geste machinal qu’il faisait avec ses mains, des espèces de frottements pour enlever ses peaux mortes ou je ne sais quoi d’invisible encore.
— Ok. Si tu veux t’en aller, pas de soucis.
Soulagée, je lui demandais :
— Très bien. Cool. Juste, où sont tes toilettes ?
— Pardon ? Il avait l’air hébété.
— Tes toilettes. J’ai besoin de les utiliser avant de partir. Où est-ce que c’est ?
— Heu…
— Ah merde, Benoît. Tu as peur que j’utilise tes toilettes, n’est-ce pas ? C’est quoi ce délire ? Tu me fais culpabiliser pour mes clopes mais tu crois pas que t’as aussi un gros problème avec ton obsession pour l’hygiène et le rangement ? Il se rapetissa sur le sofa. Il commençait à me faire de la peine. Finalement, de nous deux, il était peut-être le plus à plaindre.
— Tu peux utiliser mes toilettes. Je vais te donner un kit.
Benoît se leva et alla chercher une housse en plastique à placer sur la cuvette des toilettes. C’était un gadget pour les salles blanches dans lesquelles les Taïwanais fabriquaient leurs micro-puces ultrasensibles, m’apprit-il.
Ses toilettes ressemblaient à un sas de décontamination. Il y avait une douche, puis une porte modulaire et enfin un trône à l’albâtre immaculé. Cela devait être un modèle japonais car, aussitôt la petite commission déposée, un jet d’eau très précis, sans doute à guidage par vidéo intelligente, vint me récurer le pubis et l’anus. C’était surprenant mais pas désagréable.
En retournant au salon, j’observais une dernière fois l’appartement de Benoît. Tout était désespérément parfait. J’admirais cette manière jusqu’au-boutiste de faire les choses. La somme de peine et de souffrance que cela pouvait représenter. Mais tout cela déclenchait aussi un malaise en moi. La sensation que cette perfection dans l’ordre et l’hygiénisme confinait à quelque chose de déshumanisant, de dangereux. Ma petite paranoïa se pointa à nouveau. J’ouvris une porte au hasard. Un néon à la lumière froide s’éveilla à ma gauche. Il éclairait un placard empli de bocaux dans lesquels flottaient des morceaux de chairs. Des choses découpées délicatement, arrachées de corps qui avaient été chauds et vivants à un moment donné. Un deuxième néon s’éveilla, tout au fond. Un visage de femme aux cheveux tentaculaires flottait devant moi. A peu de choses près, il s’agissait du même visage que le mien. Les cheveux moins abîmés peut-être. J’essayais de déterminer quel genre de… mais non une petite musique trottait en boucle dans ma tête : « On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala On s’en va. Lalala. » Dans un état second, j’ouvris la porte pour m’extirper de ce musée des horreurs. Benoît me rentra presque dedans.
— Hé ! Heu. Tu t’es désinfecté les mains avant de toucher cette poignée ?
— Benoît. Il faut que tu me laisse partir maintenant.
Il se frottait les mains de manières beaucoup plus violentes qu’avant, grattant ses avant-bras en marmonnant des « ah zut ! Merde-merde-merde ! ».
— S’il-te-plaît.
Son corps se tordait d’avant en arrière, comme un pantin maléfique. Je remarquais alors ce visage parfaitement imberbe en dehors des cheveux, des sourcils et des cils. Il s’était fait une épilation laser du visage, rendant son menton parfaitement glabre. Ses dents étaient parfaitement alignées. Et blanches. Aussi parfaitement récurées que ses chiottes japonaises. « On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. » Il sortit une seringue d’un des tiroirs. « Et là, comme dans un mauvais film, je lui casse un vase sur la tête, on se bat violemment, je finis par attraper un couteau dans la cuisine, le blesse mortellement et je m’enfuis in-extremis par la sortie de secours. » La seule arme par procuration disponible dans le coin était le cadre dans lequel se trouvait une photo de lui avec le ministre de l’intérieur actuel. Curieusement, il semblait porter une sorte d’uniforme de marine avec des gants blancs sur cette image.
— Touche pas ça à main nue, salope ! C’est dégueulasse !
Benoît me planta la seringue derrière l’épaule avant que je ne réussisse à décrocher l’objet. Je tombais aussitôt dans un magma cotonneux.

Le blancheur immaculée m’extasiait. Plus de repères. Une petite musique continuait de trotter dans ma tête mais je ne me rappelais plus les paroles. Une tâche bleue, une tâche blanche dans la tâche bleue, une tâche rosâtre au-dessus de la tâche blanche. C’était un chirurgien.
— Ggnnn...gnnnn...gnnnn… Je ne pouvais plus parler.
Je l’entendais extirper des objets métalliques d’une bassine hors de mon champs de vision. Il se pencha vers moi. Je voyais les yeux gris de cyborg de Benoît derrière ses lunettes d’opération.
— Oh ! J’ai mal dosé les barbituriques cette fois, j’en étais sûr.
Je ne pouvais pas bouger, non plus. De manière générale, je ne sentais plus mon corps. C’était comme si j’étais en-dehors de moi-même. Un bruit de scie mécanique. Au bout d’un temps infiniment long le cri strident s’arrêta. Benoît porta une main fraîchement découpée devant ses yeux.
— Voilà. On voit bien que tu fumes. Cette pigmentation caractéristique entre l’index et le majeur. Et surtout, ces ongles rongés. Vous, les fumeurs, êtes de grands anxieux. Ton corps est dégradé par ton mode vie pas très sain. Je sais pas ce que je vais faire de ça, moi. La nausée commençait à me monter à la tête. Je m’imaginais continuer ma vie sans mains. Me demander si c’était jouable ou pas d’apprendre à peindre avec ses pieds, comme certains manchots le faisaient. Puis, je me dis qu’il valait peut-être mieux crever sur cette table d’opération que finir plus dépiautée qu’une carcasse de viande à Rungis.
Je réussis à tourner légèrement la tête de côté. Bizarrement, il avait rapproché son composteur à gaz de la table. En fait, non. Cette salle d’opération dans laquelle je me trouvais, c’était sa cuisine. Il avait dressé ses draps russes azurés de partout pour protéger les meubles et les murs. Il semblait même y avoir une bâche en plastique au sol, car j’entendais ses chaussures chouiner à chaque fois qu’il se déplaçait. Un frisson sourd me parcourut l’échine lorsque je le vis jeter ma main droite dans la boite métallique et activer le four pour la faire disparaître définitivement de la surface du monde. Les flammes dévorèrent les lambeaux de chair derrière la vitre du panneau chromé. Un bout de moi venait de partir en fumée. Cela me mit les larmes aux yeux. Aucune larme ne sortit. Une petite musique lancinante revint à mes oreilles. Cette fois, je me rappelais des paroles : « On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. » La scie reprit son office pour en finir avec ma seconde main. Il refit mine de la jauger comme un objet d’art.
— Non, vraiment j’ai du mal avec les ongles rongés. Ça me dégoûte. Je veux dire, c’est des nids à germes que vous ingurgitez. Sans oublier ce paradoxe de se nourrir de soi-même. C’est un total manque de… de civilisation. Par contre, ma belle, je peux te dire que tu as de très jolis pieds. Ça n’a rien à voir avec tes mains ou tes cheveux.
La musique devenait de plus en plus forte, elle bourdonnait dans mes oreilles, cherchait à exploser pour envahir la pièce, l’appartement de Benoît. « On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala ». Mes pieds, oui. J’avais toujours pris soin de mes putains de pieds. Déjà petite, je les massais après le sport. Je choisissais les meilleures semelles pour partir marcher. L’été, ils étaient toujours aérés dans une herbe bien fraîche. Mes pieds étaient la solution. Si j’arrivais à les sentir. Là, côté gauche. Il y avait bien quelque chose. C’était incroyable de sentir son corps se réveiller d’un si lointain sommeil. De reprendre le contrôle ! « On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. » J’eus le temps de voir ma main gauche se faire engloutir par le composteur. Benoît actionna l’incinérateur, les flammes illuminèrent son visage. Je lançais le plus gros high-kick de toute mon existence. Ce qui, dans la position couchée, n’était pas une mince affaire. Mon pied magnifique vint se fracasser contre l’arrière de son crâne, celui-ci vint s’encastrer contre le hublot. Un bruit effrayant se fit entendre. J’étais à présent étalée par terre, la table d’opération renversée sur le côté. Je voyais Benoît ramper énergiquement vers moi. Des bris de verres s’étaient plantés sur toute la surface de son visage. Son masque s’emplissait d’une tâche pourpre. En-dessous, sa peau lisse et glabre pendouillait en morceaux rougeoyants.
— SALE PUTE ! Ça pique… AAAAAAAh ! Ça pique !
Derrière lui, de petites flammèches descendaient tout doucement sur la bâche en plastique depuis le composteur. Ça commençait à sentir furieusement le cramé. Je me rendais compte que ce qui parvenait à mon nez était aussi l’odeur de ma chaire grillée. La nausée redoubla d’un cran au plus profond de mes entrailles. Pendant ce temps, Benoît m’avait agrippée et essayait de me distribuer des coups de poings que je ne sentais pas.
— Je vais-ais te bu-ter. Pu-tain. Raaaaa ! Ça pique !
Dans un jet formidable, la vomissure s’éjecta de mon estomac pour se projeter sur l’ensemble de son corps. C’était comme la flamme d’un dragon qui venait annihiler son ennemi. Je n’étais pas peu fière de cette ultime bravade. Benoît, le chirurgien-fou, mit un temps d’arrêt avant de réaliser, au comble de l’horreur, ce qui venait de se passer. Ma flore intestinale venait de le submerger. Ma matière organique impure allait s’infiltrer en lui malgré ses protections chirurgicales. Et malgré toutes ses stratégies de contrôle sur l’alignement et la propreté des choses, il ne pouvait plus rien y faire. Ce KO technique ne lui fit pas réaliser que les flammes qui rongeaient la bâche dans une fumée noire venaient de s’agripper à son bras pour remonter petit à petit le long de son corps. Cela se passa en quelques secondes : sa blouse bleue devint une carapace de feu. Les tissus fondirent sur la graisse et le sang qui coulaient à même le sol. Puis il bascula vers l’arrière, se débattant dans un feu maintenant grondant. Des cloques recouvrirent toute la surface de son corps tandis que les os craquaient sous l’effet de la chaleur. Benoît ressemblait à présent à une grosse bûche vivante. Des brandons venus des draps enflammés du programme spatial russe lui atterrirent sur le ventre. Il lança une dernière fois un cri inhumain, venu du fond des âges, le chant du coq d’un désespéré. Puis, ses organes fondant à l’intérieur de sa cage thoracique, sa voix s’éteignit peu à peu.

Il était déjà parti loin. Ce taré, ce psychopathe. La température de l’incendie me faisait suer à grosses gouttes. Malheureusement, je n’arrivais pas à me traîner au-delà du seuil de la cuisine. Je ne pouvais plus bouger. J’allais maintenant mourir étouffée ou brûlée vive. Qu’importe, je ne sentais plus rien. Et de toute façon, une petite musique lancinante emportait tout dans ma tête.

« On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. On s’en va. Lalala. »