« Il faut que les corps restent clos, sinon l’horreur qu’ils renferment vous saute à la face. »
Georges-Olivier Châteaureynaud
Rares sont nos auteurs à s’être penchés sur les charmes du pays oudmourt, et cet état de fait ne peut manquer d’étonner lorsqu’on sait les purs plaisirs dont cette contrée regorge, pour peu qu’on sache où regarder. Qui sent se tarir sa destinée, qui croit avoir épuisé les mystères des destinations rebattues, que celui-ci tourne son regard vers la République oudmourte. Il y trouvera, outre certaines curiosités touristiques qu’il n’entre pas dans mon propos d’énumérer ici, un peuple pour ainsi dire inconnu, diversement préservé du colossal envahisseur russe, et une langue subtile, douce et chantante, aux harmonies qui surprennent le linguiste et subjuguent le spleenétique.
Georges-Olivier Châteaureynaud
Rares sont nos auteurs à s’être penchés sur les charmes du pays oudmourt, et cet état de fait ne peut manquer d’étonner lorsqu’on sait les purs plaisirs dont cette contrée regorge, pour peu qu’on sache où regarder. Qui sent se tarir sa destinée, qui croit avoir épuisé les mystères des destinations rebattues, que celui-ci tourne son regard vers la République oudmourte. Il y trouvera, outre certaines curiosités touristiques qu’il n’entre pas dans mon propos d’énumérer ici, un peuple pour ainsi dire inconnu, diversement préservé du colossal envahisseur russe, et une langue subtile, douce et chantante, aux harmonies qui surprennent le linguiste et subjuguent le spleenétique.
C’est à l’été 2009 que j’en suis tombé victime. Cet été, que je croyais à l’époque devoir être le dernier de ma jeunesse (certains engagements, en Occident, semblaient sur le point de cimenter l’étroit espace professionnel dans lequel je me voyais condamné à évoluer dès lors), fut au contraire le premier de mon lent éveil aux délices véritables. Oh certes, les longues périodes que j’ai ensuite passées en Oudmourtie n’ont pas toujours été simples, bien au contraire ; mais, malgré les vicissitudes dont les récits que je m’apprête à coucher sur le papier portent la trace, je peux témoigner que c’est bien là, dans cette petite république enserrée par la rivière Kama, que se situe le point nodal de ma mémoire, l’astre dont la lumière s’est avérée le plus indispensable à ma vie.
Une rencontre, l’année précédente, avec une fille oudmourte, avait fixé mon désir de me rendre dans son pays et d’en étudier la langue. Je pensais vouloir la retrouver elle, mais il n’en était rien : elle n’avait servi que d’intermédiaire, et bientôt la beauté inattendue de ses semblables, et les stimulations constantes que m’apportait l’étude de la langue, me firent oublier ce premier aiguillon.
La nouvelle initiale du cycle oudmourt que j’entreprends aujourd’hui (et la forme de mes vies oudmourtes successives a bien à voir avec les perpétuels recommencements des cycles) retrace l’histoire de deux exaltations juvéniles, l’une linguistique, l’autre amoureuse, toutes deux faites tant de choses basses que de choses sublimes, indissociablement mêlées. Certains s’offusqueront d’y trouver les premières ; qu’ils songent bien que mon ambition n’est ici que de louer la diversité de l’expérience humaine, nageant entre l’immondice et les étoiles, le breneux et l’amoureux.
***
J’étais depuis quelques jours à Ijevsk, la capitale, où je partageais le quotidien d’un groupe de jeunes cosmopolites venus s’initier à la langue oudmourte. Quatre Hongrois, quelques Finlandais, une poignée de Polonais et de Russes, tous ayant un intérêt marqué pour les langues finno-ougriennes. Pour la plupart, nous ne savions guère à quoi nous attendre, car il est difficile d’apprendre des rudiments d’oudmourt hors du pays même. Mais nous avions une curiosité suffisamment vive pour nous avoir incités à supporter les inconforts des transports russes et à nous rendre dans ce petit pays a priori sans intérêt géologique ou patrimonial.
Dès le premier jour, alors que nous faisions connaissance et commencions à noircir des cahiers de grammaire et de vocabulaire, je sentis que notre curiosité commune relevait plus d’un véritable appétit, qui ne demandait qu’à croître et être satisfait : un esprit de compétition ne tarda pas à s’installer, c’était à celui ou celle qui se laisserait le plus rapidement pénétrer de la logique grammaticale oudmourte, qui saurait se rendre maître du vocabulaire nouveau avec le plus de vivacité. Entre nous, même après les cours, nous entamions parfois des conversations en oudmourt, tant pour progresser que pour nous défier mutuellement.
Je constatai bientôt qu’à ce jeu se mêlait une note plus charnelle, que j’attribuai tout d’abord au fait que nous étions tous, pour trois semaines, en situation de célibat temporaire et forcé, et qu’il était presque inévitable que tôt ou tard les deux Hongroises dussent choisir un amant parmi les participants du sexe fort. Par acquit de conscience, je me rapprochai de l’une d’elles, mais je m’aperçus bien vite que l’étrange aura de désir qui nous cernait tous n’était en fait pas directement liée à notre identité de groupe. Le désir que nous sentions monter jour après jour ne se fixait pas sur un objet précis, et n’était pas destiné à s’accomplir aussi simplement que par le coït ; c’était un sentiment qui naissait, inexplicablement, de notre contact même avec la langue oudmourte, se nourrissait d’elle, croissait avec notre compétence linguistique, et nous laissait incertains quant à la manière de l’assouvir.
Au bout de quelques jours de ce régime, nous connaissions les trois temps de l’indicatif, plus de quatre cents mots de vocabulaire, mais nous étions déjà considérablement affaiblis par le nouvel appétit que la langue avait suscité en nous. À demi-mot, nous évoquions l’étonnant phénomène : « Ce serait bien de rencontrer de vraies Oudmourtes, à la campagne. Ici en ville, difficile de lier connaissance, car il y a finalement plus de Russes que d’Oudmourts. » Les Hongroises aussi semblaient frappées de langueur, et parlaient de la hâte qu’elles avaient de mettre en pratique, en situation réelle, les choses apprises avec avidité dès ces premiers jours.
Le programme des cours d’été mentionnait en effet la possibilité de se rendre dans des villages oudmourts en fin de semaine, pour quitter le contexte trop confortable de l’université, où nos quatre enseignants se forçaient à nous parler une langue simple, dénuée de pièges, et pour voir si cet apprentissage accéléré permettait déjà de communiquer avec des Oudmourts plus rustiques, à la campagne. Tous, nous n’attendions plus que de nous séparer pour quarante-huit heures, du vendredi soir au dimanche soir, afin que chacun pût enfin goûter à l’exaltation prévue.
Je ne me souvenais pas d’avoir jamais connu passion semblable, avec aucune des langues que j’avais apprises précédemment : cette étrange conjonction entre progrès linguistique et désir charnel me paraissait inouïe. Incapable de l’appréhender, j’essayais encore d’expliquer cet accès de luxure par la canicule qui régnait alors à Ijevsk, ou par la nostalgie de mon amie estonienne. Mais tout cela ne tenait pas : mes échanges avec mes camarades du cours d’été nous avaient bien permis, si ce n’est d’expliquer le fait, au moins de le cerner suffisamment pour bien comprendre que la langue en était à la source. Étaient-ce ses sons chuintants et humides, les terminaisons caressantes du présent de l’indicatif ? Était-ce l’omniprésence du lexique corporel, qui se trouve à la base de nombreuses locutions ? Je n’en suis toujours pas convaincu aujourd’hui, je pense que l’explication est plus abstraite, et que peut-être une certaine disposition du peuple oudmourt à l’érotisme, un caractère de franchise sexuelle, s’est mystérieusement transmis à la langue, la rendant si tendre et suggestive.
Le vendredi soir, on vint, à une heure convenue, m’annoncer que la voiture qui devait m’amener à Piči Purga, le village où je passerais la fin de semaine, venait d’arriver. J’y rencontrai un petit paysan au visage buriné, et sa fille, qui me dit s’appeler Katia. Tout au souci de faire bonne impression par le niveau de mon oudmourt, je ne prêtai alors pas grande attention à la figure de Katia, qui m’apparut simplement pleine de santé, et durant le trajet je ne songeai qu’à démontrer l’étendue de mon vocabulaire, d’autant que la jeune fille, dont j’entrevoyais par moments le regard dans le rétroviseur, était dans la pénombre.
C’est en arrivant à Piči Purga, regroupement chaotique de vastes fermes autour d’une unique route, que je compris que j’allais dès lors employer mon temps à séduire Katia : les bougies et lampes de poche qu’on avait sorties pour m’accueillir, le logis n’étant pas raccordé au réseau électrique, me permirent enfin de me faire d’elle une idée plus précise. Aussitôt je convoitai son visage et son corps.
On me signifia que je dormirais dans sa chambre tandis qu’elle coucherait dans un coin du salon. Après quelques amabilités échangées avec la famille, Katia me guida vers sa chambre, où nous continuâmes de converser quelque temps. Nous parlions un curieux mélange d’oudmourt, d’anglais et de finnois (elle étudiait cette langue en deuxième année à l’université d’Ijevsk), qui nous permit d’aborder les sujets les plus divers. Je la complimentai sur sa bibliothèque, où figurait un nombre enviable de classiques français, auxquels l’éducation russe fait depuis longtemps une bonne place. Elle me dit, comme d’ailleurs toutes les Russes avec qui j’avais couché auparavant, qu’elle rêvait d’apprendre le français : je compris que mes chances de la posséder étaient excellentes, à condition de ne pas la brusquer. Tous mes espoirs reposaient sur la nuit suivante.
Je dormis avec délices, car je savais que j’étais sur le point de réussir, sur le point de réaliser la solution des tensions érotiques que la langue oudmourte avait éveillées en moi : une Oudmourte, sans doute encore demi-vierge, voulait, là, dans la pièce à côté, que nos corps se mélangeassent.
***
La journée suivante s’écoula en diverses visites à des oncles de Katia, des tantes, des amies… Mais la plupart du temps, j’étais seul avec elle, nous rôdaillions par le village et dans la campagne environnante, assez insignifiante. Terrassés par les pesants perepeč (des tartelettes oudmourtes) qu’on nous avait partout invités à goûter, dans l’après-midi nous allâmes nous allonger au bord d’un étang. Toute la matinée, nous nous étions copieusement frôlés, je l’estimais donc mûre pour une caresse un peu plus franche : j’embrassai ses cheveux, puis sa bouche, je pétris ses seins et pressai ma bite contre son flanc. Elle accueillit toutes ces manœuvres avec le sourire.
Nous n’avions toutefois pas le loisir d’aller plus loin sur le moment, et l’endroit, trop exposé, s’y prêtait peu. Je me résolus à patienter jusqu’à la nuit.
Nous occupâmes la soirée en société, écoutant les bavardages de ses parents et cousins. Je ne comprenais pas tout ce qui se disait, mais toujours cette langue m’obsédait, j’entendais dans les phrases les plus anodines des inflexions orgiaques qui m’envoûtaient. Certes, nous étions dans une contrée où les habitudes morales avaient été largement influencées par l’occupant russe et la religion orthodoxe, dont on sait la rigidité, la pudibonderie ; mais je sentais, en contradiction avec ces valeurs, l’aura de permissivité qui émanait de la langue oudmourte. Fallait-il me laisser porter par l’environnement culturel ou par l’environnement linguistique ? Si tous ces gens avaient parlé russe, j’eusse peut-être reculé devant la perspective d’un coït moralement répréhensible. Mais voilà, ces gens n’avaient au fond rien de russe, puisqu’ils parlaient oudmourt : une langue dont je sentais à l’extrême le caractère pornotrope et qui de plus en plus m’exhortait à l’action.
J’attendis que tout le monde allât se coucher, me retirai dans ma chambre, et patientai jusqu’à ne plus entendre dans la maison aucun autre bruit que les soupirs épisodiques de Katia dans le salon. Certainement elle m’attendait. Je fis un dernier examen de conscience, celui qui précède toute conquête libertine : à l’issue de celui-ci, je me sentis disposé à l’assaut, à ceci près que je percevais une pesanteur assez pénible dans mes intestins. Il fallait donc prestement me rendre aux toilettes pour me délivrer de cet importun fardeau.
J’avais déjà eu l’occasion de visiter le lieu d’aisance en question, une espèce de sordide cabanon envahi par une considérable puanteur de chaux et d’excréments mêlés. Tout passage dans ces chiottes ne pouvait que soulever le cœur. Le sol de terre battue était creusé, du côté opposé à la porte, d’un trou au-dessus duquel l’horreur olfactive était à son comble. Le trou faisait une vingtaine de centimètres de diamètre et était presque conjoint à la paroi de planches. Il était fait de telle sorte qu’en s’accroupissant et en posant les premières vertèbres lombaires contre le mur, on fût à peu près certain de déposer ce qu’il fallait à l’endroit voulu.
La nuit, la tâche était rendue légèrement plus hasardeuse par l’absence de lumière naturelle : la claire-voie du plafond ne laissait voir que quelques pâles étoiles et un pan de voie lactée, rien qui pût vraiment m’aider à m’orienter. J’avais heureusement une lampe de poche avec moi.
J’avançai précautionneusement, me plaçai dans la position recommandée en essayant de ne respirer que par la bouche. Avant de relâcher mes viscères, je vérifiai une dernière fois la conformité de ma posture par rapport au trou. Tout semblait en ordre. Je contractai mes abdominaux et expulsai la masse en songeant au célèbre distique : « Chiez dur, chiez mou, / Mais chiez dans l’trou. » Las ! mes calculs avaient été vains. À la lueur de la lampe de poche, je vis que le long étron dont j’étais l’auteur avait raté sa cible et, horresco referens, gisait à deux centimètres du trou, obliquement étalé sur le mince espace de terre qui séparait celui-ci de la paroi.
Il ne pouvait être question de laisser les choses en l’état. J’espérais trouver dans mes poches un paquet de mouchoirs en papier, dont j’aurais assemblé plusieurs épaisseurs afin d’être le moins possible en contact avec le croissant excrémentiel. Mais les mouchoirs étaient ailleurs. Ne me restait qu’un beau mouchoir en soie que m’avait jadis offert une petite cousine. La mort dans l’âme, j’en entourai trois doigts de ma dextre, avec lesquels j’entrepris de pousser l’étron vers le trou puant qui aurait dû être sa destination première. Ce contact était plus que je n’en pouvais supporter : le mol écrasement de la merde sur mes doigts mal protégés par la soie, la ferme poussée qu’il s’agissait d’appliquer pour guider la matière vers le trou, me donnent encore aujourd’hui des tremblements d’effroi.
Une telle nausée m’avait gagné que je dus m’empresser d’aller respirer à l’air libre si je ne voulais pas de surcroît me rendre malade, et ainsi obérer mes chances d’aller jouir dans les bras de Katia. Peu à peu ces sentiments paniques diminuèrent, ma respiration s’apaisa, et je pus à nouveau fixer mon attention sur mon but premier.
Je remontai dans ma chambre, et quelques minutes plus tard, après avoir vérifié que le silence régnait toujours dans la maison, j’entrai dans le salon et m’approchai de la couche de Katia. Je m’accroupis près d’elle, elle ouvrit les yeux, et je lui posai la question innocente que j’avais méditée :
« Umoj luysal čošen iźyny, mar malpaśkod ? » (Ce serait bien de dormir ensemble, qu’en penses-tu ?)
Elle posa la main sur mon bras et m’attira vers elle. Une fois nus, nous nous entrecaressâmes avec la plus grande détermination ; sa façon de manipuler mon phalle en érection comblait toutes mes attentes, et les mots d’oudmourt qu’elle s’adressait à elle-même parachevaient mon ravissement.
En apposant ma paume et mes doigts sur son cul, en laissant mes phalanges parcourir la peau de son buste, je comparais involontairement la texture de sa chair à celle de la masse fécale à laquelle mes mains venaient d’être confrontées. Je songeais que cette récente épreuve, pour désagréable qu’elle eût été, acquérait peut-être un sens occulte par la conjonction de ces deux impressions digitales si diverses.
Et tandis que le corps de Katia s’entrouvrait sous moi, de plus en plus fluide et coulant, tandis que ses muqueuses s’exaltaient sous mes doigts et contre mon vit, je revoyais les affreuses chiottes dans l’arrière-cour, je croyais distinguer les immondes fumets qui en émanaient et fuyaient vers les astres, et de tous ces contrastes je saisissais enfin l’évidente, la céleste harmonie.
Une rencontre, l’année précédente, avec une fille oudmourte, avait fixé mon désir de me rendre dans son pays et d’en étudier la langue. Je pensais vouloir la retrouver elle, mais il n’en était rien : elle n’avait servi que d’intermédiaire, et bientôt la beauté inattendue de ses semblables, et les stimulations constantes que m’apportait l’étude de la langue, me firent oublier ce premier aiguillon.
La nouvelle initiale du cycle oudmourt que j’entreprends aujourd’hui (et la forme de mes vies oudmourtes successives a bien à voir avec les perpétuels recommencements des cycles) retrace l’histoire de deux exaltations juvéniles, l’une linguistique, l’autre amoureuse, toutes deux faites tant de choses basses que de choses sublimes, indissociablement mêlées. Certains s’offusqueront d’y trouver les premières ; qu’ils songent bien que mon ambition n’est ici que de louer la diversité de l’expérience humaine, nageant entre l’immondice et les étoiles, le breneux et l’amoureux.
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J’étais depuis quelques jours à Ijevsk, la capitale, où je partageais le quotidien d’un groupe de jeunes cosmopolites venus s’initier à la langue oudmourte. Quatre Hongrois, quelques Finlandais, une poignée de Polonais et de Russes, tous ayant un intérêt marqué pour les langues finno-ougriennes. Pour la plupart, nous ne savions guère à quoi nous attendre, car il est difficile d’apprendre des rudiments d’oudmourt hors du pays même. Mais nous avions une curiosité suffisamment vive pour nous avoir incités à supporter les inconforts des transports russes et à nous rendre dans ce petit pays a priori sans intérêt géologique ou patrimonial.
Dès le premier jour, alors que nous faisions connaissance et commencions à noircir des cahiers de grammaire et de vocabulaire, je sentis que notre curiosité commune relevait plus d’un véritable appétit, qui ne demandait qu’à croître et être satisfait : un esprit de compétition ne tarda pas à s’installer, c’était à celui ou celle qui se laisserait le plus rapidement pénétrer de la logique grammaticale oudmourte, qui saurait se rendre maître du vocabulaire nouveau avec le plus de vivacité. Entre nous, même après les cours, nous entamions parfois des conversations en oudmourt, tant pour progresser que pour nous défier mutuellement.
Je constatai bientôt qu’à ce jeu se mêlait une note plus charnelle, que j’attribuai tout d’abord au fait que nous étions tous, pour trois semaines, en situation de célibat temporaire et forcé, et qu’il était presque inévitable que tôt ou tard les deux Hongroises dussent choisir un amant parmi les participants du sexe fort. Par acquit de conscience, je me rapprochai de l’une d’elles, mais je m’aperçus bien vite que l’étrange aura de désir qui nous cernait tous n’était en fait pas directement liée à notre identité de groupe. Le désir que nous sentions monter jour après jour ne se fixait pas sur un objet précis, et n’était pas destiné à s’accomplir aussi simplement que par le coït ; c’était un sentiment qui naissait, inexplicablement, de notre contact même avec la langue oudmourte, se nourrissait d’elle, croissait avec notre compétence linguistique, et nous laissait incertains quant à la manière de l’assouvir.
Au bout de quelques jours de ce régime, nous connaissions les trois temps de l’indicatif, plus de quatre cents mots de vocabulaire, mais nous étions déjà considérablement affaiblis par le nouvel appétit que la langue avait suscité en nous. À demi-mot, nous évoquions l’étonnant phénomène : « Ce serait bien de rencontrer de vraies Oudmourtes, à la campagne. Ici en ville, difficile de lier connaissance, car il y a finalement plus de Russes que d’Oudmourts. » Les Hongroises aussi semblaient frappées de langueur, et parlaient de la hâte qu’elles avaient de mettre en pratique, en situation réelle, les choses apprises avec avidité dès ces premiers jours.
Le programme des cours d’été mentionnait en effet la possibilité de se rendre dans des villages oudmourts en fin de semaine, pour quitter le contexte trop confortable de l’université, où nos quatre enseignants se forçaient à nous parler une langue simple, dénuée de pièges, et pour voir si cet apprentissage accéléré permettait déjà de communiquer avec des Oudmourts plus rustiques, à la campagne. Tous, nous n’attendions plus que de nous séparer pour quarante-huit heures, du vendredi soir au dimanche soir, afin que chacun pût enfin goûter à l’exaltation prévue.
Je ne me souvenais pas d’avoir jamais connu passion semblable, avec aucune des langues que j’avais apprises précédemment : cette étrange conjonction entre progrès linguistique et désir charnel me paraissait inouïe. Incapable de l’appréhender, j’essayais encore d’expliquer cet accès de luxure par la canicule qui régnait alors à Ijevsk, ou par la nostalgie de mon amie estonienne. Mais tout cela ne tenait pas : mes échanges avec mes camarades du cours d’été nous avaient bien permis, si ce n’est d’expliquer le fait, au moins de le cerner suffisamment pour bien comprendre que la langue en était à la source. Étaient-ce ses sons chuintants et humides, les terminaisons caressantes du présent de l’indicatif ? Était-ce l’omniprésence du lexique corporel, qui se trouve à la base de nombreuses locutions ? Je n’en suis toujours pas convaincu aujourd’hui, je pense que l’explication est plus abstraite, et que peut-être une certaine disposition du peuple oudmourt à l’érotisme, un caractère de franchise sexuelle, s’est mystérieusement transmis à la langue, la rendant si tendre et suggestive.
Le vendredi soir, on vint, à une heure convenue, m’annoncer que la voiture qui devait m’amener à Piči Purga, le village où je passerais la fin de semaine, venait d’arriver. J’y rencontrai un petit paysan au visage buriné, et sa fille, qui me dit s’appeler Katia. Tout au souci de faire bonne impression par le niveau de mon oudmourt, je ne prêtai alors pas grande attention à la figure de Katia, qui m’apparut simplement pleine de santé, et durant le trajet je ne songeai qu’à démontrer l’étendue de mon vocabulaire, d’autant que la jeune fille, dont j’entrevoyais par moments le regard dans le rétroviseur, était dans la pénombre.
C’est en arrivant à Piči Purga, regroupement chaotique de vastes fermes autour d’une unique route, que je compris que j’allais dès lors employer mon temps à séduire Katia : les bougies et lampes de poche qu’on avait sorties pour m’accueillir, le logis n’étant pas raccordé au réseau électrique, me permirent enfin de me faire d’elle une idée plus précise. Aussitôt je convoitai son visage et son corps.
On me signifia que je dormirais dans sa chambre tandis qu’elle coucherait dans un coin du salon. Après quelques amabilités échangées avec la famille, Katia me guida vers sa chambre, où nous continuâmes de converser quelque temps. Nous parlions un curieux mélange d’oudmourt, d’anglais et de finnois (elle étudiait cette langue en deuxième année à l’université d’Ijevsk), qui nous permit d’aborder les sujets les plus divers. Je la complimentai sur sa bibliothèque, où figurait un nombre enviable de classiques français, auxquels l’éducation russe fait depuis longtemps une bonne place. Elle me dit, comme d’ailleurs toutes les Russes avec qui j’avais couché auparavant, qu’elle rêvait d’apprendre le français : je compris que mes chances de la posséder étaient excellentes, à condition de ne pas la brusquer. Tous mes espoirs reposaient sur la nuit suivante.
Je dormis avec délices, car je savais que j’étais sur le point de réussir, sur le point de réaliser la solution des tensions érotiques que la langue oudmourte avait éveillées en moi : une Oudmourte, sans doute encore demi-vierge, voulait, là, dans la pièce à côté, que nos corps se mélangeassent.
***
La journée suivante s’écoula en diverses visites à des oncles de Katia, des tantes, des amies… Mais la plupart du temps, j’étais seul avec elle, nous rôdaillions par le village et dans la campagne environnante, assez insignifiante. Terrassés par les pesants perepeč (des tartelettes oudmourtes) qu’on nous avait partout invités à goûter, dans l’après-midi nous allâmes nous allonger au bord d’un étang. Toute la matinée, nous nous étions copieusement frôlés, je l’estimais donc mûre pour une caresse un peu plus franche : j’embrassai ses cheveux, puis sa bouche, je pétris ses seins et pressai ma bite contre son flanc. Elle accueillit toutes ces manœuvres avec le sourire.
Nous n’avions toutefois pas le loisir d’aller plus loin sur le moment, et l’endroit, trop exposé, s’y prêtait peu. Je me résolus à patienter jusqu’à la nuit.
Nous occupâmes la soirée en société, écoutant les bavardages de ses parents et cousins. Je ne comprenais pas tout ce qui se disait, mais toujours cette langue m’obsédait, j’entendais dans les phrases les plus anodines des inflexions orgiaques qui m’envoûtaient. Certes, nous étions dans une contrée où les habitudes morales avaient été largement influencées par l’occupant russe et la religion orthodoxe, dont on sait la rigidité, la pudibonderie ; mais je sentais, en contradiction avec ces valeurs, l’aura de permissivité qui émanait de la langue oudmourte. Fallait-il me laisser porter par l’environnement culturel ou par l’environnement linguistique ? Si tous ces gens avaient parlé russe, j’eusse peut-être reculé devant la perspective d’un coït moralement répréhensible. Mais voilà, ces gens n’avaient au fond rien de russe, puisqu’ils parlaient oudmourt : une langue dont je sentais à l’extrême le caractère pornotrope et qui de plus en plus m’exhortait à l’action.
J’attendis que tout le monde allât se coucher, me retirai dans ma chambre, et patientai jusqu’à ne plus entendre dans la maison aucun autre bruit que les soupirs épisodiques de Katia dans le salon. Certainement elle m’attendait. Je fis un dernier examen de conscience, celui qui précède toute conquête libertine : à l’issue de celui-ci, je me sentis disposé à l’assaut, à ceci près que je percevais une pesanteur assez pénible dans mes intestins. Il fallait donc prestement me rendre aux toilettes pour me délivrer de cet importun fardeau.
J’avais déjà eu l’occasion de visiter le lieu d’aisance en question, une espèce de sordide cabanon envahi par une considérable puanteur de chaux et d’excréments mêlés. Tout passage dans ces chiottes ne pouvait que soulever le cœur. Le sol de terre battue était creusé, du côté opposé à la porte, d’un trou au-dessus duquel l’horreur olfactive était à son comble. Le trou faisait une vingtaine de centimètres de diamètre et était presque conjoint à la paroi de planches. Il était fait de telle sorte qu’en s’accroupissant et en posant les premières vertèbres lombaires contre le mur, on fût à peu près certain de déposer ce qu’il fallait à l’endroit voulu.
La nuit, la tâche était rendue légèrement plus hasardeuse par l’absence de lumière naturelle : la claire-voie du plafond ne laissait voir que quelques pâles étoiles et un pan de voie lactée, rien qui pût vraiment m’aider à m’orienter. J’avais heureusement une lampe de poche avec moi.
J’avançai précautionneusement, me plaçai dans la position recommandée en essayant de ne respirer que par la bouche. Avant de relâcher mes viscères, je vérifiai une dernière fois la conformité de ma posture par rapport au trou. Tout semblait en ordre. Je contractai mes abdominaux et expulsai la masse en songeant au célèbre distique : « Chiez dur, chiez mou, / Mais chiez dans l’trou. » Las ! mes calculs avaient été vains. À la lueur de la lampe de poche, je vis que le long étron dont j’étais l’auteur avait raté sa cible et, horresco referens, gisait à deux centimètres du trou, obliquement étalé sur le mince espace de terre qui séparait celui-ci de la paroi.
Il ne pouvait être question de laisser les choses en l’état. J’espérais trouver dans mes poches un paquet de mouchoirs en papier, dont j’aurais assemblé plusieurs épaisseurs afin d’être le moins possible en contact avec le croissant excrémentiel. Mais les mouchoirs étaient ailleurs. Ne me restait qu’un beau mouchoir en soie que m’avait jadis offert une petite cousine. La mort dans l’âme, j’en entourai trois doigts de ma dextre, avec lesquels j’entrepris de pousser l’étron vers le trou puant qui aurait dû être sa destination première. Ce contact était plus que je n’en pouvais supporter : le mol écrasement de la merde sur mes doigts mal protégés par la soie, la ferme poussée qu’il s’agissait d’appliquer pour guider la matière vers le trou, me donnent encore aujourd’hui des tremblements d’effroi.
Une telle nausée m’avait gagné que je dus m’empresser d’aller respirer à l’air libre si je ne voulais pas de surcroît me rendre malade, et ainsi obérer mes chances d’aller jouir dans les bras de Katia. Peu à peu ces sentiments paniques diminuèrent, ma respiration s’apaisa, et je pus à nouveau fixer mon attention sur mon but premier.
Je remontai dans ma chambre, et quelques minutes plus tard, après avoir vérifié que le silence régnait toujours dans la maison, j’entrai dans le salon et m’approchai de la couche de Katia. Je m’accroupis près d’elle, elle ouvrit les yeux, et je lui posai la question innocente que j’avais méditée :
« Umoj luysal čošen iźyny, mar malpaśkod ? » (Ce serait bien de dormir ensemble, qu’en penses-tu ?)
Elle posa la main sur mon bras et m’attira vers elle. Une fois nus, nous nous entrecaressâmes avec la plus grande détermination ; sa façon de manipuler mon phalle en érection comblait toutes mes attentes, et les mots d’oudmourt qu’elle s’adressait à elle-même parachevaient mon ravissement.
En apposant ma paume et mes doigts sur son cul, en laissant mes phalanges parcourir la peau de son buste, je comparais involontairement la texture de sa chair à celle de la masse fécale à laquelle mes mains venaient d’être confrontées. Je songeais que cette récente épreuve, pour désagréable qu’elle eût été, acquérait peut-être un sens occulte par la conjonction de ces deux impressions digitales si diverses.
Et tandis que le corps de Katia s’entrouvrait sous moi, de plus en plus fluide et coulant, tandis que ses muqueuses s’exaltaient sous mes doigts et contre mon vit, je revoyais les affreuses chiottes dans l’arrière-cour, je croyais distinguer les immondes fumets qui en émanaient et fuyaient vers les astres, et de tous ces contrastes je saisissais enfin l’évidente, la céleste harmonie.