L'action se déroule à Hazzarville (ancienne ville de Paris) au XXIIIème siècle.
Assis sur un vieux divan défoncé au cuir de vache lunaire flétri, le Professeur Renard attendait tranquillement son tour. La salle était en accord avec le mobilier : murs crasseux, fissures , moquette élimée aussi fine que du papier à cigarette. Difficile d'imaginer que, vingt ans auparavant, les androïdes de la CORPS étaient distribués aux quatre coins de la planète et que cette société avait le monopole dans l'élaboration des humanoïdes synthétiques. Ascension et chute pensait l'homme. L'histoire des sociétés était basée sur le même schéma que celui de l'univers : expansion, récession. Renard fourra une mesure de tabac noir et âcre parfaitement dégueulasse dans le fourneau de sa bouffarde et l'alluma à l'aide d'une allumette en carton. Il aspira et recracha un nuage de fumée au plafond. La théorie Big-Bang-Big-Crunch avait occupé le devant de la scène scientifique dans la dernière partie du XXème siècle mais la confirmation de l'accélération exponentielle de l'univers l'avait finalement balayé au début du suivant. A présent, le scénario binaire était revenu à la première place dans le petit monde clandestin de la cosmologie extra-galactique. Cette théorie avait l'avantage d'être élégante, humainement logique, plus rationnelle qu'un univers se diluant comme une tache d'huile dans les mers qui le compose.
Une sonnerie stridente retentit tout à coup dans le conduit auditif de Renard. Sa prise symbiotique était encore une fois mal réglée. Il glapit de douleur, déplia son grand corps raide et se dirigea droit vers le comptoir.
Un employé triste et fatigué leva son majeur et le salua d'un « Gloire à Hazzard ! » optimiste qui sonnait creux mais qu'il était préférable de servir si une mouche espionne de l'Inquisition passait dans les environs.
- Gloire à Hazzard, rétorqua Renard sans trop de conviction.
- C'est à quel sujet ?
- Je viens chercher ceci, répondit le visiteur en passant un bordereau de mauvais papier gris à son interlocuteur.
- C'est à quel nom ?
- Calixte Renard.
- Renard ? Comme l'anim...
- Oui, c'est cela ! coupa le Professeur avec enthousiasme. Comme le nom du cotre à hunier de Surcouf le flibustier !
L'employé écarquilla les yeux. Encore un cinglé ?
- Le guichet de réception des colis se trouve au fond de ce couloir à gauche !
Renard était excité comme une puce ; dans l'ascenseur vide, il brancha sa prise symbiotique sans ressentir la moindre douleur. La cabine monta jusqu'au toit de l'immeuble. Renard en sortit essoufflé, vidé d'une partie de son énergie, mais content. Poussant un brancard sur lequel gisait un corps immobile en position foetale, il héla un space-car qui l'emporta rapidement dans les cieux pollués de la méga-cité. Celle-ci avait connu deux magnifiques guerres atomiques. Elle amorçait, présentement, l'acte ultime et final de son chant du cygne.
Le laboratoire souterrain de Renard était situé à 2 kilomètres sous la surface de la ville. On y accédait par un passage secret qu'on activait en tirant sur la troisième griffe de la patte avant d'un vieux lion de bronze qui trônait encore noblement sur les vestiges d'un socle de marbre effrité. La statue était abandonnée dans le coin d'un vaste terrain vague inculte et désolant. A part quelques rats-mutants, des nains à trois jambes furtifs, pathétiques et effrayés qui ne sortaient que la nuit, personne ne trainait ses guêtres dans le coinstoss.
Renard pénétra dans la statue en poussant le brancard devant lui. Il referma la trappe et plaça le brancard sur un vieux monte-charge mécanique. L'homme s'assit sur le siège de descente, coiffa un casque de spéléologie, alluma la lanterne du couvre-chef et commença à tourner la manivelle qui se trouvait devant lui. Il en avait pour dix minutes de descente. La manivelle grinçait tandis qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de cette faille provoquée par l'impact d'une bombe, deux cent cinquante années auparavant. Le monte-charge avait été installé par une société d'exploitation minière une cinquantaine d'années après le premier conflit mondial, ce qui expliquait son fonctionnement manuel.
Quelques temps auparavant, Renard avait été confidentiellement contacté par les services secrets de la NRA - Nouvelle République d'Afrique -. Le vaste continent en oreille d'éléphant était le fer de lance - de sagaie - de la planète en ce qui concernait la prospérité de son économie, sa stabilité politique, ses avancés technologiques. Les africains recrutaient et finançaient les quelques cerveaux européens encore en état de fonctionner correctement. L'Europe était redevenue une mosaïque de petits états indépendants technico-moyenâgeux qui passaient leur temps à se faire la guerre. Pire, depuis que les Prêtres de Hazzard fourraient leurs nez dans les secteurs de la mécanique quantique et de la cosmologie, on avait exécuté quelques rapides pas en arrière...
De plus, Renard était grillé et recherché par les membres zélés de l'Inquisition et les vicieuses belettes de la Police Ostracique. Il avait eu l'outrecuidance de renifler de dédain lors d'une conférence scientifique dans laquelle un Prêtre confirmait que l'univers avait bien la forme de la Brouette d'Hazzard.
Totocra N' Glotto, un agent africain qui travaillait sous un déguisement d'européen bon teint, lui avait apporté le soutient financier nécessaire pour financer son installation clandestine souterraine. Les africains avaient été charmés par une publication de Renard qui proposait un prototype de machine à voyager dans le temps fonctionnant par le biais d'une singularité miniature couplée à un accélérateur de particules.
Cette idée avait le mérite d'être simple et géniale. Nous allons y revenir d'ici peu.
Grâce à cette manne providentielle tombée du ciel et à un accélérateur de particules compact de fabrication africaine qui tenait dans une simple mallette connectée à un ordinateur balaise, Renard était à présent théoriquement capable de tester sa machine. Ne lui restait plus qu'à monter les éléments d'une chambre de confinement pour son trou noir miniature. C'est pour cette raison qu'il était allé faire ses courses à la CORPS, afin d'y acheter un des derniers exemplaires d'androïdes de la série NESTOR encore en état de fonctionner correctement pour lui donner un coup de main. Les matrices de fabrication de la CORPS partaient lentement et sûrement à vau-l'eau, comme les autres secteurs de l'ingénierie et de l'industrie hazzardienne. On dansait au bord de l'abîme et tout le monde s'en tapait.
Le réseau des grottes dans lesquelles Renard avait élu domicile possédaient une curiosité inédite remarquable. En effet, nulle part ailleurs sur la planète Terre, on ne pouvait se vanter d'avoir dans ses sous-sols de telles concrétions calcaires. A savoir, des stalactites montantes et des stalagmites descendantes. Dommage que le tourisme ne fût plus pratiqué à Hazzarville !
Renard ouvrit la porte de son petit refuge souterrain. Il alluma les lumières qui étaient alimentées par des batteries fonctionnant sur le principe de Tesla. Elles illuminèrent une vaste grotte dont les configurations se perdaient au loin dans l'obscurité. Le labo était spartiate et comportait un petit espace de vie avec un coin cuisine et une petite salle d'eau. La retraite était meublée d'une armoire et d'un coffre, d'une bibliothèque fournie en désordre, d'un assortiment de poids et d'altères. Sur le lit de fer à une place, dormait une guitare folk noire. Un longbow et un carquois plein de flèches étaient suspendus par un crochet à un mur, à côtés de quelques photos.
La majeure partie du labo était encombré d'un fatras que je ne saurais décrire. Des appareils compliqués dans tous les sens, d'énormes ordinateurs pneumatiques en acier qui menaçaient de basculer sur leurs hauts pieds maigres et bancals, un vieux cyclotron de 37 mm de rayon, des établis ployant sous des couches d'outils et de câbles multicolores de différentes sections. Un très grand tableau d'ardoise recouvert d'équations, de dessins à moitiés effacés, constituait une espèce d'oeuvre d'art qui n'aurait pas dépareillé dans certaines galeries d'art moderne. Un stock de grandes boites en bois était entreposé dans un coin. Ne manquait que le raton laveur du poème.
Nestor 879 ressemblait exactement à un Nestor ménager ordinaire, sa physionomie étant inspirée d'un personnage de la bande dessinée antique Belge. Il était vêtu de noir et d'un gilet jaune rayé de larbin.
- Je suis enchanté de faire votre connaissance, Professeur Renard, déclara l'androïde qui venait tout juste d'être activé par son propriétaire.
Les deux êtres, le biologique et le synthétique, se mirent rapidement au travail afin de monter les différentes couches de la chambre de confinement du trou noir. Renard avait boosté la mémoire synthétique de Nestor avec des tutoriels de physique, de mathématique, de cosmologie...En quelques heures, le butler en savait presque autant que lui. C'était un andro sympathique, comme la plupart des andros qui ne ressemblent aux humains que par leur apparences. Pourtant, au bout de quelques jours de travail, Renard nota que Nestor passait par des phases comportementales fort différentes. La plupart du temps, Nestor se montrait enthousiaste et positif, son visage arborant une physionomie pleine de gaité. D'autres fois, il semblait être la proie de crise de démoral redoutables. A ces instants, l'andro faisait peine à voir et Renard n'osait même pas lui demander d'aller acheter le pain...
Les andros de la CORPS n'étaient plus aussi fiables que dans le passé. Nestor souffrait d'un syndrome de bipolarité dépressive synthétique.
- C'est bien ma chance..., déclara Renard en refermant la boite crânienne de Nestor.
- C'est grave, Professeur ? demanda l'andro qui était désolé de causer du soucis à son propriétaire.
- Bah, pas tant que ça, le rassura Renard, les jours sans, tu travailleras à ton rythme, mais je tiens à mes deux oeufs frits le matin !
Un trou noir résulte de la mort d'une étoile massive qui s'effondre sur elle-même. Le trou noir possède une telle gravité que l'espace se recourbe et plie autour de lui comme une espèce de poche Imaginez une boule de fer posée sur une nappe de caoutchouc. La masse de la boule distend la matière caoutchouteuse qui s'étend et change de forme. Pour l'espace, qui est un objet distinct, c'est la même chose. La gravité augmente et le temps diminue lorsqu'on se rapproche d'un trou noir, temps et gravité étant deux principes liés entre eux. La zone du trou noir dans laquelle la gravité est la plus importante se nomme l'horizon de Schwarzschild. A cet endroit, le temps suspend son vol. Il est théoriquement impossible de dépasser cet horizon. Renard devait régler le problème de la gravité en créant un champ de diffraction qui lui permettrait de passer ce seuil et le protégerait à l'intérieur de sa « machine trou noir ».
L'espace de confinement était terminé. C'était un globe d'acier de 33 mètres cubes doublé d'épaisses plaques de graphite et d'une couche de céramique blindée non conductive. Petit détail à notifier. La machine ne possédait que la marche avant. Impossible de résoudre la moindre équation confirmant qu'il était possible de la faire fonctionner dans l'autre sens...
Renard était bien ennuyé. Les africains lui avaient laissé entendre qu'en modifiant quelques détails de l'histoire passée, on serait facilement parvenu à ce que le culte de H n'infecte pas la ville de Paris.
- Bon, nous avons bien travaillé aujourd'hui, déclara Renard à Nestor qui s'essuyait les paumes en soupirant de tristesse, double ration de ouiseki pour tout le monde ! Demain, j'effectue mon premier voyage dans le futur !
- Hurrah ! répondit Nestor un petit peu remonté.
Ben oui, les andros aussi aiment bien se poivrer un petit peu !
Renard avait revêtu une combinaison semi-rigide orange recouverte de très longues pointes qui partaient dans tous les sens. Coiffé d'un casque assorti, il se dirigeait à pas lent vers la machine au point mort qui pulsait doucement devant lui. Les longues pointes étaient destinées à réfracter le champ gravitationnel qui aurait réduit en pulpe humaine le premier imprudent qui aurait tenté de s'approcher à moins de dix mètres de l'horizon fatidique. Même Superman. Ces pointes quantiques à sept dimensions possédaient plusieurs rebords si fins que leurs tranchants mono-moléculaires avaient la faculté de repousser les effets de la gravité. Les parois internes de la machine temporelle étaient aussi truffées de ces aiguilles qui lui donnait un aspect d'oursin fantaisie. Mais ceci restait théorique et Renard suait de trouille dans son scaphandre. Sa pipe éteinte coincée dans le bec, il exécuta le signe rituel - index et pouce formant un cercle - à l'adresse de Nestor qui se tenait derrière le système de commande de secours, juste sous le cadran de l'horloge extérieure.
Renard marchait vers l'entrée du globe d'acier palpitant. Au fur et à mesure, la vitesse de ses mouvements ralentissait et son corps devenait de plus en plus massif. Le coeur pompant au maximum de sa capacité, il passa la ligne d'horizon matérialisée par une simple bande de scotch beige. Renard pénétra dans la machine à voyager dans le temps et referma le sas. Le Professeur s'assit à son pupitre de contrôle et lança la machine pour un petit bond d'essai dans l'avenir de dix minutes.
Renard n'eut pas le temps de cligner de l'oeil que le signal sonore indiquant qu'il arrivait à destination se mit à crépiter. Sa montre et l'horloge intérieure étaient désynchronisées de dix minutes par rapport à la pendule extérieure qu'il voyait par le trou d'un minuscule hublot loupe. Opération réussie.
Les oeufs aux plat étaient cramés et Nestor, prostré et soupirant sur le tabouret du coin cuisine. Pas de pain frais pour aujourd'hui. Renard soupira en se demandant :
- Et si je l'amenai au boxon afin de fêter notre succès d'hier ? Une récréation sensorielle organique combinée à un bon repas suivi d'un raisonnable excès de boisson nous ferait le plus grand bien...
Culturellement, les métiers du commerce de la chair ne posaient pas de problèmes moraux aux hazzardiens. Les professionnelles - et professionnels - qui exerçaient ces métiers libéraux vivaient pour la plupart d'entre eux dans la prospérité à condition qu'ils règlent leurs cotisations, leurs impôts et fassent des offrandes généreuses dans les temples d'Hazzard. Bien entendu, maquereaux, souteneurs, pervers notoires s'étaient parfaitement adaptés. Le marché parallèle et clandestin de l'exploitation sexuelle se pratiquant sur le dos des mutants, des hommes sauvages, des clones tarés, des androïdes volés... on pouvait dire que c'était un « bizzness » juteux.
- Pourquoi pas Professeur, répondit l'androïde qui semblait un peu requinqué après avoir entendu cette proposition. C'est une expérience que je ne connais pas. Je suis équipé et je possède les terminaisons adéquates pour goûter pleinement à ce rite. Cela doit avoir quelque chose de plaisant. Je me demande d'ailleurs qu'elle sera mon orientation sexuelle ? Les Nestors étaient des corpuscules synthétiques dotés d'un très large libre arbitre.
- Certes, lui répliqua Renard amusé, tu vas trouver rapidement. C'est instinctif, comme le parfum des glaces. En attendant, je vais faire ma gym. Va vérifier la plaque SW123 de la machine, il me semble qu'elle a un peu de jeu.
Renard commençait toujours ses journées par une petite heure de soulevage de fonte. Men sana in corpore sano, telle était sa devise.
Le Manurhin MR 73 ? C'est simplement le meilleur révolver de l'histoire de l'humanité. Et c'est une arme portative de destruction française, cocorico ! Renard était pragmatique et la simplicité du révolver, qui, contrairement aux pistolets automatiques ne s'enrayent jamais, constituait un avantage à ne pas négliger. En plus de sa robustesse, de sa puissance de feu et de sa précision, il trouvait que cette arme vintage tricentenaire avait une gueule du tonnerre ! Bien sûr, les armes lasers étaient des instruments efficaces mais elles avaient tendance à chauffer et à vous exploser dans la tronche au mauvais moment. Sauf les fulgurants hors de prix Tag Heuer® fabriqué en Helvétie Libre et les fusils galactiques très lourds et encombrants.
Pour l'heure, la main de Renard transpirait sur la crosse quadrillée de noyer terrestre (espèce disparue) du révolver bleu au canon de six pouces. Il était accroupi à cent mètres d'altitude sur le plancher du monte-charge, abrité sous une couverture sombre qui dissimulait, il fallait l'espérer, ses conformités physiques. Un peu plus haut, deux lumières vacillantes et glauques convergeaient rapidement vers lui. Deux autres lueurs plus lointaines suivaient la même direction.
Un carcajou est un mammifère de la famille des gloutons particulièrement vorace et vindicatif. Le grizzly, qui pèse facilement vingt fois son poids et qui est un mauvais plaisant, ne le cherche jamais. Miyamoto Musashi a découpé en rondelles tous ses adversaires lors de ses duels mortels au sabre, l'Amiral Nelson, qui avait pour devise « chargez tout droit, on réfléchira ensuite » avait remporté la plupart de ses batailles navales - y laissant un bras et un oeil. Moralité : c'est celui qui frappe le premier qui l'emporte. La stratégie étant une affaire de cadence et d'initiative, Renard n'avait pas perdu un seul instant pour agir.
Les deux acolytes étaient en train de se faire beau pour sortir lorsque la sonnerie d'alerte qui équipait le lion de bronze s'était mise à sonner. Il ne s'agissait pas d'une dysfonction. Sur l'écran de surveillance, Renard envisagea quatre silhouettes policières harnachées de packcoptères et bardées d'armes...
- Vite Nestor, tu connais la procédure ! Transporte le barda dans la machine et fais chauffer le moteur ! Je vais tenter de leur faire perdre un peu de temps ! déclara Renard en ouvrant une malle à la recherche de son flingue.
Relié à Nestor par un transmetteur quantique cognitif made in Africa, Renard demanda mentalement à l'andro si le déménagement avançait.
- Oui Professeur, mais vos altères sont très lourds ! répliqua 879 qui n'était pas un hercule.
- Bravo ! Laisse la mallette-accélérateur bien en vue sur l'établi, enfile une combinaison et rentre dans la machine ! Ah oui, n'oublie surtout pas la caisse de ouiseki et les réserves de tabac !
- Professeur, vous pouvez compter sur moi !
Renard n'était pas une fine gâchette. Il tirait bien à l'arc mais son longbow n'était pas adapté à la situation. L'homme regardait les lumières qui s'approchaient par un trou de sa couverture. Il avait placé le canon de son arme, chien relevé, en appui sur la rambarde du monte-charge. Une seconde avant que les torches des flics n'illuminent son périmètre, il appuya sur la détente. L'arme se cabra tandis que la détonation assourdissante lui laminait les tympans. Avec ce genre de pétoire, on porte des protections auditives ! Renard tira une nouvelle fois. La balle blindée éclata une pâle d'aluminium du dispositif volant de la belette la plus proche. Le flic fit une embardée et racla contre une paroi. Les pâles cessèrent de tourner et le principe de la chute des corps fit le reste. Le mec passa devant lui en hurlant. Le bruit qu'il produisit en s'écrasant un peu plus bas était satisfaisant. Plus jamais, il ne ferait « cui-cui ». Le Professeur vida son barillet sur l'adversaire restant mais les bastos rebondirent sur le large et épais bouclier de mica derrière lequel il se protégeait. Le flic piqua sur le monte-charge - FLISSTCHHH !!! - et tira une décharge d'un affreux pistolet à cyanoacrylate. Manqué ! L'ostracique remonta en altitude afin de recharger. Une petite portion de crachat de colle extra-forte venait d'asperger l'auriculaire et une partie de l'annulaire gauche de Renard qui se tenait la main fermement verrouillée à la rambarde.
- Putain d'Hazzard ! jura-t-il en se rendant compte qu'il était collé à la nacelle.
Recharger un révolver avec une seule paluche relève de l'exploit. Renard débloqua d'un coup de pied le frein du monte-charge et le truc se mit à descendre très rapidement. Un autre coup de pied bien placé le stoppa à moins de quatre mètres du rez de chaussée avant qu'il ne s'y fracasse. Renard posa son arme, fouilla dans la poche de son pantalon, en extirpa une poignée de balles. Il coinça le révolver entre ses deux chaussures et commença à recharger les chambres vides tandis qu'une pluie de laser transpercaient sa nacelle d'acier. Visiblement, la belette avait changé d'arme et renoncé à l'attraper vivant. Un trait rubis transperça le rembourrage de la veste de tweed de l'éminent Professeur lui grillant quelques millimètres d'épiderme. Renard grogna en refermant le barillet à moitié vide. Il releva l'arme et tira trois fois sur la torche qui l'aveuglait. Le flic rompit et remonta en altitude. Profitant de ce bref moment de répit, Renard fourra l'arme toute chaude dans son holster d'épaule et inspira profondément. Un lapin n'hésite pas à se ronger la patte lorsque cette dernière est prise dans un piège. Renard n'était pas un lapin mais il n'avait guère d'autre choix. Il sauta dans le vide. Un très bref instant, la résistance des matériaux et les lois de la pesanteur s'affrontèrent. Le Professeur resta suspendu dans le vide par ses deux doigts avant qu'os, tendons, articulations, ne se rompent suivis de quelques lambeaux de muscles et de chairs. Hurlant de douleur, il rencontra la surface de pierre pieds heureusement bien placés. L'humain de 78 kilos bascula en avant et roula plusieurs fois sur lui-même avant de s'immobiliser sur le sol. Un carillon suisse tintait dans son cortex.
- Attention Professeur ! hurla Nestor 879 qui était accouru au secours de son être humain.
L'andro transportait sur l'épaule un lourd lance-rivets pneumatique et Renard, qui ne l'avait pas entendu en raison de ses tympans qui sifflaient, oublia un instant la douleur qui lui transperçait la main gauche. Nestor déchargea une bordée de gros rivets chauffés à blanc sur l'engin volant du flic qui revenait à la charge. Un trait laser transperça l'androïde au niveau du bassin mais le poulet avait du plomb dans l'aile. Une pâle venait de manger gras et l'ostra se posa en catastrophe, évitant d'un cheveu de s'éclater contre une stalactite montante placée en embuscade. Le Professeur se mit péniblement debout et regarda un bref instant sa main mutilée. Il dégaina le .357 et le rechargea rapidement avec une seule balle. Renard avança vers le flic qui essayait de sortir des décombres de sa machine. A trois pas, il lui explosa le crâne en mille morceaux.
- Ah ! Enfin un cou au but ! dit-il en rechargeant une nouvelle fois tandis que sa main pissait dans tous les sens.
- Professeur, vous êtes cassé ! lui déclara Nestor qui venait d'arriver près de lui un chiffon plein de graisse à la main.
- Tu n'es pas brillant non plus...répliqua Calixte en examinant le trou de laser qui décorait son acolyte.
- Ceci n'est rien, mes fonctions ne sont pas en danger. Mais je stipule que, même si je suis encore sous garantie, la compagnie ne rembourse pas ce genre de dégâts !
- Hum... les renforts arrivent...répliqua l'humain qui venait de se bander rapidement la main. Faut filer.Vite, enfilons les combinaisons !
Les deux autres flics arrivèrent dans la grotte au moment où le Professeur programmait le trou noir sur un bond d'un an dans le futur. Les flics balancèrent la purée et la mallette quantique tomba sur le sol avant que Renard ne valide la date de retour de la singularité. Le Professeur riposta, se baissa, attrapa le nateur qui avait valsé devant lui et appuya sur la touche « entrée ». Sprint très rapide mais pas autant que les rafales de laser qui le dépassaient en le frôlant. Il passa le seuil de S à la vitesse d'un escargot suant de trouille, s'attendant à chaque instant à se prendre un trait de lumière mortel dans le dos. Ce n'était pas pour cette fois. Zoup ! Dans la machine. Nestor, qui l'avait précédé, referma le sas. Les portes se scellèrent. Plein gaz dans le futur.
Renard regarda par le hublot loupe. Hum, personne à l'horizon mais les assassins de l'ostracique semblait avoir fait le ménage et tous les éléments de son labo s'étaient envolés. Le voyageur du temps enleva son gant et posa les yeux sur sa main mutilée qui le lançait atrocement. Pas beau à voir. Marrant, il avait la sensation d'avoir encore ses doigts perdus dans le passé !
- Vérifie la date extérieure...déclara doucement Calixte en s'asseyant sur un tabouret relevable. Il accusait une certaine chute de tension et se sentait très faiblard. Le décalage horaire sans doute ?
- Oups ! Nous avons un petit soucis Professeur...déclara Nestor flegmatique car il était dans une bonne phase.
- Annonce, je m'attends au pire...
- C'est pire que cela. Nous venons d'exécuter un bond en avant de 867 567 ans...
- Je crois que j'ai mal entendu, j'ai les tympans qui vibrent.
- Je confirme l'information. Elle est vérifiée sur mon horloge interne et sur celle de l'ordinateur de l'accélérateur de particules.
- Par les roubignolles d'Edwin Hubble ! Je n'ai pas vérifié la programmation après avoir flanqué la mallette par terre ! Cependant, cette situation est assez palpitante...
- Et qu'allons nous faire ?
- Je vais vite me faire une injection de morphine, de débilium et de sérum anti-tétanos puis tu me banderas main. Je comblerai le trou que tu as dans le ventre avec du silicone de réparation, tu me fais de la peine. Après, on boira un grand verre avant de tenter une sortie.
La queue de Renard était toute rouge. Et pelée, en plus. Il en avait assez de limer comme une bête ces magnifiques gliglis qui ne pensaient qu'à ça.
Quinze jours auparavant, après s'être tapé l'ascension de l'échelle de deux kilomètres qui menait à la surface, l'homme et l'androïde s'étaient retrouvés face à un spectacle singulier. Les configurations du patelin avait considérablement évolué. Terminé la ville puante et ses immeubles de guingois rafistolés au plastibéton. Envolé space-cars vrombissants dans les cieux infectés par la géniale bêtise technologique du cafard à deux pattes.
- Mais que c'est joli ! s'exclama Nestor qui arborait un sourire joyeux que Renard n'avait jamais vu sur sa face.
- Certes, c'est une belle campagne mais restons prudents...rétorqua Renard en bandant entre ses jambes le longbow de chasse qu'il avait emporté avec lui. Tiens, je te confie le révolver, je suis nul avec cet instrument mais je peux placer une flèche dans l'oeil d'un méta-pigeon à 40 mètres ! ajouta orgueilleusement le Professeur en plaçant une flèche de chasse bilame sur le tranche-fil de son arme.
- Je ne sais pourquoi mais ce décor ne me semble pas du tout agressif...
En effet, le coin évoquait une peinture fauve avec ses collines mauves tirant sur le rouge, ses arbres aux troncs blancs tigrés de noir aux longs feuillages rosâtres qui trainaient sur une pelouse bleu émeraude de toute beauté. Des espèces d'oiseaux multicolores aux longues pattes traversaient un ciel pur parcouru de nuages idéaux. Plus bas, des bestioles de tous les genres et de tous les formats broutaient l'herbe rase tandis que d'autres bondissaient dans les arbres en poussant de douces mélopées.
- C'est très pastoral. Mais où se trouve le prédateur de trois tonnes de service ? se demanda Renard en avançant doucement sur l'herbe.
Ils marchèrent une paire d'heures, traversèrent une zone plantée de champignons géants chromés dans lesquels des écureuils épineux à seize pattes avaient creusé des galeries. Ils mangèrent des rations de combat africaines - des barres énergétiques Lion - assis sur des caillasses près d'un lac d'eau pure plein de poissons sautillants et sur lequel flottaient d'énormes tubes translucides et paisibles. La température était de vingt-cinq degrés et le vent, qui venait de se lever, était délicieusement caressant.
- Les créatures des environs ne semblent pas du tout être ennuyées par notre présence...remarqua Renard, la zoologie n'est pas mon domaine mais j'ai l'impression que la nature à changer de partition...
- Oui, Professeur, regardez ces longs serpents noirs qui tètent les mamelles roses de ces petites bestioles bondissantes roses et bleus...
- Drôles de conformités, une paire de pattes avec des sabots, une trompe devant, une queue derrière, pas de membres antérieurs, ceci est fort étrange et je dirai, absurde...
Le point culminant de la journée arriva lorsque les visiteurs tombèrent face à trois créatures bipèdes visiblement féminines qui transportaient des fruits dans des paniers d'osiers. Ces filles possédaient une longue queue et une peau orange et fine constellée d'étoiles d'or. Leur visage avenant au long nez pointu évoquait celui d'un lémurien avec des traits vaguement humanoïdes. Leurs yeux noirs et ovales, délicieusement doux, brillaient comme des escarboucles.
- Elles sont belles non ? se demanda Nestor en envisageant leurs conformités classiques et athlétiques.
- Plutôt, fit Renard en humectant ses babines. J'aime bien leurs soutiens-gorges d'herbe tressée...
Les filles déposèrent leurs paniers et s'avancèrent vers les voyageurs sans aucune méfiance. Leurs expressions traduisaient une espèce de curiosité animée.
Elles babillaient :
- Gligli, gligli, gligligi !
- Ce sont des gliglis, décida l'androïde avec à propos.
- Difficile d'établir une conversation à brûle pourpoint...fit Renard en louchant sur les apparitions.
- Salut, heu, c'est gentil chez vous, essaya le Professeur en ouvrant ses mains devant lui dans un geste de concorde.
- Gli ! firent les gliglis.
- Certes.
- Professeur ?! Regardez, la plus grande essaie de nous faire comprendre quelque chose ! Elle fait un geste avec ses mains ! Je me demande où elle veut en venir ?
En effet, la fille venait de former le geste correspondant à « tout va bien » en langage aéronautique qu'avait employé Renard lors du premier essai de la machine. Il y avait une différence car elle enfonçait le doigt le plus long de son autre menotte dans le cercle, esquissant des va-et-vient tout en se passant une longue langue douce et bleue sur les lèvres.
- Oh ! J'ai tout compris...fit renard en avalant sa salive. Ceci est un geste universel sans ambiguité. Tu vas bientôt passer ton épreuve du feu. Fais comme moi, c'est très facile.
Il s'agissait bien d'un monde symbiotique et végétalien dans lequel Renard se sentait aussi à sa place qu'un chien dans un jeu de quille. Les gliglis habitaient des petits villages de huttes en paille tressée et la proportion de mâles était d'environ dix pour cent. Ils semblaient accablés de fatigue. Renard comprit très vite pourquoi. Les gonzesses étant insatiables sur le plan de la chose. A quarante-huit ans, le Professeur ne pouvait entrer en lice douze fois dans la journée. Même avec les baies aphrodisiaques dont les filles le gorgeaient. Nestor ne semblait pas souffrir du traitement dont il était la victime consentante. Son service trois pièces électroniques était aussi fiable que le Manurhin de Renard, voire plus. Il remettait sans arrêt le couvert. Très vite, le moral du butler grimpa vers des sommets insoupçonnés. Il n'était plus le même homme synthétique.
Renard avait emporté avec lui un nécessaire d'exploration compact « made in Africa ». Ce dispositif intégré dans un sac à dos rigide possédait tout un tas de gadgets nécessaires à la survie en milieu hostile ainsi qu'un modèle réduit d'appareil de reconnaissance basé sur le magnifique avion fusée X15 utilisé par les impérialistes américains au court de la guerre froide de la seconde moitié du glorieux XXème siècle, le meilleur des siècles, putain ! Cet engin miniature était capable de cartonner à la vitesse de mach 7 à 95 kilomètres d'altitude, soit dans la mésosphère. Les clichés qu'il effectua aux quatre coins du globe - sic - indiquèrent au Professeur que la Terre avait changé un petit peu partout. Il se trouvait sur un des rares petits continents émergés et la mer régnait en maître sur la planète qui n'avait jamais autant mérité son nom de planète bleue. Même chose pour les colonies lunaires. Plus un chat.
- Hélas, pas de traces de la moindre civilisation un tant soit peu technologique...soupira Renard après avoir regardé les photos. Il lança un long regard accablé aux quelques mâles qui tricotaient de la paille, assis sur leurs culs. Ces pignolos n'ont pas encore eu l'idée d'inventer les maths, ni même de se fabriquer le moindre casse-tête pour se défendre contre les Morlocks puisqu'il n'y en a pas ! C'est la décadence. Nestor ! On fait les bagages et on se taille !
Nestor 859, qui regardait le ciel couché sans rien foutre, sauta rapidement sur ses pieds et déclara d'un ton las :
- Oui Professeur, à vos ordres...
Renard lança un regard perçant à son domestique synthétique et soupira avant de rajouter d'un ton las afin de se justifier :
- Tu comprends, elles commencent à me pomper ces créatures. J'ai le ventre plein d'air à force de bouffer des fruits et des légumes et je n'ose même pas flécher la plus petite bestiole des environs car je suis certain que ce serait mal pris...je m'emmerde, voilà ! J'ai besoin d'aligner mes équations, d'avancer dans les buts que je me suis fixé, et en plus, j'ai presque épuisé la réserve de tabac, sans même parler de la gnôle...
- S'il faut retourner au laboratoire, c'est ainsi...répondit 859 d'un ton accablé tout en cherchant son noeud papillon qu'il avait fourré au fond de son slip.
- Ecoute, lui dit Renard en regardant le bout de ses pompes. Tu n'es pas obligé de venir avec moi, si tu trouves que cela n'en vaut pas la peine. Chacun doit jouer sa partie à sa façon. Les êtres de chair comme les êtres synthétiques. De plus, mon voyage est à sens unique et mes motivations sont purement scientifiques. Je suis curieux de voir comment les choses vont évoluer. Le Soleil en a encore pour cinq milliards d'années à briller et je vais tranquillement me balader dans le futur en effectuant des bonds de puce puisque, de toute manière, je ne puis installer une marche arrière sur la machine.
- Mais, Calixte, c'est affreux ! Vous courez vers votre propre destruction ! lui répliqua Nestor qui ne comprenait pas cette suicidaire attitude.
- C'est un risque que je dois prendre si je veux pouvoir vérifier quelque chose qui me tient particulièrement à coeur, lui répondit Renard en souriant. Il alluma sa bouffarde, pompa et reprit : Vois-tu, je suis persuadé que le temps n'est pas vectoriel mais cyclique, tout comme l'univers qui se dilate puis craque et revient en arrière pour entamer une nouvelle partie. Cette théorie était d'ailleurs partagée par de nombreuses religions orientales dans le temps... Shiva danse le pied sur le démon de l'ignorance et détruit l'univers qui renaitra d'un rêve de Brama. Cette vieille cosmogonie s'accorde avec ma théorie Big Bang Big Crunch favorite....
Nestor, qui n'avait pas une conscience métaphysique aussi aboutie que celle d'une marionnette de chair ne savait plus que dire. Aussi, il balbutia :
- Alors, nous ne nous reverrons plus...
- Hé ! Qui peut dire cela !
Renard rassembla ses affaires et serra la paluche à l'andro. Profitant de la sieste de la journée des gliglis, il fila la queue entre les jambes sans demander son reste.
FIN
Assis sur un vieux divan défoncé au cuir de vache lunaire flétri, le Professeur Renard attendait tranquillement son tour. La salle était en accord avec le mobilier : murs crasseux, fissures , moquette élimée aussi fine que du papier à cigarette. Difficile d'imaginer que, vingt ans auparavant, les androïdes de la CORPS étaient distribués aux quatre coins de la planète et que cette société avait le monopole dans l'élaboration des humanoïdes synthétiques. Ascension et chute pensait l'homme. L'histoire des sociétés était basée sur le même schéma que celui de l'univers : expansion, récession. Renard fourra une mesure de tabac noir et âcre parfaitement dégueulasse dans le fourneau de sa bouffarde et l'alluma à l'aide d'une allumette en carton. Il aspira et recracha un nuage de fumée au plafond. La théorie Big-Bang-Big-Crunch avait occupé le devant de la scène scientifique dans la dernière partie du XXème siècle mais la confirmation de l'accélération exponentielle de l'univers l'avait finalement balayé au début du suivant. A présent, le scénario binaire était revenu à la première place dans le petit monde clandestin de la cosmologie extra-galactique. Cette théorie avait l'avantage d'être élégante, humainement logique, plus rationnelle qu'un univers se diluant comme une tache d'huile dans les mers qui le compose.
Une sonnerie stridente retentit tout à coup dans le conduit auditif de Renard. Sa prise symbiotique était encore une fois mal réglée. Il glapit de douleur, déplia son grand corps raide et se dirigea droit vers le comptoir.
Un employé triste et fatigué leva son majeur et le salua d'un « Gloire à Hazzard ! » optimiste qui sonnait creux mais qu'il était préférable de servir si une mouche espionne de l'Inquisition passait dans les environs.
- Gloire à Hazzard, rétorqua Renard sans trop de conviction.
- C'est à quel sujet ?
- Je viens chercher ceci, répondit le visiteur en passant un bordereau de mauvais papier gris à son interlocuteur.
- C'est à quel nom ?
- Calixte Renard.
- Renard ? Comme l'anim...
- Oui, c'est cela ! coupa le Professeur avec enthousiasme. Comme le nom du cotre à hunier de Surcouf le flibustier !
L'employé écarquilla les yeux. Encore un cinglé ?
- Le guichet de réception des colis se trouve au fond de ce couloir à gauche !
Renard était excité comme une puce ; dans l'ascenseur vide, il brancha sa prise symbiotique sans ressentir la moindre douleur. La cabine monta jusqu'au toit de l'immeuble. Renard en sortit essoufflé, vidé d'une partie de son énergie, mais content. Poussant un brancard sur lequel gisait un corps immobile en position foetale, il héla un space-car qui l'emporta rapidement dans les cieux pollués de la méga-cité. Celle-ci avait connu deux magnifiques guerres atomiques. Elle amorçait, présentement, l'acte ultime et final de son chant du cygne.
Le laboratoire souterrain de Renard était situé à 2 kilomètres sous la surface de la ville. On y accédait par un passage secret qu'on activait en tirant sur la troisième griffe de la patte avant d'un vieux lion de bronze qui trônait encore noblement sur les vestiges d'un socle de marbre effrité. La statue était abandonnée dans le coin d'un vaste terrain vague inculte et désolant. A part quelques rats-mutants, des nains à trois jambes furtifs, pathétiques et effrayés qui ne sortaient que la nuit, personne ne trainait ses guêtres dans le coinstoss.
Renard pénétra dans la statue en poussant le brancard devant lui. Il referma la trappe et plaça le brancard sur un vieux monte-charge mécanique. L'homme s'assit sur le siège de descente, coiffa un casque de spéléologie, alluma la lanterne du couvre-chef et commença à tourner la manivelle qui se trouvait devant lui. Il en avait pour dix minutes de descente. La manivelle grinçait tandis qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de cette faille provoquée par l'impact d'une bombe, deux cent cinquante années auparavant. Le monte-charge avait été installé par une société d'exploitation minière une cinquantaine d'années après le premier conflit mondial, ce qui expliquait son fonctionnement manuel.
Quelques temps auparavant, Renard avait été confidentiellement contacté par les services secrets de la NRA - Nouvelle République d'Afrique -. Le vaste continent en oreille d'éléphant était le fer de lance - de sagaie - de la planète en ce qui concernait la prospérité de son économie, sa stabilité politique, ses avancés technologiques. Les africains recrutaient et finançaient les quelques cerveaux européens encore en état de fonctionner correctement. L'Europe était redevenue une mosaïque de petits états indépendants technico-moyenâgeux qui passaient leur temps à se faire la guerre. Pire, depuis que les Prêtres de Hazzard fourraient leurs nez dans les secteurs de la mécanique quantique et de la cosmologie, on avait exécuté quelques rapides pas en arrière...
De plus, Renard était grillé et recherché par les membres zélés de l'Inquisition et les vicieuses belettes de la Police Ostracique. Il avait eu l'outrecuidance de renifler de dédain lors d'une conférence scientifique dans laquelle un Prêtre confirmait que l'univers avait bien la forme de la Brouette d'Hazzard.
Totocra N' Glotto, un agent africain qui travaillait sous un déguisement d'européen bon teint, lui avait apporté le soutient financier nécessaire pour financer son installation clandestine souterraine. Les africains avaient été charmés par une publication de Renard qui proposait un prototype de machine à voyager dans le temps fonctionnant par le biais d'une singularité miniature couplée à un accélérateur de particules.
Cette idée avait le mérite d'être simple et géniale. Nous allons y revenir d'ici peu.
Grâce à cette manne providentielle tombée du ciel et à un accélérateur de particules compact de fabrication africaine qui tenait dans une simple mallette connectée à un ordinateur balaise, Renard était à présent théoriquement capable de tester sa machine. Ne lui restait plus qu'à monter les éléments d'une chambre de confinement pour son trou noir miniature. C'est pour cette raison qu'il était allé faire ses courses à la CORPS, afin d'y acheter un des derniers exemplaires d'androïdes de la série NESTOR encore en état de fonctionner correctement pour lui donner un coup de main. Les matrices de fabrication de la CORPS partaient lentement et sûrement à vau-l'eau, comme les autres secteurs de l'ingénierie et de l'industrie hazzardienne. On dansait au bord de l'abîme et tout le monde s'en tapait.
Le réseau des grottes dans lesquelles Renard avait élu domicile possédaient une curiosité inédite remarquable. En effet, nulle part ailleurs sur la planète Terre, on ne pouvait se vanter d'avoir dans ses sous-sols de telles concrétions calcaires. A savoir, des stalactites montantes et des stalagmites descendantes. Dommage que le tourisme ne fût plus pratiqué à Hazzarville !
Renard ouvrit la porte de son petit refuge souterrain. Il alluma les lumières qui étaient alimentées par des batteries fonctionnant sur le principe de Tesla. Elles illuminèrent une vaste grotte dont les configurations se perdaient au loin dans l'obscurité. Le labo était spartiate et comportait un petit espace de vie avec un coin cuisine et une petite salle d'eau. La retraite était meublée d'une armoire et d'un coffre, d'une bibliothèque fournie en désordre, d'un assortiment de poids et d'altères. Sur le lit de fer à une place, dormait une guitare folk noire. Un longbow et un carquois plein de flèches étaient suspendus par un crochet à un mur, à côtés de quelques photos.
La majeure partie du labo était encombré d'un fatras que je ne saurais décrire. Des appareils compliqués dans tous les sens, d'énormes ordinateurs pneumatiques en acier qui menaçaient de basculer sur leurs hauts pieds maigres et bancals, un vieux cyclotron de 37 mm de rayon, des établis ployant sous des couches d'outils et de câbles multicolores de différentes sections. Un très grand tableau d'ardoise recouvert d'équations, de dessins à moitiés effacés, constituait une espèce d'oeuvre d'art qui n'aurait pas dépareillé dans certaines galeries d'art moderne. Un stock de grandes boites en bois était entreposé dans un coin. Ne manquait que le raton laveur du poème.
Nestor 879 ressemblait exactement à un Nestor ménager ordinaire, sa physionomie étant inspirée d'un personnage de la bande dessinée antique Belge. Il était vêtu de noir et d'un gilet jaune rayé de larbin.
- Je suis enchanté de faire votre connaissance, Professeur Renard, déclara l'androïde qui venait tout juste d'être activé par son propriétaire.
Les deux êtres, le biologique et le synthétique, se mirent rapidement au travail afin de monter les différentes couches de la chambre de confinement du trou noir. Renard avait boosté la mémoire synthétique de Nestor avec des tutoriels de physique, de mathématique, de cosmologie...En quelques heures, le butler en savait presque autant que lui. C'était un andro sympathique, comme la plupart des andros qui ne ressemblent aux humains que par leur apparences. Pourtant, au bout de quelques jours de travail, Renard nota que Nestor passait par des phases comportementales fort différentes. La plupart du temps, Nestor se montrait enthousiaste et positif, son visage arborant une physionomie pleine de gaité. D'autres fois, il semblait être la proie de crise de démoral redoutables. A ces instants, l'andro faisait peine à voir et Renard n'osait même pas lui demander d'aller acheter le pain...
Les andros de la CORPS n'étaient plus aussi fiables que dans le passé. Nestor souffrait d'un syndrome de bipolarité dépressive synthétique.
- C'est bien ma chance..., déclara Renard en refermant la boite crânienne de Nestor.
- C'est grave, Professeur ? demanda l'andro qui était désolé de causer du soucis à son propriétaire.
- Bah, pas tant que ça, le rassura Renard, les jours sans, tu travailleras à ton rythme, mais je tiens à mes deux oeufs frits le matin !
Un trou noir résulte de la mort d'une étoile massive qui s'effondre sur elle-même. Le trou noir possède une telle gravité que l'espace se recourbe et plie autour de lui comme une espèce de poche Imaginez une boule de fer posée sur une nappe de caoutchouc. La masse de la boule distend la matière caoutchouteuse qui s'étend et change de forme. Pour l'espace, qui est un objet distinct, c'est la même chose. La gravité augmente et le temps diminue lorsqu'on se rapproche d'un trou noir, temps et gravité étant deux principes liés entre eux. La zone du trou noir dans laquelle la gravité est la plus importante se nomme l'horizon de Schwarzschild. A cet endroit, le temps suspend son vol. Il est théoriquement impossible de dépasser cet horizon. Renard devait régler le problème de la gravité en créant un champ de diffraction qui lui permettrait de passer ce seuil et le protégerait à l'intérieur de sa « machine trou noir ».
L'espace de confinement était terminé. C'était un globe d'acier de 33 mètres cubes doublé d'épaisses plaques de graphite et d'une couche de céramique blindée non conductive. Petit détail à notifier. La machine ne possédait que la marche avant. Impossible de résoudre la moindre équation confirmant qu'il était possible de la faire fonctionner dans l'autre sens...
Renard était bien ennuyé. Les africains lui avaient laissé entendre qu'en modifiant quelques détails de l'histoire passée, on serait facilement parvenu à ce que le culte de H n'infecte pas la ville de Paris.
- Bon, nous avons bien travaillé aujourd'hui, déclara Renard à Nestor qui s'essuyait les paumes en soupirant de tristesse, double ration de ouiseki pour tout le monde ! Demain, j'effectue mon premier voyage dans le futur !
- Hurrah ! répondit Nestor un petit peu remonté.
Ben oui, les andros aussi aiment bien se poivrer un petit peu !
Renard avait revêtu une combinaison semi-rigide orange recouverte de très longues pointes qui partaient dans tous les sens. Coiffé d'un casque assorti, il se dirigeait à pas lent vers la machine au point mort qui pulsait doucement devant lui. Les longues pointes étaient destinées à réfracter le champ gravitationnel qui aurait réduit en pulpe humaine le premier imprudent qui aurait tenté de s'approcher à moins de dix mètres de l'horizon fatidique. Même Superman. Ces pointes quantiques à sept dimensions possédaient plusieurs rebords si fins que leurs tranchants mono-moléculaires avaient la faculté de repousser les effets de la gravité. Les parois internes de la machine temporelle étaient aussi truffées de ces aiguilles qui lui donnait un aspect d'oursin fantaisie. Mais ceci restait théorique et Renard suait de trouille dans son scaphandre. Sa pipe éteinte coincée dans le bec, il exécuta le signe rituel - index et pouce formant un cercle - à l'adresse de Nestor qui se tenait derrière le système de commande de secours, juste sous le cadran de l'horloge extérieure.
Renard marchait vers l'entrée du globe d'acier palpitant. Au fur et à mesure, la vitesse de ses mouvements ralentissait et son corps devenait de plus en plus massif. Le coeur pompant au maximum de sa capacité, il passa la ligne d'horizon matérialisée par une simple bande de scotch beige. Renard pénétra dans la machine à voyager dans le temps et referma le sas. Le Professeur s'assit à son pupitre de contrôle et lança la machine pour un petit bond d'essai dans l'avenir de dix minutes.
Renard n'eut pas le temps de cligner de l'oeil que le signal sonore indiquant qu'il arrivait à destination se mit à crépiter. Sa montre et l'horloge intérieure étaient désynchronisées de dix minutes par rapport à la pendule extérieure qu'il voyait par le trou d'un minuscule hublot loupe. Opération réussie.
Les oeufs aux plat étaient cramés et Nestor, prostré et soupirant sur le tabouret du coin cuisine. Pas de pain frais pour aujourd'hui. Renard soupira en se demandant :
- Et si je l'amenai au boxon afin de fêter notre succès d'hier ? Une récréation sensorielle organique combinée à un bon repas suivi d'un raisonnable excès de boisson nous ferait le plus grand bien...
Culturellement, les métiers du commerce de la chair ne posaient pas de problèmes moraux aux hazzardiens. Les professionnelles - et professionnels - qui exerçaient ces métiers libéraux vivaient pour la plupart d'entre eux dans la prospérité à condition qu'ils règlent leurs cotisations, leurs impôts et fassent des offrandes généreuses dans les temples d'Hazzard. Bien entendu, maquereaux, souteneurs, pervers notoires s'étaient parfaitement adaptés. Le marché parallèle et clandestin de l'exploitation sexuelle se pratiquant sur le dos des mutants, des hommes sauvages, des clones tarés, des androïdes volés... on pouvait dire que c'était un « bizzness » juteux.
- Pourquoi pas Professeur, répondit l'androïde qui semblait un peu requinqué après avoir entendu cette proposition. C'est une expérience que je ne connais pas. Je suis équipé et je possède les terminaisons adéquates pour goûter pleinement à ce rite. Cela doit avoir quelque chose de plaisant. Je me demande d'ailleurs qu'elle sera mon orientation sexuelle ? Les Nestors étaient des corpuscules synthétiques dotés d'un très large libre arbitre.
- Certes, lui répliqua Renard amusé, tu vas trouver rapidement. C'est instinctif, comme le parfum des glaces. En attendant, je vais faire ma gym. Va vérifier la plaque SW123 de la machine, il me semble qu'elle a un peu de jeu.
Renard commençait toujours ses journées par une petite heure de soulevage de fonte. Men sana in corpore sano, telle était sa devise.
Le Manurhin MR 73 ? C'est simplement le meilleur révolver de l'histoire de l'humanité. Et c'est une arme portative de destruction française, cocorico ! Renard était pragmatique et la simplicité du révolver, qui, contrairement aux pistolets automatiques ne s'enrayent jamais, constituait un avantage à ne pas négliger. En plus de sa robustesse, de sa puissance de feu et de sa précision, il trouvait que cette arme vintage tricentenaire avait une gueule du tonnerre ! Bien sûr, les armes lasers étaient des instruments efficaces mais elles avaient tendance à chauffer et à vous exploser dans la tronche au mauvais moment. Sauf les fulgurants hors de prix Tag Heuer® fabriqué en Helvétie Libre et les fusils galactiques très lourds et encombrants.
Pour l'heure, la main de Renard transpirait sur la crosse quadrillée de noyer terrestre (espèce disparue) du révolver bleu au canon de six pouces. Il était accroupi à cent mètres d'altitude sur le plancher du monte-charge, abrité sous une couverture sombre qui dissimulait, il fallait l'espérer, ses conformités physiques. Un peu plus haut, deux lumières vacillantes et glauques convergeaient rapidement vers lui. Deux autres lueurs plus lointaines suivaient la même direction.
Un carcajou est un mammifère de la famille des gloutons particulièrement vorace et vindicatif. Le grizzly, qui pèse facilement vingt fois son poids et qui est un mauvais plaisant, ne le cherche jamais. Miyamoto Musashi a découpé en rondelles tous ses adversaires lors de ses duels mortels au sabre, l'Amiral Nelson, qui avait pour devise « chargez tout droit, on réfléchira ensuite » avait remporté la plupart de ses batailles navales - y laissant un bras et un oeil. Moralité : c'est celui qui frappe le premier qui l'emporte. La stratégie étant une affaire de cadence et d'initiative, Renard n'avait pas perdu un seul instant pour agir.
Les deux acolytes étaient en train de se faire beau pour sortir lorsque la sonnerie d'alerte qui équipait le lion de bronze s'était mise à sonner. Il ne s'agissait pas d'une dysfonction. Sur l'écran de surveillance, Renard envisagea quatre silhouettes policières harnachées de packcoptères et bardées d'armes...
- Vite Nestor, tu connais la procédure ! Transporte le barda dans la machine et fais chauffer le moteur ! Je vais tenter de leur faire perdre un peu de temps ! déclara Renard en ouvrant une malle à la recherche de son flingue.
Relié à Nestor par un transmetteur quantique cognitif made in Africa, Renard demanda mentalement à l'andro si le déménagement avançait.
- Oui Professeur, mais vos altères sont très lourds ! répliqua 879 qui n'était pas un hercule.
- Bravo ! Laisse la mallette-accélérateur bien en vue sur l'établi, enfile une combinaison et rentre dans la machine ! Ah oui, n'oublie surtout pas la caisse de ouiseki et les réserves de tabac !
- Professeur, vous pouvez compter sur moi !
Renard n'était pas une fine gâchette. Il tirait bien à l'arc mais son longbow n'était pas adapté à la situation. L'homme regardait les lumières qui s'approchaient par un trou de sa couverture. Il avait placé le canon de son arme, chien relevé, en appui sur la rambarde du monte-charge. Une seconde avant que les torches des flics n'illuminent son périmètre, il appuya sur la détente. L'arme se cabra tandis que la détonation assourdissante lui laminait les tympans. Avec ce genre de pétoire, on porte des protections auditives ! Renard tira une nouvelle fois. La balle blindée éclata une pâle d'aluminium du dispositif volant de la belette la plus proche. Le flic fit une embardée et racla contre une paroi. Les pâles cessèrent de tourner et le principe de la chute des corps fit le reste. Le mec passa devant lui en hurlant. Le bruit qu'il produisit en s'écrasant un peu plus bas était satisfaisant. Plus jamais, il ne ferait « cui-cui ». Le Professeur vida son barillet sur l'adversaire restant mais les bastos rebondirent sur le large et épais bouclier de mica derrière lequel il se protégeait. Le flic piqua sur le monte-charge - FLISSTCHHH !!! - et tira une décharge d'un affreux pistolet à cyanoacrylate. Manqué ! L'ostracique remonta en altitude afin de recharger. Une petite portion de crachat de colle extra-forte venait d'asperger l'auriculaire et une partie de l'annulaire gauche de Renard qui se tenait la main fermement verrouillée à la rambarde.
- Putain d'Hazzard ! jura-t-il en se rendant compte qu'il était collé à la nacelle.
Recharger un révolver avec une seule paluche relève de l'exploit. Renard débloqua d'un coup de pied le frein du monte-charge et le truc se mit à descendre très rapidement. Un autre coup de pied bien placé le stoppa à moins de quatre mètres du rez de chaussée avant qu'il ne s'y fracasse. Renard posa son arme, fouilla dans la poche de son pantalon, en extirpa une poignée de balles. Il coinça le révolver entre ses deux chaussures et commença à recharger les chambres vides tandis qu'une pluie de laser transpercaient sa nacelle d'acier. Visiblement, la belette avait changé d'arme et renoncé à l'attraper vivant. Un trait rubis transperça le rembourrage de la veste de tweed de l'éminent Professeur lui grillant quelques millimètres d'épiderme. Renard grogna en refermant le barillet à moitié vide. Il releva l'arme et tira trois fois sur la torche qui l'aveuglait. Le flic rompit et remonta en altitude. Profitant de ce bref moment de répit, Renard fourra l'arme toute chaude dans son holster d'épaule et inspira profondément. Un lapin n'hésite pas à se ronger la patte lorsque cette dernière est prise dans un piège. Renard n'était pas un lapin mais il n'avait guère d'autre choix. Il sauta dans le vide. Un très bref instant, la résistance des matériaux et les lois de la pesanteur s'affrontèrent. Le Professeur resta suspendu dans le vide par ses deux doigts avant qu'os, tendons, articulations, ne se rompent suivis de quelques lambeaux de muscles et de chairs. Hurlant de douleur, il rencontra la surface de pierre pieds heureusement bien placés. L'humain de 78 kilos bascula en avant et roula plusieurs fois sur lui-même avant de s'immobiliser sur le sol. Un carillon suisse tintait dans son cortex.
- Attention Professeur ! hurla Nestor 879 qui était accouru au secours de son être humain.
L'andro transportait sur l'épaule un lourd lance-rivets pneumatique et Renard, qui ne l'avait pas entendu en raison de ses tympans qui sifflaient, oublia un instant la douleur qui lui transperçait la main gauche. Nestor déchargea une bordée de gros rivets chauffés à blanc sur l'engin volant du flic qui revenait à la charge. Un trait laser transperça l'androïde au niveau du bassin mais le poulet avait du plomb dans l'aile. Une pâle venait de manger gras et l'ostra se posa en catastrophe, évitant d'un cheveu de s'éclater contre une stalactite montante placée en embuscade. Le Professeur se mit péniblement debout et regarda un bref instant sa main mutilée. Il dégaina le .357 et le rechargea rapidement avec une seule balle. Renard avança vers le flic qui essayait de sortir des décombres de sa machine. A trois pas, il lui explosa le crâne en mille morceaux.
- Ah ! Enfin un cou au but ! dit-il en rechargeant une nouvelle fois tandis que sa main pissait dans tous les sens.
- Professeur, vous êtes cassé ! lui déclara Nestor qui venait d'arriver près de lui un chiffon plein de graisse à la main.
- Tu n'es pas brillant non plus...répliqua Calixte en examinant le trou de laser qui décorait son acolyte.
- Ceci n'est rien, mes fonctions ne sont pas en danger. Mais je stipule que, même si je suis encore sous garantie, la compagnie ne rembourse pas ce genre de dégâts !
- Hum... les renforts arrivent...répliqua l'humain qui venait de se bander rapidement la main. Faut filer.Vite, enfilons les combinaisons !
Les deux autres flics arrivèrent dans la grotte au moment où le Professeur programmait le trou noir sur un bond d'un an dans le futur. Les flics balancèrent la purée et la mallette quantique tomba sur le sol avant que Renard ne valide la date de retour de la singularité. Le Professeur riposta, se baissa, attrapa le nateur qui avait valsé devant lui et appuya sur la touche « entrée ». Sprint très rapide mais pas autant que les rafales de laser qui le dépassaient en le frôlant. Il passa le seuil de S à la vitesse d'un escargot suant de trouille, s'attendant à chaque instant à se prendre un trait de lumière mortel dans le dos. Ce n'était pas pour cette fois. Zoup ! Dans la machine. Nestor, qui l'avait précédé, referma le sas. Les portes se scellèrent. Plein gaz dans le futur.
Renard regarda par le hublot loupe. Hum, personne à l'horizon mais les assassins de l'ostracique semblait avoir fait le ménage et tous les éléments de son labo s'étaient envolés. Le voyageur du temps enleva son gant et posa les yeux sur sa main mutilée qui le lançait atrocement. Pas beau à voir. Marrant, il avait la sensation d'avoir encore ses doigts perdus dans le passé !
- Vérifie la date extérieure...déclara doucement Calixte en s'asseyant sur un tabouret relevable. Il accusait une certaine chute de tension et se sentait très faiblard. Le décalage horaire sans doute ?
- Oups ! Nous avons un petit soucis Professeur...déclara Nestor flegmatique car il était dans une bonne phase.
- Annonce, je m'attends au pire...
- C'est pire que cela. Nous venons d'exécuter un bond en avant de 867 567 ans...
- Je crois que j'ai mal entendu, j'ai les tympans qui vibrent.
- Je confirme l'information. Elle est vérifiée sur mon horloge interne et sur celle de l'ordinateur de l'accélérateur de particules.
- Par les roubignolles d'Edwin Hubble ! Je n'ai pas vérifié la programmation après avoir flanqué la mallette par terre ! Cependant, cette situation est assez palpitante...
- Et qu'allons nous faire ?
- Je vais vite me faire une injection de morphine, de débilium et de sérum anti-tétanos puis tu me banderas main. Je comblerai le trou que tu as dans le ventre avec du silicone de réparation, tu me fais de la peine. Après, on boira un grand verre avant de tenter une sortie.
La queue de Renard était toute rouge. Et pelée, en plus. Il en avait assez de limer comme une bête ces magnifiques gliglis qui ne pensaient qu'à ça.
Quinze jours auparavant, après s'être tapé l'ascension de l'échelle de deux kilomètres qui menait à la surface, l'homme et l'androïde s'étaient retrouvés face à un spectacle singulier. Les configurations du patelin avait considérablement évolué. Terminé la ville puante et ses immeubles de guingois rafistolés au plastibéton. Envolé space-cars vrombissants dans les cieux infectés par la géniale bêtise technologique du cafard à deux pattes.
- Mais que c'est joli ! s'exclama Nestor qui arborait un sourire joyeux que Renard n'avait jamais vu sur sa face.
- Certes, c'est une belle campagne mais restons prudents...rétorqua Renard en bandant entre ses jambes le longbow de chasse qu'il avait emporté avec lui. Tiens, je te confie le révolver, je suis nul avec cet instrument mais je peux placer une flèche dans l'oeil d'un méta-pigeon à 40 mètres ! ajouta orgueilleusement le Professeur en plaçant une flèche de chasse bilame sur le tranche-fil de son arme.
- Je ne sais pourquoi mais ce décor ne me semble pas du tout agressif...
En effet, le coin évoquait une peinture fauve avec ses collines mauves tirant sur le rouge, ses arbres aux troncs blancs tigrés de noir aux longs feuillages rosâtres qui trainaient sur une pelouse bleu émeraude de toute beauté. Des espèces d'oiseaux multicolores aux longues pattes traversaient un ciel pur parcouru de nuages idéaux. Plus bas, des bestioles de tous les genres et de tous les formats broutaient l'herbe rase tandis que d'autres bondissaient dans les arbres en poussant de douces mélopées.
- C'est très pastoral. Mais où se trouve le prédateur de trois tonnes de service ? se demanda Renard en avançant doucement sur l'herbe.
Ils marchèrent une paire d'heures, traversèrent une zone plantée de champignons géants chromés dans lesquels des écureuils épineux à seize pattes avaient creusé des galeries. Ils mangèrent des rations de combat africaines - des barres énergétiques Lion - assis sur des caillasses près d'un lac d'eau pure plein de poissons sautillants et sur lequel flottaient d'énormes tubes translucides et paisibles. La température était de vingt-cinq degrés et le vent, qui venait de se lever, était délicieusement caressant.
- Les créatures des environs ne semblent pas du tout être ennuyées par notre présence...remarqua Renard, la zoologie n'est pas mon domaine mais j'ai l'impression que la nature à changer de partition...
- Oui, Professeur, regardez ces longs serpents noirs qui tètent les mamelles roses de ces petites bestioles bondissantes roses et bleus...
- Drôles de conformités, une paire de pattes avec des sabots, une trompe devant, une queue derrière, pas de membres antérieurs, ceci est fort étrange et je dirai, absurde...
Le point culminant de la journée arriva lorsque les visiteurs tombèrent face à trois créatures bipèdes visiblement féminines qui transportaient des fruits dans des paniers d'osiers. Ces filles possédaient une longue queue et une peau orange et fine constellée d'étoiles d'or. Leur visage avenant au long nez pointu évoquait celui d'un lémurien avec des traits vaguement humanoïdes. Leurs yeux noirs et ovales, délicieusement doux, brillaient comme des escarboucles.
- Elles sont belles non ? se demanda Nestor en envisageant leurs conformités classiques et athlétiques.
- Plutôt, fit Renard en humectant ses babines. J'aime bien leurs soutiens-gorges d'herbe tressée...
Les filles déposèrent leurs paniers et s'avancèrent vers les voyageurs sans aucune méfiance. Leurs expressions traduisaient une espèce de curiosité animée.
Elles babillaient :
- Gligli, gligli, gligligi !
- Ce sont des gliglis, décida l'androïde avec à propos.
- Difficile d'établir une conversation à brûle pourpoint...fit Renard en louchant sur les apparitions.
- Salut, heu, c'est gentil chez vous, essaya le Professeur en ouvrant ses mains devant lui dans un geste de concorde.
- Gli ! firent les gliglis.
- Certes.
- Professeur ?! Regardez, la plus grande essaie de nous faire comprendre quelque chose ! Elle fait un geste avec ses mains ! Je me demande où elle veut en venir ?
En effet, la fille venait de former le geste correspondant à « tout va bien » en langage aéronautique qu'avait employé Renard lors du premier essai de la machine. Il y avait une différence car elle enfonçait le doigt le plus long de son autre menotte dans le cercle, esquissant des va-et-vient tout en se passant une longue langue douce et bleue sur les lèvres.
- Oh ! J'ai tout compris...fit renard en avalant sa salive. Ceci est un geste universel sans ambiguité. Tu vas bientôt passer ton épreuve du feu. Fais comme moi, c'est très facile.
Il s'agissait bien d'un monde symbiotique et végétalien dans lequel Renard se sentait aussi à sa place qu'un chien dans un jeu de quille. Les gliglis habitaient des petits villages de huttes en paille tressée et la proportion de mâles était d'environ dix pour cent. Ils semblaient accablés de fatigue. Renard comprit très vite pourquoi. Les gonzesses étant insatiables sur le plan de la chose. A quarante-huit ans, le Professeur ne pouvait entrer en lice douze fois dans la journée. Même avec les baies aphrodisiaques dont les filles le gorgeaient. Nestor ne semblait pas souffrir du traitement dont il était la victime consentante. Son service trois pièces électroniques était aussi fiable que le Manurhin de Renard, voire plus. Il remettait sans arrêt le couvert. Très vite, le moral du butler grimpa vers des sommets insoupçonnés. Il n'était plus le même homme synthétique.
Renard avait emporté avec lui un nécessaire d'exploration compact « made in Africa ». Ce dispositif intégré dans un sac à dos rigide possédait tout un tas de gadgets nécessaires à la survie en milieu hostile ainsi qu'un modèle réduit d'appareil de reconnaissance basé sur le magnifique avion fusée X15 utilisé par les impérialistes américains au court de la guerre froide de la seconde moitié du glorieux XXème siècle, le meilleur des siècles, putain ! Cet engin miniature était capable de cartonner à la vitesse de mach 7 à 95 kilomètres d'altitude, soit dans la mésosphère. Les clichés qu'il effectua aux quatre coins du globe - sic - indiquèrent au Professeur que la Terre avait changé un petit peu partout. Il se trouvait sur un des rares petits continents émergés et la mer régnait en maître sur la planète qui n'avait jamais autant mérité son nom de planète bleue. Même chose pour les colonies lunaires. Plus un chat.
- Hélas, pas de traces de la moindre civilisation un tant soit peu technologique...soupira Renard après avoir regardé les photos. Il lança un long regard accablé aux quelques mâles qui tricotaient de la paille, assis sur leurs culs. Ces pignolos n'ont pas encore eu l'idée d'inventer les maths, ni même de se fabriquer le moindre casse-tête pour se défendre contre les Morlocks puisqu'il n'y en a pas ! C'est la décadence. Nestor ! On fait les bagages et on se taille !
Nestor 859, qui regardait le ciel couché sans rien foutre, sauta rapidement sur ses pieds et déclara d'un ton las :
- Oui Professeur, à vos ordres...
Renard lança un regard perçant à son domestique synthétique et soupira avant de rajouter d'un ton las afin de se justifier :
- Tu comprends, elles commencent à me pomper ces créatures. J'ai le ventre plein d'air à force de bouffer des fruits et des légumes et je n'ose même pas flécher la plus petite bestiole des environs car je suis certain que ce serait mal pris...je m'emmerde, voilà ! J'ai besoin d'aligner mes équations, d'avancer dans les buts que je me suis fixé, et en plus, j'ai presque épuisé la réserve de tabac, sans même parler de la gnôle...
- S'il faut retourner au laboratoire, c'est ainsi...répondit 859 d'un ton accablé tout en cherchant son noeud papillon qu'il avait fourré au fond de son slip.
- Ecoute, lui dit Renard en regardant le bout de ses pompes. Tu n'es pas obligé de venir avec moi, si tu trouves que cela n'en vaut pas la peine. Chacun doit jouer sa partie à sa façon. Les êtres de chair comme les êtres synthétiques. De plus, mon voyage est à sens unique et mes motivations sont purement scientifiques. Je suis curieux de voir comment les choses vont évoluer. Le Soleil en a encore pour cinq milliards d'années à briller et je vais tranquillement me balader dans le futur en effectuant des bonds de puce puisque, de toute manière, je ne puis installer une marche arrière sur la machine.
- Mais, Calixte, c'est affreux ! Vous courez vers votre propre destruction ! lui répliqua Nestor qui ne comprenait pas cette suicidaire attitude.
- C'est un risque que je dois prendre si je veux pouvoir vérifier quelque chose qui me tient particulièrement à coeur, lui répondit Renard en souriant. Il alluma sa bouffarde, pompa et reprit : Vois-tu, je suis persuadé que le temps n'est pas vectoriel mais cyclique, tout comme l'univers qui se dilate puis craque et revient en arrière pour entamer une nouvelle partie. Cette théorie était d'ailleurs partagée par de nombreuses religions orientales dans le temps... Shiva danse le pied sur le démon de l'ignorance et détruit l'univers qui renaitra d'un rêve de Brama. Cette vieille cosmogonie s'accorde avec ma théorie Big Bang Big Crunch favorite....
Nestor, qui n'avait pas une conscience métaphysique aussi aboutie que celle d'une marionnette de chair ne savait plus que dire. Aussi, il balbutia :
- Alors, nous ne nous reverrons plus...
- Hé ! Qui peut dire cela !
Renard rassembla ses affaires et serra la paluche à l'andro. Profitant de la sieste de la journée des gliglis, il fila la queue entre les jambes sans demander son reste.
FIN