Plusieurs croyances curieuses.
Au dix-neuvième siècle, les chambres photographiques étaient inventées. Selon certains, elles piégeaient les âmes.
Les photographiés ne remarquaient rien pendant la prise. Mais, après leur mort terrestre, ils resteraient bloqués dans leurs portraits. Leurs âmes ne pourraient plus bouger, fixées dans une photo noir et blanc.
La bonne société pratiquait les tables tournantes. Lors d'une séance, des esprits accusèrent la nouvelle invention de les avoir bloqués. Un photographe entendit ces plaintes.
Il comprit qu'une âme filait à travers les yeux. Les photographiés mirent donc des lunettes. Elles empêchaient l'âme de subir le transfert dans la photo, comme des murs protecteurs.
Les appareils de première génération avaient été les plus dangereux, à cause du long temps de pose. Les lunettes, solution d'urgence, n'enlevaient pas le mal. On fixait l'objectif, immobile pendant des heures, ce qui abîmait l'âme.
Ainsi, beaucoup de gens restaient pétrifiés, deux-cents ans plus tard.
II
L'arrière-petit-fils d'un photographe continuait l’œuvre de son ancêtre.
Il lui fallait quelques ingrédients pour accomplir le « rituel du miroir » : une photo noir et blanc de quelqu'un sans lunettes (trouvée dans un livre ou des archives), un lavabo, un évier et un miroir. Premièrement, il clignait des yeux sur ceux de la personne en tenant bien droite la photo. Ensuite, il faisait couler de l'eau froide et reclignait des yeux, face à un miroir. Enfin, tandis que l'eau coulait, il crachait un peu de salive au fond de l'évier, qui partait avec le courant. Il coupait le robinet.
Quand on suivait ces étapes, la personne sur une photo était libérée de toutes les photos prises d'elle à l'époque (mais il fallait refaire l'opération pour chaque individu). Sauvée, son âme montait au ciel.
Dans l'ascenseur, il expliquait ça au voisin.
« Il est libéré à ton avis ? » demandait-il.
« Oui. »
« On vit au huitième et toi ? »
« Septième. »
Il feuilletait ses livres et répétait les étapes dès qu'il trouvait un vieux portrait de quelqu'un sans lunettes.
Un matin, il entendit des bruits de pas au-dessus.
Une curieuse impression le saisit aux oreilles, comme si les pas lui parlèrent. Ils formèrent des phrases, chaque pas équivalant au son d'une syllabe :
« On-t'ob-serve-de-puis-long-temps. »
Il entendit ça, non à l'oral mais communiqué de manière saccadée, par les sept pas du voisin. Le premier pas formait le son « on », le deuxième « t'ob » et ainsi de suite jusqu'à dire : « on t'observe depuis longtemps ».
Les voisins du huitième lui faisaient signe. Un orage éclatait.
III
Une averse, pile quand il allait sortir. On voulait qu'il reste chez lui. Le voisin devait contrôler la météo.
Comment avait-il découvert le rituel du miroir ? Il n'en savait rien. Un ensemble d'impressions.
Les voisins étudiaient-ils son cerveau pour percer ses secrets ? Étaient-ils équipés d'un scanner lisant ses pensées à travers les murs ?
Une machine devait scruter ses réactions en temps réel, quand il entendait leurs pas.
Il mimait des émotions stéréotypées face au miroir. Colérique ou joyeux, il imaginait des situations, comme s'il les vivait. Les voisins le scannaient pendant son jeu d'acteur, pensait-il.
Ils n'avaient pas expérimenté directement sur lui, en mettant des électrodes sur sa tête par exemple. Tout se faisait à distance via des rayons invisibles qui le scannaient sûrement.
Quand il allait se promener, des astronautes le suivaient peut-être. Les rayons d'un vaisseau spatial scannaient son crâne en extérieur et transmettaient les images IRM aux voisins du dessus.
Beaucoup de piétons le fixaient, comme si l'équipe qui l'observait s'était agrandie.
IV
Dans sa chambre, les moustiques étaient curieusement immobiles. Il les fixait à la loupe. Au mouvement de ses mains, ils ne prenaient pas la fuite, contrairement à l'instinct de survie qui ferait s'envoler l'insecte.
De vrais robots ! Équipés de caméras !
Il en écrasait un, mais pas un boulon !
Il vint à croire ces moustiques possédés par l'esprit d'hommes, mais toujours chairs d'insectes. Un système de réincarnation, où des scientifiques entraient dans des corps d'insectes en conservant leur personnalité. Ils transmettaient leurs observations aux « gens du huitième ».
Les bruits de pas lui chuchotèrent aussi un nouveau danger.
V
Au 21ème siècle, la pose moins longue des appareils couleurs ne bloquait plus les âmes. Mais l'ère d'internet possédait ses problèmes spécifiques, les « sorciers d'internet ».
Grâce à un rituel aux étapes secrètes, ces hommes gagnaient un pouvoir surprenant. Avant, ils étaient seulement sorciers, mais après le rituel devenaient « sorciers d'internet ». Leur pouvoir : ils clignaient des yeux sur les selfies de gens sans lunettes, afin de voler leurs âmes. Une âme s'échappait à travers les yeux vers ceux du sorcier. Ainsi, le vol fonctionnait si la victime s'était prise en selfie sans lunettes.
De leur vivant, ces sorciers accumulaient ce qu'on pourrait appeler « mauvais karma ». Après leur mort terrestre, ils passeraient une longue période dans des flammes et le savaient. C'était pour réduire ce temps qu'ils volaient des âmes. Le vol échangeait leur future période de calvaire contre les années de paradis de leurs victimes.
La plupart des gens n'avaient pas commis de crime et allaient en moyenne quelques années au paradis avant d'être réincarnés. Ces probabilités étaient favorables aux sorciers, qui volaient le plus de gens possible. Ils misaient sur la quantité de regards volés. Après un vol via le clignement d'yeux, les années de paradis d'une âme étaient transférées vers le sorcier, ce qui lui enlevait quelques années d'enfer à chaque fois par soustraction. Comme un endetté qui volerait le plus de comptes en banque possible, même si la somme était modeste à chaque vol.
Vu la quantité de photos sur les réseaux, il leur suffisait de cligner des yeux sur pleins d'yeux, devant un ordinateur, ce qui était facile, discret et indolore du vivant des victimes.
« Pourquoi toutes ces flammes autour de moi ! »
Ainsi hurlaient les milliers de gens qui finissaient à la mauvaise place une fois morts ! Les sorciers ne volaient pas seulement leurs années de paradis. Le clignement d'yeux transférait aussi leurs années d'enfer, ou « mauvais karma », sur leurs victimes, qui ne s'en rendaient pas compte sur le moment.
Les anges voyaient le problème. L'apparence des habitants du ciel devenait de plus en plus douteuse, magiciens et vauriens entrés par fraude !
Il fallait rééquilibrer les places dans l'au-delà en faisant stopper les vols.
Les anges appelèrent à l'aide scientifiques et astronautes. Alléchés par leurs récompenses, milliers d'années de paradis et réincarnations en beaux hommes, ils répondirent favorablement.
Plusieurs équipes menaient des recherches dans le monde. Ils communiquaient leurs résultats aux astronautes, qui les donnaient aux anges.
Les « gens du huitième » étaient une de ces équipes et l'étudiaient.
Il était différent. Il ne s'était jamais pris en selfie sur internet. On le scannait pour mieux comprendre, par extension, le cerveau de tous ceux qui ne postaient pas de selfie.
Les anges étudiaient les résultats des scanners. Imitant les schémas de son cerveau, ils créaient plus d'humains au caractère comme le sien, dotés d'une peur innée pour la photo-portrait.
Ainsi, moins de gens auraient le regard volé dans la prochaine vague de réincarnation, grâce à une tendance instinctive des générations futures à se comporter comme lui, sans poster de selfie. Les sorciers auraient ainsi de plus en plus de mal à trouver de nouvelles âmes à voler et donc de nouvelles années de paradis à usurper.
VI
Au réveil, les bruits de pas lui dirent de tuer l'un des « sorciers d'internet ».
Il devait faire le rituel immobile, dans son lit. Chaque quinze minutes, un bruit sur la fenêtre, léger « poc », signalait un changement de position. Toujours couché, il bougeait légèrement le genou. Et ainsi de suite, nouveau « poc » et changement de place. En une heure, c'était fini.
Le sorcier n'était pas encore mort. Les « pocs » symbolisaient le son des balles touchant la cible. Un tireur serait bientôt recruté par une des équipes.
VII
Réveil difficile le lendemain, comme s'il n'avait pas dormi. Des sorciers avaient dû rentrer chez lui, le réveiller et l'hypnotiser pour qu'il oublie tout au matin. Tout ça pour placer des micros dans sa bouche. Il voyait deux gonflements sous sa peau quand il se brossait les dents, comme deux fils à chaque côté intérieur de ses joues.
Connectés à son cerveau via les parois buccales, ils lisaient peut-être ses pensées et les transmettaient aux écrans des sorciers.
Mais les pas des scientifiques donnaient des solutions. Le point faible du sorcier était le chantage. Puisqu'ils attaquaient à distance, l'équilibrage des forces se ferait à distance, grâce à la « méthode de la roulette russe » :
« Venez me défier à la roulette russe, une chance sur deux ! » pensait-il sur leurs écrans.
L'équipe aurait fourni un pistolet le temps du défi. Tant qu'ils refusaient de venir le relever en personne, dans sa chambre, leur emprise était diminuée, car l’au-delà respectait le courage.
Aucun n'était venu car ils avaient peur.
Pour vous schématiser l'au-delà, imaginez un losange divisé en deux, formant deux triangles. Le triangle du haut est vert (le « paradis »), celui du bas est rouge (l' « enfer »). Le compteur des ignorants s'élève à quelques années de paradis : ils sont en bas du côté vert et passent rarement dans le rouge à moins de faire un crime. Les initiés montent dans le vert en faisant des recherches. Les plus hauts cumulent des milliers d'années de paradis, comme les astronautes.
Les sorciers ont le compteur négatif. Plus ils font de mal, plus ils plongent. Ceux qui atteignent la pointe du bas voient leur persistance récompensée : ils seront réincarnés en hommes beaux et puissants, sans subir les flammes.
Les sorciers qui ne font pas assez de crimes sont au milieu du triangle rouge. Beaucoup de « sorciers d'internet » sont là. À leur mort, ils seront punis les plus fortement, car leur tiédeur déplaît à l'au-delà. C'est pourquoi ils trichent en volant l'âme des « sans lunettes ».
Tricheurs, les sorciers d'internet n'arrivaient pas à la cheville de ceux du bas, ils étaient d'ailleurs moqués par les autres. Là où un vrai sorcier pouvait infliger des douleurs à distance, eux ne savaient pas piquer une mouche avec une poupée vaudou. Ils « volaient des regards », sans bouger de chez eux.
Mais cette magie peu spectaculaire devait être stoppée, car elle chamboulait l'au-delà.
VIII
Un des scientifiques du huitième soutenait personnellement le rat de laboratoire. Ils ne s'étaient pas revus depuis l'ascenseur, mais communiquaient par télépathie, via la peau du crâne. Pour entendre une phrase du scientifique, il se touchait les cheveux, laissant aller et venir ses doigts. À chaque va-et-vient, le bruit du grattement se transformait en syllabes et formait des voix.
L'équipe devait être rentrée chez lui une nuit et avait mis une poudre magique dans ses cheveux, qui les changea en antennes télépathiques. Il supposait ça car l'effet était similaire à leurs bruit de pas : des sons inhumains devenant phrases humaines.
Conscients de son stress, ils le poudrèrent pour l'aider à garder un contact. On lui donnait des méthodes via les voix des cheveux. Par exemple, une douche glacée de quinze minutes annulait dix ans d'enfer, car s'infliger une chose désagréable plaisait aux anges.
Mais quand il échouait à imiter des émotions, la machine ne scannait pas de schémas assez pertinents à fournir aux anges.
Les cieux lui tapaient sa punition, quelques années d'enfer en plus ! 400 ans s'il était mort à l'époque, puis une cinquantaine de réincarnations en amibe, vie microscopique et gelée.
IX
Vous connaissez maintenant l'histoire des « sorciers d'internet » et de la repentance d'un homme.
La chaîne de réincarnation de nos aïeux est débloquée, ils renaissent en ce moment, libérés des chambres photographiques.
Des héros doivent se révéler. Ils aideront nos contemporains, dont l'âme est volée sur internet.
Au seuil de la vieillesse, je suis trop fatigué et m'arrête ici.
Les photographiés ne remarquaient rien pendant la prise. Mais, après leur mort terrestre, ils resteraient bloqués dans leurs portraits. Leurs âmes ne pourraient plus bouger, fixées dans une photo noir et blanc.
La bonne société pratiquait les tables tournantes. Lors d'une séance, des esprits accusèrent la nouvelle invention de les avoir bloqués. Un photographe entendit ces plaintes.
Il comprit qu'une âme filait à travers les yeux. Les photographiés mirent donc des lunettes. Elles empêchaient l'âme de subir le transfert dans la photo, comme des murs protecteurs.
Les appareils de première génération avaient été les plus dangereux, à cause du long temps de pose. Les lunettes, solution d'urgence, n'enlevaient pas le mal. On fixait l'objectif, immobile pendant des heures, ce qui abîmait l'âme.
Ainsi, beaucoup de gens restaient pétrifiés, deux-cents ans plus tard.
II
L'arrière-petit-fils d'un photographe continuait l’œuvre de son ancêtre.
Il lui fallait quelques ingrédients pour accomplir le « rituel du miroir » : une photo noir et blanc de quelqu'un sans lunettes (trouvée dans un livre ou des archives), un lavabo, un évier et un miroir. Premièrement, il clignait des yeux sur ceux de la personne en tenant bien droite la photo. Ensuite, il faisait couler de l'eau froide et reclignait des yeux, face à un miroir. Enfin, tandis que l'eau coulait, il crachait un peu de salive au fond de l'évier, qui partait avec le courant. Il coupait le robinet.
Quand on suivait ces étapes, la personne sur une photo était libérée de toutes les photos prises d'elle à l'époque (mais il fallait refaire l'opération pour chaque individu). Sauvée, son âme montait au ciel.
Dans l'ascenseur, il expliquait ça au voisin.
« Il est libéré à ton avis ? » demandait-il.
« Oui. »
« On vit au huitième et toi ? »
« Septième. »
Il feuilletait ses livres et répétait les étapes dès qu'il trouvait un vieux portrait de quelqu'un sans lunettes.
Un matin, il entendit des bruits de pas au-dessus.
Une curieuse impression le saisit aux oreilles, comme si les pas lui parlèrent. Ils formèrent des phrases, chaque pas équivalant au son d'une syllabe :
« On-t'ob-serve-de-puis-long-temps. »
Il entendit ça, non à l'oral mais communiqué de manière saccadée, par les sept pas du voisin. Le premier pas formait le son « on », le deuxième « t'ob » et ainsi de suite jusqu'à dire : « on t'observe depuis longtemps ».
Les voisins du huitième lui faisaient signe. Un orage éclatait.
III
Une averse, pile quand il allait sortir. On voulait qu'il reste chez lui. Le voisin devait contrôler la météo.
Comment avait-il découvert le rituel du miroir ? Il n'en savait rien. Un ensemble d'impressions.
Les voisins étudiaient-ils son cerveau pour percer ses secrets ? Étaient-ils équipés d'un scanner lisant ses pensées à travers les murs ?
Une machine devait scruter ses réactions en temps réel, quand il entendait leurs pas.
Il mimait des émotions stéréotypées face au miroir. Colérique ou joyeux, il imaginait des situations, comme s'il les vivait. Les voisins le scannaient pendant son jeu d'acteur, pensait-il.
Ils n'avaient pas expérimenté directement sur lui, en mettant des électrodes sur sa tête par exemple. Tout se faisait à distance via des rayons invisibles qui le scannaient sûrement.
Quand il allait se promener, des astronautes le suivaient peut-être. Les rayons d'un vaisseau spatial scannaient son crâne en extérieur et transmettaient les images IRM aux voisins du dessus.
Beaucoup de piétons le fixaient, comme si l'équipe qui l'observait s'était agrandie.
IV
Dans sa chambre, les moustiques étaient curieusement immobiles. Il les fixait à la loupe. Au mouvement de ses mains, ils ne prenaient pas la fuite, contrairement à l'instinct de survie qui ferait s'envoler l'insecte.
De vrais robots ! Équipés de caméras !
Il en écrasait un, mais pas un boulon !
Il vint à croire ces moustiques possédés par l'esprit d'hommes, mais toujours chairs d'insectes. Un système de réincarnation, où des scientifiques entraient dans des corps d'insectes en conservant leur personnalité. Ils transmettaient leurs observations aux « gens du huitième ».
Les bruits de pas lui chuchotèrent aussi un nouveau danger.
V
Au 21ème siècle, la pose moins longue des appareils couleurs ne bloquait plus les âmes. Mais l'ère d'internet possédait ses problèmes spécifiques, les « sorciers d'internet ».
Grâce à un rituel aux étapes secrètes, ces hommes gagnaient un pouvoir surprenant. Avant, ils étaient seulement sorciers, mais après le rituel devenaient « sorciers d'internet ». Leur pouvoir : ils clignaient des yeux sur les selfies de gens sans lunettes, afin de voler leurs âmes. Une âme s'échappait à travers les yeux vers ceux du sorcier. Ainsi, le vol fonctionnait si la victime s'était prise en selfie sans lunettes.
De leur vivant, ces sorciers accumulaient ce qu'on pourrait appeler « mauvais karma ». Après leur mort terrestre, ils passeraient une longue période dans des flammes et le savaient. C'était pour réduire ce temps qu'ils volaient des âmes. Le vol échangeait leur future période de calvaire contre les années de paradis de leurs victimes.
La plupart des gens n'avaient pas commis de crime et allaient en moyenne quelques années au paradis avant d'être réincarnés. Ces probabilités étaient favorables aux sorciers, qui volaient le plus de gens possible. Ils misaient sur la quantité de regards volés. Après un vol via le clignement d'yeux, les années de paradis d'une âme étaient transférées vers le sorcier, ce qui lui enlevait quelques années d'enfer à chaque fois par soustraction. Comme un endetté qui volerait le plus de comptes en banque possible, même si la somme était modeste à chaque vol.
Vu la quantité de photos sur les réseaux, il leur suffisait de cligner des yeux sur pleins d'yeux, devant un ordinateur, ce qui était facile, discret et indolore du vivant des victimes.
« Pourquoi toutes ces flammes autour de moi ! »
Ainsi hurlaient les milliers de gens qui finissaient à la mauvaise place une fois morts ! Les sorciers ne volaient pas seulement leurs années de paradis. Le clignement d'yeux transférait aussi leurs années d'enfer, ou « mauvais karma », sur leurs victimes, qui ne s'en rendaient pas compte sur le moment.
Les anges voyaient le problème. L'apparence des habitants du ciel devenait de plus en plus douteuse, magiciens et vauriens entrés par fraude !
Il fallait rééquilibrer les places dans l'au-delà en faisant stopper les vols.
Les anges appelèrent à l'aide scientifiques et astronautes. Alléchés par leurs récompenses, milliers d'années de paradis et réincarnations en beaux hommes, ils répondirent favorablement.
Plusieurs équipes menaient des recherches dans le monde. Ils communiquaient leurs résultats aux astronautes, qui les donnaient aux anges.
Les « gens du huitième » étaient une de ces équipes et l'étudiaient.
Il était différent. Il ne s'était jamais pris en selfie sur internet. On le scannait pour mieux comprendre, par extension, le cerveau de tous ceux qui ne postaient pas de selfie.
Les anges étudiaient les résultats des scanners. Imitant les schémas de son cerveau, ils créaient plus d'humains au caractère comme le sien, dotés d'une peur innée pour la photo-portrait.
Ainsi, moins de gens auraient le regard volé dans la prochaine vague de réincarnation, grâce à une tendance instinctive des générations futures à se comporter comme lui, sans poster de selfie. Les sorciers auraient ainsi de plus en plus de mal à trouver de nouvelles âmes à voler et donc de nouvelles années de paradis à usurper.
VI
Au réveil, les bruits de pas lui dirent de tuer l'un des « sorciers d'internet ».
Il devait faire le rituel immobile, dans son lit. Chaque quinze minutes, un bruit sur la fenêtre, léger « poc », signalait un changement de position. Toujours couché, il bougeait légèrement le genou. Et ainsi de suite, nouveau « poc » et changement de place. En une heure, c'était fini.
Le sorcier n'était pas encore mort. Les « pocs » symbolisaient le son des balles touchant la cible. Un tireur serait bientôt recruté par une des équipes.
VII
Réveil difficile le lendemain, comme s'il n'avait pas dormi. Des sorciers avaient dû rentrer chez lui, le réveiller et l'hypnotiser pour qu'il oublie tout au matin. Tout ça pour placer des micros dans sa bouche. Il voyait deux gonflements sous sa peau quand il se brossait les dents, comme deux fils à chaque côté intérieur de ses joues.
Connectés à son cerveau via les parois buccales, ils lisaient peut-être ses pensées et les transmettaient aux écrans des sorciers.
Mais les pas des scientifiques donnaient des solutions. Le point faible du sorcier était le chantage. Puisqu'ils attaquaient à distance, l'équilibrage des forces se ferait à distance, grâce à la « méthode de la roulette russe » :
« Venez me défier à la roulette russe, une chance sur deux ! » pensait-il sur leurs écrans.
L'équipe aurait fourni un pistolet le temps du défi. Tant qu'ils refusaient de venir le relever en personne, dans sa chambre, leur emprise était diminuée, car l’au-delà respectait le courage.
Aucun n'était venu car ils avaient peur.
Pour vous schématiser l'au-delà, imaginez un losange divisé en deux, formant deux triangles. Le triangle du haut est vert (le « paradis »), celui du bas est rouge (l' « enfer »). Le compteur des ignorants s'élève à quelques années de paradis : ils sont en bas du côté vert et passent rarement dans le rouge à moins de faire un crime. Les initiés montent dans le vert en faisant des recherches. Les plus hauts cumulent des milliers d'années de paradis, comme les astronautes.
Les sorciers ont le compteur négatif. Plus ils font de mal, plus ils plongent. Ceux qui atteignent la pointe du bas voient leur persistance récompensée : ils seront réincarnés en hommes beaux et puissants, sans subir les flammes.
Les sorciers qui ne font pas assez de crimes sont au milieu du triangle rouge. Beaucoup de « sorciers d'internet » sont là. À leur mort, ils seront punis les plus fortement, car leur tiédeur déplaît à l'au-delà. C'est pourquoi ils trichent en volant l'âme des « sans lunettes ».
Tricheurs, les sorciers d'internet n'arrivaient pas à la cheville de ceux du bas, ils étaient d'ailleurs moqués par les autres. Là où un vrai sorcier pouvait infliger des douleurs à distance, eux ne savaient pas piquer une mouche avec une poupée vaudou. Ils « volaient des regards », sans bouger de chez eux.
Mais cette magie peu spectaculaire devait être stoppée, car elle chamboulait l'au-delà.
VIII
Un des scientifiques du huitième soutenait personnellement le rat de laboratoire. Ils ne s'étaient pas revus depuis l'ascenseur, mais communiquaient par télépathie, via la peau du crâne. Pour entendre une phrase du scientifique, il se touchait les cheveux, laissant aller et venir ses doigts. À chaque va-et-vient, le bruit du grattement se transformait en syllabes et formait des voix.
L'équipe devait être rentrée chez lui une nuit et avait mis une poudre magique dans ses cheveux, qui les changea en antennes télépathiques. Il supposait ça car l'effet était similaire à leurs bruit de pas : des sons inhumains devenant phrases humaines.
Conscients de son stress, ils le poudrèrent pour l'aider à garder un contact. On lui donnait des méthodes via les voix des cheveux. Par exemple, une douche glacée de quinze minutes annulait dix ans d'enfer, car s'infliger une chose désagréable plaisait aux anges.
Mais quand il échouait à imiter des émotions, la machine ne scannait pas de schémas assez pertinents à fournir aux anges.
Les cieux lui tapaient sa punition, quelques années d'enfer en plus ! 400 ans s'il était mort à l'époque, puis une cinquantaine de réincarnations en amibe, vie microscopique et gelée.
IX
Vous connaissez maintenant l'histoire des « sorciers d'internet » et de la repentance d'un homme.
La chaîne de réincarnation de nos aïeux est débloquée, ils renaissent en ce moment, libérés des chambres photographiques.
Des héros doivent se révéler. Ils aideront nos contemporains, dont l'âme est volée sur internet.
Au seuil de la vieillesse, je suis trop fatigué et m'arrête ici.