Dans une maison fatiguée par les années, Eliott, un homme solitaire et désabusé, tente de survivre à la lente érosion de sa vie. Entre gestes mécaniques, souvenirs d’un amour perdu, et une routine morne rythmée par les coupures de rasoir et les émissions télévisées, il glisse lentement vers l’effacement. Pourtant, au sous-sol de sa demeure, un secret glaçant révèle l’ampleur de sa dérive.
Chic type
Ça faisait des années qu’une femme ne l’avait pas fait rêver, et tout aussi longtemps qu’il n’avait pas fait rêver une femme. Quand Eliott se plaçait devant le miroir de la salle d’eau le matin pour se raser, la glace lui renvoyait le papier peint défraîchi qui tapissait le mur dans son dos. D’énormes tournesols totalement exsangues du soleil qu’ils avaient jadis symbolisé. Il remarquait toujours ce mur avant de se concentrer sur son visage qu’il enduisait de mousse, une platée de crème fouettée qu’il raclait machinalement avec son rasoir. Ses poils de barbe de plus en plus blancs se mettaient alors à flotter dans le lavabo rempli d’eau chaude quand il plongeait le coupe-choux dedans pour le rincer.
Eliott se regardait dans les yeux, mais ses pupilles gardaient l’immobilité d’un lac gelé. Toute vie avait disparu et il revenait invariablement à cette saveur âcre d’un amour perdu.
Le ciel grisonnait par le vasistas qui ouvrait le monde du dehors, mais la lumière maladive avait grand mal à se faufiler dans la petite pièce quand l’horizon était bas. Il avait installé un néon au-dessus de la vasque quelques années plus tôt pour combattre les contre-jours, et limiter les coupures qui entaillaient ses joues quand il ne prenait pas soin de tendre suffisamment la peau de son visage. Ou encore quand son poignet ne s’assouplissait pas assez pour ne pas égratigner les ombres de sa gueule tracassée par les années difficiles.
Le son de la télé dans le salon lui parvenait à peine. Des voix en sourdine qu’il était incapable de comprendre. C’était peut-être un documentaire, un quelconque JT du matin ou des spots de pubs, ça ne faisait pas grande différence. Mais il aimait avoir la téloche en permanence, comme s’il recevait du monde ou participait à une vie qui se déroulait quelque part.
Il repensait souvent à cette phrase prononcée par Stephen Eicher un soir sur le petit écran. Il y a peu d’années qui séparent un homme dans la force de l’âge de la vieillesse. Il commençait à en faire les frais et savait que pour lui, l’univers des possibles se desséchait.
Il avait renoncé à retrouver l’amour d’une femme. Il avait eu quelques aventures après son divorce, mais de si brèves histoires qu’elles lui paraissaient aussi volatiles qu’une ligne lue dans le journal, aussitôt remisée dans le tiroir de l’oubli. Il se doutait bien qu’à cinquante-six ans, ses possibilités de retrouver un job étaient rachitiques et que sans boulot, ses chances de reconstruire une vie à deux ne s’annonçaient pas sous les meilleurs auspices. Il n’avait rien d’autre que cette petite baraque de guingois, une bagnole de dix-sept ans et une gueule d’occasion qu’on ne rêvait pas de caresser.
Il avait envisagé plusieurs fois de prendre un chien, mais n’avait fait que tracer l’itinéraire pour aller au refuge sur un bloc-notes. Le papier devait être quelque part, peut-être plié en quatre dans son portefeuille. Il y pensait encore de temps à autre, une bête pour lui tenir compagnie, mais il abandonnait toujours l’idée comme on frotte ses semelles sur le paillasson avant d’entrer chez soi et de fermer la porte.
Peut-être n’aurait-il pas la patience de s’occuper d’un clebs ? De plus, il avait entendu dire que le refuge demandait aux adoptants leurs revenus, et avec ses modestes allocations, il craignait que sa requête ne soit rejetée.
Il n’avait pas allumé le chauffage une seule fois bien qu’on soit en novembre. La dernière facture de gaz était restée fixée sur la porte du frigo par un magnet comme un rappel à l’ordre. Il avait froid et se hâta de se rincer le visage à grande eau avant d’enfiler un pull camionneur dont il tira la fermeture éclair pour remonter le col.
Il vit passer le fourgon de la factrice alors qu’il préparait du café dans la cuisine. L’utilitaire dépassa sa bicoque sans ralentir. Il n’aimait pas cette grosse vache nouvellement embauchée par les services postaux. Il regrettait la jeune blonde qui s’arrêtait toujours pour discuter quelques minutes, parfois prendre un Expresso, même quand elle n’avait pas de courrier pour lui.
Il versa le café dans une tasse dans lequel il jeta deux sucres et sortit du placard un paquet de madeleines entamé pour rejoindre son atelier à la cave. Dès qu’il passait la porte pour descendre les marches, son cœur se réveillait. Arrivé en bas, il tira de sa main libre sur la ficelle qui enflammait l’ampoule nue du plafond, puis déposa le mug et les madeleines sur l’établi. D’un geste machinal, il se recoiffa avec ses doigts avant d’aller jusqu’à l’armoire qu’il fit pivoter pour accéder à une porte dérobée pour libérer le cadenas.
La factrice blonde semblait assoupie, pelotonnée sous une couverture rêche. Roulée en boule sur un matelas qu’Eliott avait jeté sur la terre battue.
- C’est moi, dit-il. Tu as bien dormi ?
Elle ne réagit pas, ouvrit juste les yeux sans tourner la tête vers lui.
- Je t’ai apporté du café et des madeleines. Attends, je reviens !
Alors qu’il repartait vers l’établi, elle se redressa pour s’asseoir dos au mur en faisant cliqueter la chaîne accrochée à son mollet, un chapelet en métal fixé à la tuyauterie qui courait le long des parpaings.
Eliott s’approcha prudemment et déposa le petit déjeuner au pied du matelas avant de reculer.
Elle avait cessé de le supplier pour qu’il la libère. La voix de la jeune femme lui manquait. Il n’y avait que le souffle oppressé de ses poumons qui faisait monter et redescendre sa poitrine menue. De petits seins, avait-il remarqué. Mais ça ne le gênait pas. Elle était là depuis déjà un mois et maigrissait à vue d’œil. Un avis de recherche était lancé, mais il n’était pas inquiet. Il avait pris soin de faire disparaître l’utilitaire de la postière dans un lac à plus de cent bornes de chez lui avant de revenir en train.
Il espéra qu’elle accepte de manger quelques madeleines. Elle boudait la nourriture qu’il lui servait, obstinée à fixer le vide et se butant dans un silence méprisant.
- Comme tu veux ! dit-il en quittant la pièce.
Il referma la porte dérobée, replaça l’armoire et remonta au salon. Il s’installa dans son fauteuil en cuir élimé et saisit la télécommande du téléviseur. Il glissa sur les chaînes jusqu’à trouver une émission sur des gars qui retapaient de vieux tacots.
Il crut entendre du bruit au sous-sol et baissa le son en tendant l’oreille. Mais c’était silencieux et il fit regrimper les barrettes du volume du tube cathodique.
Ça faisait des années qu’une femme ne l’avait pas fait rêver, et tout aussi longtemps qu’il n’avait pas fait rêver une femme. Quand Eliott se plaçait devant le miroir de la salle d’eau le matin pour se raser, la glace lui renvoyait le papier peint défraîchi qui tapissait le mur dans son dos. D’énormes tournesols totalement exsangues du soleil qu’ils avaient jadis symbolisé. Il remarquait toujours ce mur avant de se concentrer sur son visage qu’il enduisait de mousse, une platée de crème fouettée qu’il raclait machinalement avec son rasoir. Ses poils de barbe de plus en plus blancs se mettaient alors à flotter dans le lavabo rempli d’eau chaude quand il plongeait le coupe-choux dedans pour le rincer.
Eliott se regardait dans les yeux, mais ses pupilles gardaient l’immobilité d’un lac gelé. Toute vie avait disparu et il revenait invariablement à cette saveur âcre d’un amour perdu.
Le ciel grisonnait par le vasistas qui ouvrait le monde du dehors, mais la lumière maladive avait grand mal à se faufiler dans la petite pièce quand l’horizon était bas. Il avait installé un néon au-dessus de la vasque quelques années plus tôt pour combattre les contre-jours, et limiter les coupures qui entaillaient ses joues quand il ne prenait pas soin de tendre suffisamment la peau de son visage. Ou encore quand son poignet ne s’assouplissait pas assez pour ne pas égratigner les ombres de sa gueule tracassée par les années difficiles.
Le son de la télé dans le salon lui parvenait à peine. Des voix en sourdine qu’il était incapable de comprendre. C’était peut-être un documentaire, un quelconque JT du matin ou des spots de pubs, ça ne faisait pas grande différence. Mais il aimait avoir la téloche en permanence, comme s’il recevait du monde ou participait à une vie qui se déroulait quelque part.
Il repensait souvent à cette phrase prononcée par Stephen Eicher un soir sur le petit écran. Il y a peu d’années qui séparent un homme dans la force de l’âge de la vieillesse. Il commençait à en faire les frais et savait que pour lui, l’univers des possibles se desséchait.
Il avait renoncé à retrouver l’amour d’une femme. Il avait eu quelques aventures après son divorce, mais de si brèves histoires qu’elles lui paraissaient aussi volatiles qu’une ligne lue dans le journal, aussitôt remisée dans le tiroir de l’oubli. Il se doutait bien qu’à cinquante-six ans, ses possibilités de retrouver un job étaient rachitiques et que sans boulot, ses chances de reconstruire une vie à deux ne s’annonçaient pas sous les meilleurs auspices. Il n’avait rien d’autre que cette petite baraque de guingois, une bagnole de dix-sept ans et une gueule d’occasion qu’on ne rêvait pas de caresser.
Il avait envisagé plusieurs fois de prendre un chien, mais n’avait fait que tracer l’itinéraire pour aller au refuge sur un bloc-notes. Le papier devait être quelque part, peut-être plié en quatre dans son portefeuille. Il y pensait encore de temps à autre, une bête pour lui tenir compagnie, mais il abandonnait toujours l’idée comme on frotte ses semelles sur le paillasson avant d’entrer chez soi et de fermer la porte.
Peut-être n’aurait-il pas la patience de s’occuper d’un clebs ? De plus, il avait entendu dire que le refuge demandait aux adoptants leurs revenus, et avec ses modestes allocations, il craignait que sa requête ne soit rejetée.
Il n’avait pas allumé le chauffage une seule fois bien qu’on soit en novembre. La dernière facture de gaz était restée fixée sur la porte du frigo par un magnet comme un rappel à l’ordre. Il avait froid et se hâta de se rincer le visage à grande eau avant d’enfiler un pull camionneur dont il tira la fermeture éclair pour remonter le col.
Il vit passer le fourgon de la factrice alors qu’il préparait du café dans la cuisine. L’utilitaire dépassa sa bicoque sans ralentir. Il n’aimait pas cette grosse vache nouvellement embauchée par les services postaux. Il regrettait la jeune blonde qui s’arrêtait toujours pour discuter quelques minutes, parfois prendre un Expresso, même quand elle n’avait pas de courrier pour lui.
Il versa le café dans une tasse dans lequel il jeta deux sucres et sortit du placard un paquet de madeleines entamé pour rejoindre son atelier à la cave. Dès qu’il passait la porte pour descendre les marches, son cœur se réveillait. Arrivé en bas, il tira de sa main libre sur la ficelle qui enflammait l’ampoule nue du plafond, puis déposa le mug et les madeleines sur l’établi. D’un geste machinal, il se recoiffa avec ses doigts avant d’aller jusqu’à l’armoire qu’il fit pivoter pour accéder à une porte dérobée pour libérer le cadenas.
La factrice blonde semblait assoupie, pelotonnée sous une couverture rêche. Roulée en boule sur un matelas qu’Eliott avait jeté sur la terre battue.
- C’est moi, dit-il. Tu as bien dormi ?
Elle ne réagit pas, ouvrit juste les yeux sans tourner la tête vers lui.
- Je t’ai apporté du café et des madeleines. Attends, je reviens !
Alors qu’il repartait vers l’établi, elle se redressa pour s’asseoir dos au mur en faisant cliqueter la chaîne accrochée à son mollet, un chapelet en métal fixé à la tuyauterie qui courait le long des parpaings.
Eliott s’approcha prudemment et déposa le petit déjeuner au pied du matelas avant de reculer.
Elle avait cessé de le supplier pour qu’il la libère. La voix de la jeune femme lui manquait. Il n’y avait que le souffle oppressé de ses poumons qui faisait monter et redescendre sa poitrine menue. De petits seins, avait-il remarqué. Mais ça ne le gênait pas. Elle était là depuis déjà un mois et maigrissait à vue d’œil. Un avis de recherche était lancé, mais il n’était pas inquiet. Il avait pris soin de faire disparaître l’utilitaire de la postière dans un lac à plus de cent bornes de chez lui avant de revenir en train.
Il espéra qu’elle accepte de manger quelques madeleines. Elle boudait la nourriture qu’il lui servait, obstinée à fixer le vide et se butant dans un silence méprisant.
- Comme tu veux ! dit-il en quittant la pièce.
Il referma la porte dérobée, replaça l’armoire et remonta au salon. Il s’installa dans son fauteuil en cuir élimé et saisit la télécommande du téléviseur. Il glissa sur les chaînes jusqu’à trouver une émission sur des gars qui retapaient de vieux tacots.
Il crut entendre du bruit au sous-sol et baissa le son en tendant l’oreille. Mais c’était silencieux et il fit regrimper les barrettes du volume du tube cathodique.