L'Abîme qui rampe en dessous (3)

Le 05/08/2025
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par Cuddle
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Rubriques / Chroniques corsaires
L'apogée de la rubrique de Cuddle brille par son intensité narrative et sa richesse dramatique. D’abord, l’atmosphère post-mutinerie, saisie avec une précision immersive, plonge le lecteur dans un univers maritime brut où chaque détail visuel et sonore résonne avec force. Ensuite, l’horreur psychologique et physique s’installe progressivement, tissant une tension croissante qui aboutit à une révélation terrifiante, à la lisière du surnaturel et du cauchemardesque. De plus, le style, d’une poésie âpre, mêle dialogues truculents et images saisissantes, donnant au récit une aura presque mythique où l’effroi se fond dans une beauté sombre. Enfin, la profondeur des relations humaines, marquées par la méfiance et un désespoir commun, ancre cette tragédie dans une dimension universelle, faisant de ce texte une œuvre captivante et mémorable.
Après la mutinerie, les survivants s’affairèrent à remettre le navire en état.
Sur le pont, on balaya les saletés accumulées : bouts de cordage, algues, sables, morceaux de dents… Deux mousses, torse crasseux et peau maculée de sel, frottaient à grands coups de brosse, insistant sur les taches incrustées dans le bois. Les yeux dans le vague, un autre s’efforçait de rincer les planches à l’aide d’un seau d’eau saumâtre.
Plus loin, deux marins réparaient les voiles abîmées par la tempête. Essoufflé, le vent avait fini par se taire. Le Veilleur, posté en haut du mât, observait l’étendue glaciale d’un calme absolu. Le ciel était maussade. Une lassitude pesante planait sur l’équipage.

Depuis la révolte, l’ambiance était délétère. On ne se parlait plus. On se regardait de travers. Un climat de suspicion s’était emparé des survivants. Certains craignaient une nouvelle attaque, mais Brise-Échine, le Second, veillait au grain, comme toujours.
Le contremaître, un homme à la gueule trouée, passa à côté de lui, beuglant sur des matelots qui traînassaient.
- J’vous ai déjà dit d’monter la garde devant dans la cabine du Capitaine ! rugit-il de mauvais poil. Magnez-vous l’cul !
Il cracha par terre, pestant contre la jeunesse, puis claudiqua jusqu’à un tabouret, plus loin. Le vieil homme posa sa jambe de bois sur un seau et alluma sa pipe.

Brise-Échine rejoignit le Navigateur, à la barre de l’Espérance. C’était un homme svelte aux épaules pointues. Vêtu d’un long manteau de cuir noir, d’une chemise blanche et d’un pantalon bouffant rentré dans ses bottes, il manœuvrait le bâtiment en sifflotant un air joyeux. Son compagnon à ses côtés, le Navigateur ôta son tricorne piqué de plumes pour le saluer.
- Comment vas-tu, l’ami ?
- J’ai connu des jours meilleurs, grogna Brise-Échine.
- Tu as une mine affreuse, renchérit l’autre, sourire moqueur aux lèvres.
Et c’était vrai. Les yeux cernés, la face blafarde, le Bras droit du Capitaine peinait à trouver le sommeil. Toutes les nuits, il se tournait dans sa couchette. Encore. Et encore. Au matin, il avait mal au cou, au dos, aux jambes.
Il ne voyait pas ce qui poussait sous sa chair. Quelque chose rampait. Ça se déplaçait. Ça grandissait. Et il souffrait en silence.
La douleur s’intensifiait de jour en jour, paralysant ses mouvements, ses pensées. Des fièvres soudaines le clouaient au lit. Il se barricadait dans sa cabine, s’allongeait, et attendait les assauts : spasmes violents, vomissements. Tétanisé, il sentait les battements de son cœur s’accélérer. Puis le noir. Et le réveil, hagard, noyé dans la sueur.
Le Navigateur posa une main chaleureuse sur son épaule.
- Repose-toi. D’après mes calculs, nous atteindrons la côte demain.
- T’es sûr de ton coup ?
- Pas vraiment, mais la mer est calme. Regarde les étoiles, dit-il en pointant un astre lumineux. Le nord, mon frère, le Continent est dans cette direction. Le Veilleur m’a aussi prévenu : au loin, des oiseaux indiquent la proximité d’un rivage.
- Alors nous sommes enfin saufs ! soupira Brise-Échine, soulagé.
L’autre acquiesça, confiant.
Épuisé, Brise-Échine regagna sa couchette, le dos voûté. Mais sous sa peau, Ça grossissait encore.


***

Le Capitaine ne sortait plus. Depuis la mutinerie, il s’était calfeutré dans ses quartiers, verrouillant la porte à double tour.
Certains disaient qu’il pleurait la nuit, invoquant Enki avec le désespoir du condamné.
Un soir, le Mousse avait collé son oreille à la porte. À l’intérieur, le Capitaine tournait en rond. Ses bottes cognaient le sol. Des objets s’écrasaient contre les murs. Une bouteille brisée. Des meubles renversés. Des éclats de voix.
Parfois même, on l’entendait gratter, susurrant des propos incohérents : « l’Abîme est là. Il suinte dans l’obscurité. Protégez-moi, mon dieu… », suppliait-il dans un sanglot. En réponse, des gargarismes. Des sons gutturaux. Indicibles. Inquiétants.
La cabine du Capitaine fut désertée, et dans son dos, les matelots ricanaient. Entre deux lampées de rhum, on l’affubla même d’un surnom moqueur : le « Monstre de l’Espérance ».

Un matin, le Navigateur vint tambouriner à la porte du Capitaine, s’égosillant en injonctions et menaces. Le silence lui répondit. Puis, le bruit de meubles qu’on traîne sur le sol. Des grincements. Un cliquetis. La porte s’ouvrit.
Les yeux du Navigateur s’écarquillèrent de stupeur.
La peau sur les os, le teint grisâtre, Varos s’avança vers lui, en haillons. Ses yeux injectés de sang roulaient de droite à gauche, traquant des choses invisibles. Le Capitaine mit son doigt sur sa bouche et le Navigateur tendit l’oreille. Rien. Pas même un craquement de bois. Un silence creux.
- Il souffle dans le mur, chuchota l’autre. Regarde, Thingol, regarde…
Et Varos se précipita sur ses feuillets. Le bureau, la table, les meubles croulaient sous une montagne de parchemin. Thingol s’approcha, le cœur battant, et saisit l’une des feuilles que lui tendait son compagnon. Des croquis. Des calculs raturés. Des inscriptions en langue inconnue, tordues, s’étalant à même le bureau. Toutes les notes de Varos concernaient la carte au trésor, volée au prêtre fou. Il l’avait dessiné un nombre incalculable de fois, sous divers angles. Le Capitaine agita un des feuillets sous son nez, les yeux caves.
- Je l’ai trouvé, Thingol. L’île sans nom est là, à quelques kilomètres à l’Est. Nous touchons au but ! s’écria-t-il.
Le Navigateur hocha la tête, navré.
- Mais, Capitaine, nous atteindrons la côte bientôt. L’équipage est à bout de nerfs, nous ne pouvons continuer ce périple.
Varos s’agaça aussitôt. Il se rua sur lui et le saisit par le col.
- Tu me défies ?! cracha-t-il en postillonnant sur son visage. Cette putain d’île est là, à porter de main ! Le trésor ! Les pierres précieuses ! Tu voudrais passer à côté, après tout ce qu’on a traversé ?! Si j’te connaissais pas, j’te mettrais mon poing dans la gueule !
Thingol le repoussa violemment.
- Calme-toi, Varos ! Tes conneries ont assez duré ! Tu t’planques ici, alors que c’est la merde là-haut ! Alors me fait pas chier !
Ce fut le mot de trop. Le Capitaine dégaina son sabre et le pointa sur Thingol, menaçant.
- Je vais repeindre la cabine avec tes tripes, sale chien ! vociféra-t-il, le visage cramoisi.
Des bruits de pas précipité retentirent dans le couloir. La porte s’ouvrit à la volée. Le Mousse était là, sautillant sur place, affolé.
- Brise-Échine, Capitaine ! Brise-Échine !
Et il disparut aussitôt dans l’escalier, sans même attendre leur réaction. Le Capitaine eut un éclair de lucidité. Il regarda Thingol. Hésitant. Puis quitta sa tanière pour suivre le Mousse.

Les deux hommes descendirent dans les entrailles du navire. Lorsqu’ils atteignirent la cabine de Brise-Échine, un calme étrange les saisit. Ils n’entendaient plus les voix des matelots, le son de la mer et du vent… Un silence de mort les enveloppa.
L’homme était recroquevillé sur sa couchette, sur le dos. Son visage de marbre dormait pour l’éternité. Thingol porta sa main à sa bouche. Le Capitaine s’agenouilla et tira la couverture, espérant une réaction de son ami. Mais ce fut le silence. Brise-Échine était mort. Son regard glissa sur son corps. Indescriptible.
Des excroissances avaient poussé sous sa peau et formaient des sortes de bubons anguleux. Avec une grimace de répulsion, Varos sortit son couteau et perça la peau. Il voulait voir ce qu’il y avait en dessous. Voir ce qui rampait sous la peau de Brise-Échine.
Les chairs s’entrouvrirent, puis s’écartèrent. Doucement. Le sang perla sur son ventre pâle.
Un cri de stupeur.
D’effarement même.
- Qu’est-ce…
Les mots moururent sur ses lèvres. Il n’en croyait pas ses yeux. Derrière lui, Thingol recula, effrayé, avant d’aller vomir derrière un tonneau.
Varos ne pouvait détacher son regard. Sous l’épiderme, les arêtes noires de cristaux d’obsidienne perçaient comme des tessons. Son corps en était parasité. La peur noua sa gorge jusqu’à l’asphyxie.
- Rentrons, maintenant... bafouilla-t-il, après un temps.
Le Navigateur et le Mousse ne se firent pas prier et quittèrent la cabine. Varos resta là, assis aux côtés de son ami, le cœur lourd. Il arracha une pierre et l’examina d’un œil acéré. Brillante. Pulsante. Vivante.
Il l’avait trouvé.
L’Abîme.
Celui qui rampe en dessous.

***