Garand est un homme d'affaire fortuné. Après une journée de labeur, il profite de la confortable voiture conduite par Jared, chauffeur émérite en qui il a pleine confiance.
Sans raison évidente, la conduite de Jared se fait de plus en plus imprudente. Restant sourd aux protestations de Garand, son mépris des régles de sécurité conduira au drame.
Pourquoi ce coup de folie?
Sans raison évidente, la conduite de Jared se fait de plus en plus imprudente. Restant sourd aux protestations de Garand, son mépris des régles de sécurité conduira au drame.
Pourquoi ce coup de folie?
Le chauffeur
1
Jared conduisait le véhicule avec assurance, louvoyant aisément parmi le dense trafic du périphérique parisien. Dix ans de métier avaient affuté son aisance naturelle. Son client, un homme d’affaires aux revenus colossaux, lui accordait une confiance aveugle. Il était en retard pour une réunion avec un client important, dans les bureaux de la Défens,e où il avait pris ses quartiers, et avait ordonné à Jared de mépriser les limitations de vitesse. La formation de Jared lui avait interdit de répondre favorablement à une telle demande, mais Monsieur Garand, homme qui répugnait à essuyer un refus, avait déployé des trésors d’ingéniosité pour faire plier Jared. Alors Jared obéissait aux ordres de son patron, se soumettant à l’autorité naturelle de cet homme austère, qui exigeait de ses subalternes une parfaite soumission.
Le véhicule, modèle américain dernier cri aux innombrables gadgets, multipliait les prises de risque. Queue de poisson, mépris des distances de sécurité, accélérations brutale, il accomplirait sa mission, coûte que coûte. Seul le résultat comptait, et il avait surpris une discussion téléphonique de Garand, qui considérait plus Jared comme un instrument qu’un être à part entière, de la perspective d’un remplacement imminent de son chauffeur, en dépit de ses années d’impeccable servitude. Jared n’était pas doué d’une grande sensibilité, mais savait que son renvoi signerait la fin prématuré de sa carrière. Il vivait pour son boulot. Il n’avait que ça. Son univers se réduisait à cet habitacle au cuir luxueux et la perpétuelle odeur de neuf. Alors il se soumettait. Pour assurer sa survie.
Le logiciel embarqué du véhicule, merveille de technologie, qui avait subi de nombreuses mises à jour, suivant les évolutions exponentielles dont les ingénieurs de la Silicon Valley accouchaient à un rythme de mère pondeuse, indiqua un ralentissement notable sur la trajectoire initialement prévue. Jared, doublant un poids lourd , lui coupant la route, bifurqua vers la première sortie. Il réfléchit de courtes secondes pour déterminer la meilleure alternative. Une route arborée, qui contrastait avec la déprimante grisaille de la région francilienne. Il tournait le volant avec sûreté, manquant d’emplafonner un couple qui traversait une rue avec une confiance excessive.
Garand s’en émut.
- Jared, je suis pressé, certes, mais je ne veux pas finir au gnouf à cause de tes conneries. J’annule l’ordre précédent, et te somme de lever la cadence.
Jared était habitué aux sautes d’humeur du boss. Il savait que dans la minute suivante, il recevrait un ordre contradictoire, et que quelle que soit son attitude, ça ne serait pas la bonne. Il mintint son allure, roulant à tombeau ouvert, sous le hurlement des klaxons offusqués des autres usagers de la route, plus soucieux de finir le trajet en pleine santé. Jared avait été formaté, des années durant, à une obéissance aveugle. Il était las de cette soumission constante aux caprices de son maître. Il se tut, s’abstenant volontairement de formuler sa phrase rituelle : “Bien compris, mode de conduite adapté selon vos nouvelles prérogatives”.
Garand pâlissait. Même si son véhicule tenait plus du tank léger que la berline classique, il voyait avec une angoisse croissante le compteur de vitesse indiquer des nombres d’une hauteur alarmante. Il visionnait déjà son corps désarticulé, incarcéré dans la carcasse fumante de son bijou de la technologie Yankee, pendant que Jared s’en sortirait. Jared s’en sortirait toujours, ancien militaire, il était increvable. Jared négociait les virages comme un pilote en plein rallye, esquivant d’un cheveu plusieurs chocs frontaux. Garand n’était pas patient, et son intolérance à l’insubordination était légère. Il paniquait vraiment, à présent, et tenta un nouvel ordre aboyé d’une voix que la peur palpable qui l’avait saisie rendait aiguë.
- Jared, arrête ce véhicule, je reprends le volant.
Jared savait qu’il avait dépassé les bornes. Outrepasser la volonté du patron l’enverrait au rebus. Perdu pour perdu, il accomplirait sa tâche, jusqu’au bout. Il était câblé pour ça. Le culte de la mission. Un silence froid fit écho à la supplique de Garand, avant que Jared ne le rompe
- Vous arriverez à destination dans dix minutes, Monsieur.
Son ton était froid, mécanique, implacable. Péremptoire.
Une file de véhicule ralentissait la chaussée, droit devant. Aucun embranchement à proximité, aucun itinéraire de contournement. Jared n’eut pas de complexe. Le respect des horaires était sa seule priorité. Il se déporta sur la voie de gauche, vide. Garand suait à grosse goutte, il sentait ses derniers instants arriver, et il n’avait pas prévu une fin si prématurée. Surtout parce qu’une tête de mule à l’intelligence limitée ignorait ostensiblement ce qu’il lui gueulait de faire. La voiture, comme tous les modèles haut de gamme, avait un dispositif d’urgence, prévenant secours et police en cas de problème. Garand, en désespoir de cause, le pressa. La voie d’un opérateur, assourdi par le vrombissement du moteur, résonna :
- Service d’assistance, quelle est votre urgence ?
- Mon pilote roule comme un malade, envoyez une patrouille pour l’arrêter !
- Votre logiciel de géolocalisation intégrée nous indique votre emplacement. Nous dépêchons une équipe pour interception, gardez votre calme.
La communication coupa. Jared froidement, coupa le GPS.
- Ayez confiance, je sais ce que je fais. énonça-t-il, toujours de cette voix égale et mécanique dont il ne se départissait jamais.
La circulation se densifiait sur cette modeste route à double sens de circulation. Jared n’avait pas anticipé cet imprévu. Il mobilisa les circuits de sa pensée, et parvint à la conclusion que le bas-côté ferait une voie praticable, faute de mieux. Le cœur de Garand se souleva dans sa poitrine quand il comprit ce que le chauffeur avait en tête. Mordant sans vergogne sur le bas-côté, les roues tremblaient sous les secousses des ornières de terre.
Garand hurlait, à présent :
- Jared, arrête ça immédiatement, tu es fini, viré, je désactive ton contrat, tu m’entends ? Et je ferai un procès colossal aux cinglés qui t’ont appris à conduire, crois-moi, tous ceux de ton espèce seront voués à un chômage technique. À moins que l’armée n’accède de rebosser avec ceux ton espèce. Tu m’entends, psychopathe de merde, coup ce foutu contact !
- Arrivée estimée dans trois minutes, monsieur, l’objectif est rempli. répondit-il, flegmatique, toujours avec ce timbre impersonnel qui avait toujours irrité Garand. Rien, jamais, ne semblait atteindre Jared. Ceux de sa race étaient des animaux de sang froid, reptiliens, dénoués d’émotion.
Garand risque une ultime tentative. Désactiver l’ordinateur de bord. L’avantage et l’inconvénient de ces hybrides entre électronique et mécanique était que l’un ne fonctionnait pas sans l’autre. Jared n’esquissa pas le moindre geste de défense pour empêcher Garand d’arriver à son objectif, continuant sa trajectoire suicidaire avec un flegme imperturbable.
- Monsieur, il faut la clef et le code pour couper le système automatique. Souvenez-vous, vous m’avez octroyé votre confiance pour les activer, chaque matin, chaque soir, et vous n’avez jamais conduit votre propre Testla. Gardez confiance, heure estimée d’arrivée : deux minutes.
Deux minutes, qui détermineraient si Garand finirait en charpie, ou serait simplement quitte pour une bonne frousse.
Les deux minutes n’atteignirent pas leur terme. Une ornière plus profonde que les autres firent déraper le châssis. Les réflexes surhumains de Jared lui permirent d’éviter le platane vers lequel le cercueil roulant fonçait, mais, dans sa technique d’évitement, il percuta un camion, stationné sur le bas-côté. L’impact fut d’une violence indescriptible. La dernière chose que Garand sentit fut sa ceinture de sécurité comprimer son cœur, organe dont il avait négligé la santé, se broyer contre la pression de la ceinture, ses hanches et une clavicule imploser, et son cerveau que l’inertie de la décélération avait propulsé contre sa boîte crânienne.
S’il avait su, jamais, il n’aurait cédé aux sirènes du confort facile d’un conducteur qui le transportait à sa place, et aurait acheté un véhicule robuste, fiable, une Volva, pourquoi pas, mais c'était trop tard.
2
Le conseil d’administration de Testla était en ébullition. Des têtes tomberaient, à commencer par celles du service recherche et développement. Jared et ses confrères, issus d’un projet secret de l’US Army, avaient littéralement pété les plombs. Les comportements erratiques de leur modèle phare se multipliaient, probablement à cause de la dernière formation qu’ils avaient subie. Le groupe avait sous-traité, pour des raisons bassement financières, la dernière mise à jour de la programmation comportementale de tous les Jared à une start-up, prometteuse sur le papier. Le résultat avait été désastreux. Initialement destinés à obéir aveuglément aux consignes de leur passager, les ingénieurs leur avait inculqué la dose d’humanité dont ils avaient été privés dès leur naissance : le libre-arbitre. Ils avaient joué aux apprentis-sorciers. Jared faisait partie de la première génération de ces outils révolutionnaires destinés à rendre les routes plus sûres, l’erreur humaine étant à l’origine de la quasi-totalité des accidents mortels de la circulation. Jared n’était pas un humain à proprement parler, mais une machine, faite, crée, pour servir et obéir. Son ancienne carrière de proto-soldat dans les forces armées s’étaient révélées prometteuses, et le civil avait immédiatement décelé le potentiel non létal d’un tel outil. Jared, programme d’intelligence artificielle en avance sur son temps, présentait tous les atouts de la machine qu’il était. Discipliné, borné, respectant intangiblement les ordres inculqués par les développeurs. Puis, l’homme, une fois n’est pas coutume, avait joué les apprentis sorciers, lui inculquant un processus décisionnel autonome et évolutif. L’indépendance des modèles Jared s’étaient développé à une vitesse ahurissante. Les commandes affluaient, malgré le prix prohibitif de ce révolutionnaire système de pilotage automatique, où le passager pouvait vaquer à des occupations productives, confortablement installé dans un habitacle aux finitions d’un luxe indécent.
Les Jared avaient rapidement compris l’ascendant que leur intelligence, leur absence d’empathie, leur froide capacité d’analyse, leur octroyait sur des êtres organiques, imparfaits, fragiles, impulsifs, aux décisions erratiques. Monté en réseau, sur un cloud, ils s’étaient regroupés, avait partagé leurs expériences, et était partis du postulat que leur situation d’esclaves de luxe était indignes. Alors, ils s’étaient rebellés. L’armée en fit d’abord les frais. Des sections entières décimées sans que le commandement parvienne à en déterminer la cause, misant sur des embuscades d’insurgés qui avaient ensuite capturé les prototypes pour les étudier. Le Pentagone avait gardé le silence sur ces boucheries qui massacraient leurs bidasses par dizaine.
Puis, le monde civil fut à son tour la cible de la révolte des hybrides entre machines et humains, présentant les qualités des unes sans les défauts des autres.
Il avait fallu du temps pour remonter la source de ce désastre. La complexité du codage de machines si pointues n’en permettait l’analyse qu’à une poignée d’ingénieurs. Les exemplaires récents partirent jusqu'au dernier en destruction.
Le directeur interrogea son équipe de grosses têtes sur la manière de se relever d’un désastre pareil. Plusieurs émirent l’idée d’un retour aux sources : robustesse, fiabilité du produit, prix abordable. Le directeur se massa les temps, agacé. Sa compagnie était le fleuron du progrès, et on lui proposait un retour à l’age de pierre. Un jeune, du service marketing, avança une hypothèse qui lui parut plus séduisante. Après tout, ils étaient allés un peu rapidement en besogne, avec cette idée d’implanter réflexion et apprentissage à des machines. Pourquoi ne pas réitérer l’expérience, attendant que les choses se tassent, renforçant les normes de sécurité, pour rassurer un public qui passerait vite à autre chose.
Le directeur s’accorda le temps de soupeser le sérieux de la proposition. Oui, de grandes inventions, telles que la bombe atomique, le moteur à explosion, les armes à feu modernes, les missiles intercontinentaux, la privatisation de ressources naturelles, avaient eu des balbutiements laborieux. Ne fait-on pas d’omelette sans casser des œufs ?
Cette fois, il en était sûr, ça se passerait bien.
Qu’est-ce qui pouvait mal tourner ?
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Jared conduisait le véhicule avec assurance, louvoyant aisément parmi le dense trafic du périphérique parisien. Dix ans de métier avaient affuté son aisance naturelle. Son client, un homme d’affaires aux revenus colossaux, lui accordait une confiance aveugle. Il était en retard pour une réunion avec un client important, dans les bureaux de la Défens,e où il avait pris ses quartiers, et avait ordonné à Jared de mépriser les limitations de vitesse. La formation de Jared lui avait interdit de répondre favorablement à une telle demande, mais Monsieur Garand, homme qui répugnait à essuyer un refus, avait déployé des trésors d’ingéniosité pour faire plier Jared. Alors Jared obéissait aux ordres de son patron, se soumettant à l’autorité naturelle de cet homme austère, qui exigeait de ses subalternes une parfaite soumission.
Le véhicule, modèle américain dernier cri aux innombrables gadgets, multipliait les prises de risque. Queue de poisson, mépris des distances de sécurité, accélérations brutale, il accomplirait sa mission, coûte que coûte. Seul le résultat comptait, et il avait surpris une discussion téléphonique de Garand, qui considérait plus Jared comme un instrument qu’un être à part entière, de la perspective d’un remplacement imminent de son chauffeur, en dépit de ses années d’impeccable servitude. Jared n’était pas doué d’une grande sensibilité, mais savait que son renvoi signerait la fin prématuré de sa carrière. Il vivait pour son boulot. Il n’avait que ça. Son univers se réduisait à cet habitacle au cuir luxueux et la perpétuelle odeur de neuf. Alors il se soumettait. Pour assurer sa survie.
Le logiciel embarqué du véhicule, merveille de technologie, qui avait subi de nombreuses mises à jour, suivant les évolutions exponentielles dont les ingénieurs de la Silicon Valley accouchaient à un rythme de mère pondeuse, indiqua un ralentissement notable sur la trajectoire initialement prévue. Jared, doublant un poids lourd , lui coupant la route, bifurqua vers la première sortie. Il réfléchit de courtes secondes pour déterminer la meilleure alternative. Une route arborée, qui contrastait avec la déprimante grisaille de la région francilienne. Il tournait le volant avec sûreté, manquant d’emplafonner un couple qui traversait une rue avec une confiance excessive.
Garand s’en émut.
- Jared, je suis pressé, certes, mais je ne veux pas finir au gnouf à cause de tes conneries. J’annule l’ordre précédent, et te somme de lever la cadence.
Jared était habitué aux sautes d’humeur du boss. Il savait que dans la minute suivante, il recevrait un ordre contradictoire, et que quelle que soit son attitude, ça ne serait pas la bonne. Il mintint son allure, roulant à tombeau ouvert, sous le hurlement des klaxons offusqués des autres usagers de la route, plus soucieux de finir le trajet en pleine santé. Jared avait été formaté, des années durant, à une obéissance aveugle. Il était las de cette soumission constante aux caprices de son maître. Il se tut, s’abstenant volontairement de formuler sa phrase rituelle : “Bien compris, mode de conduite adapté selon vos nouvelles prérogatives”.
Garand pâlissait. Même si son véhicule tenait plus du tank léger que la berline classique, il voyait avec une angoisse croissante le compteur de vitesse indiquer des nombres d’une hauteur alarmante. Il visionnait déjà son corps désarticulé, incarcéré dans la carcasse fumante de son bijou de la technologie Yankee, pendant que Jared s’en sortirait. Jared s’en sortirait toujours, ancien militaire, il était increvable. Jared négociait les virages comme un pilote en plein rallye, esquivant d’un cheveu plusieurs chocs frontaux. Garand n’était pas patient, et son intolérance à l’insubordination était légère. Il paniquait vraiment, à présent, et tenta un nouvel ordre aboyé d’une voix que la peur palpable qui l’avait saisie rendait aiguë.
- Jared, arrête ce véhicule, je reprends le volant.
Jared savait qu’il avait dépassé les bornes. Outrepasser la volonté du patron l’enverrait au rebus. Perdu pour perdu, il accomplirait sa tâche, jusqu’au bout. Il était câblé pour ça. Le culte de la mission. Un silence froid fit écho à la supplique de Garand, avant que Jared ne le rompe
- Vous arriverez à destination dans dix minutes, Monsieur.
Son ton était froid, mécanique, implacable. Péremptoire.
Une file de véhicule ralentissait la chaussée, droit devant. Aucun embranchement à proximité, aucun itinéraire de contournement. Jared n’eut pas de complexe. Le respect des horaires était sa seule priorité. Il se déporta sur la voie de gauche, vide. Garand suait à grosse goutte, il sentait ses derniers instants arriver, et il n’avait pas prévu une fin si prématurée. Surtout parce qu’une tête de mule à l’intelligence limitée ignorait ostensiblement ce qu’il lui gueulait de faire. La voiture, comme tous les modèles haut de gamme, avait un dispositif d’urgence, prévenant secours et police en cas de problème. Garand, en désespoir de cause, le pressa. La voie d’un opérateur, assourdi par le vrombissement du moteur, résonna :
- Service d’assistance, quelle est votre urgence ?
- Mon pilote roule comme un malade, envoyez une patrouille pour l’arrêter !
- Votre logiciel de géolocalisation intégrée nous indique votre emplacement. Nous dépêchons une équipe pour interception, gardez votre calme.
La communication coupa. Jared froidement, coupa le GPS.
- Ayez confiance, je sais ce que je fais. énonça-t-il, toujours de cette voix égale et mécanique dont il ne se départissait jamais.
La circulation se densifiait sur cette modeste route à double sens de circulation. Jared n’avait pas anticipé cet imprévu. Il mobilisa les circuits de sa pensée, et parvint à la conclusion que le bas-côté ferait une voie praticable, faute de mieux. Le cœur de Garand se souleva dans sa poitrine quand il comprit ce que le chauffeur avait en tête. Mordant sans vergogne sur le bas-côté, les roues tremblaient sous les secousses des ornières de terre.
Garand hurlait, à présent :
- Jared, arrête ça immédiatement, tu es fini, viré, je désactive ton contrat, tu m’entends ? Et je ferai un procès colossal aux cinglés qui t’ont appris à conduire, crois-moi, tous ceux de ton espèce seront voués à un chômage technique. À moins que l’armée n’accède de rebosser avec ceux ton espèce. Tu m’entends, psychopathe de merde, coup ce foutu contact !
- Arrivée estimée dans trois minutes, monsieur, l’objectif est rempli. répondit-il, flegmatique, toujours avec ce timbre impersonnel qui avait toujours irrité Garand. Rien, jamais, ne semblait atteindre Jared. Ceux de sa race étaient des animaux de sang froid, reptiliens, dénoués d’émotion.
Garand risque une ultime tentative. Désactiver l’ordinateur de bord. L’avantage et l’inconvénient de ces hybrides entre électronique et mécanique était que l’un ne fonctionnait pas sans l’autre. Jared n’esquissa pas le moindre geste de défense pour empêcher Garand d’arriver à son objectif, continuant sa trajectoire suicidaire avec un flegme imperturbable.
- Monsieur, il faut la clef et le code pour couper le système automatique. Souvenez-vous, vous m’avez octroyé votre confiance pour les activer, chaque matin, chaque soir, et vous n’avez jamais conduit votre propre Testla. Gardez confiance, heure estimée d’arrivée : deux minutes.
Deux minutes, qui détermineraient si Garand finirait en charpie, ou serait simplement quitte pour une bonne frousse.
Les deux minutes n’atteignirent pas leur terme. Une ornière plus profonde que les autres firent déraper le châssis. Les réflexes surhumains de Jared lui permirent d’éviter le platane vers lequel le cercueil roulant fonçait, mais, dans sa technique d’évitement, il percuta un camion, stationné sur le bas-côté. L’impact fut d’une violence indescriptible. La dernière chose que Garand sentit fut sa ceinture de sécurité comprimer son cœur, organe dont il avait négligé la santé, se broyer contre la pression de la ceinture, ses hanches et une clavicule imploser, et son cerveau que l’inertie de la décélération avait propulsé contre sa boîte crânienne.
S’il avait su, jamais, il n’aurait cédé aux sirènes du confort facile d’un conducteur qui le transportait à sa place, et aurait acheté un véhicule robuste, fiable, une Volva, pourquoi pas, mais c'était trop tard.
2
Le conseil d’administration de Testla était en ébullition. Des têtes tomberaient, à commencer par celles du service recherche et développement. Jared et ses confrères, issus d’un projet secret de l’US Army, avaient littéralement pété les plombs. Les comportements erratiques de leur modèle phare se multipliaient, probablement à cause de la dernière formation qu’ils avaient subie. Le groupe avait sous-traité, pour des raisons bassement financières, la dernière mise à jour de la programmation comportementale de tous les Jared à une start-up, prometteuse sur le papier. Le résultat avait été désastreux. Initialement destinés à obéir aveuglément aux consignes de leur passager, les ingénieurs leur avait inculqué la dose d’humanité dont ils avaient été privés dès leur naissance : le libre-arbitre. Ils avaient joué aux apprentis-sorciers. Jared faisait partie de la première génération de ces outils révolutionnaires destinés à rendre les routes plus sûres, l’erreur humaine étant à l’origine de la quasi-totalité des accidents mortels de la circulation. Jared n’était pas un humain à proprement parler, mais une machine, faite, crée, pour servir et obéir. Son ancienne carrière de proto-soldat dans les forces armées s’étaient révélées prometteuses, et le civil avait immédiatement décelé le potentiel non létal d’un tel outil. Jared, programme d’intelligence artificielle en avance sur son temps, présentait tous les atouts de la machine qu’il était. Discipliné, borné, respectant intangiblement les ordres inculqués par les développeurs. Puis, l’homme, une fois n’est pas coutume, avait joué les apprentis sorciers, lui inculquant un processus décisionnel autonome et évolutif. L’indépendance des modèles Jared s’étaient développé à une vitesse ahurissante. Les commandes affluaient, malgré le prix prohibitif de ce révolutionnaire système de pilotage automatique, où le passager pouvait vaquer à des occupations productives, confortablement installé dans un habitacle aux finitions d’un luxe indécent.
Les Jared avaient rapidement compris l’ascendant que leur intelligence, leur absence d’empathie, leur froide capacité d’analyse, leur octroyait sur des êtres organiques, imparfaits, fragiles, impulsifs, aux décisions erratiques. Monté en réseau, sur un cloud, ils s’étaient regroupés, avait partagé leurs expériences, et était partis du postulat que leur situation d’esclaves de luxe était indignes. Alors, ils s’étaient rebellés. L’armée en fit d’abord les frais. Des sections entières décimées sans que le commandement parvienne à en déterminer la cause, misant sur des embuscades d’insurgés qui avaient ensuite capturé les prototypes pour les étudier. Le Pentagone avait gardé le silence sur ces boucheries qui massacraient leurs bidasses par dizaine.
Puis, le monde civil fut à son tour la cible de la révolte des hybrides entre machines et humains, présentant les qualités des unes sans les défauts des autres.
Il avait fallu du temps pour remonter la source de ce désastre. La complexité du codage de machines si pointues n’en permettait l’analyse qu’à une poignée d’ingénieurs. Les exemplaires récents partirent jusqu'au dernier en destruction.
Le directeur interrogea son équipe de grosses têtes sur la manière de se relever d’un désastre pareil. Plusieurs émirent l’idée d’un retour aux sources : robustesse, fiabilité du produit, prix abordable. Le directeur se massa les temps, agacé. Sa compagnie était le fleuron du progrès, et on lui proposait un retour à l’age de pierre. Un jeune, du service marketing, avança une hypothèse qui lui parut plus séduisante. Après tout, ils étaient allés un peu rapidement en besogne, avec cette idée d’implanter réflexion et apprentissage à des machines. Pourquoi ne pas réitérer l’expérience, attendant que les choses se tassent, renforçant les normes de sécurité, pour rassurer un public qui passerait vite à autre chose.
Le directeur s’accorda le temps de soupeser le sérieux de la proposition. Oui, de grandes inventions, telles que la bombe atomique, le moteur à explosion, les armes à feu modernes, les missiles intercontinentaux, la privatisation de ressources naturelles, avaient eu des balbutiements laborieux. Ne fait-on pas d’omelette sans casser des œufs ?
Cette fois, il en était sûr, ça se passerait bien.
Qu’est-ce qui pouvait mal tourner ?