Portrait 14 – Le cliché cramé de Clichy

Le 07/11/2025
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par Lindsay S
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Rubriques / Portraits
Ce nouveau portrait de la rubrique de Lindsay S dépeint avec une rare intensité le tandem complémentaire d’un couple porté par l’ambition et la résilience face aux défis de l’immigration et de l’entrepreneuriat. L’écriture, rythmée et imagée, excelle à capturer la tension entre les rêves individuels et les contraintes sociales, avec des métaphores percutantes. La dynamique entre Elle, stratège déterminée, et Lui, exécutant dévoué, illustre un amour pragmatique mais profond, ancré dans une lutte commune pour la dignité. Le souffle narratif et la capacité à humaniser les statistiques des chauffeurs immigrés en font un texte saisissant, à la croisée de la chronique sociale et du portrait intime.
Lui, il voulait s’en sortir. Mais pas tout seul : il avait besoin d’un moteur : Elle.
Elle, elle est née ici.
France, 92. Elle a fait des études. Elle parle vite, elle pense loin.
Mais elle a grandi dans la même pression que lui.
On s’engage, on tient. Point.
Pas de divorce. Pas de caprices.
Si ça frotte, tu frottes plus fort.
Elle a la rage propre. Pas pour elle, pour eux.

Alors elle vient à tous les rendez-vous.
Elle explique. Elle briefe. Elle pilote. Elle a les crocs, le plan de carrière et les PowerPoints. Lui, il a les clés du Kangoo et l’envie de plaire. C’est elle le projet. Elle l’idée, lui l’exécution.
Elle étudiante, lui silencieux.
Elle au GPS, lui au volant.
Chauffeur, oui. Mais “capacitaire”, comme il dit. Ça sonne mieux quand tu dois justifier que t’es pas un larbin d’appli, juste un bonhomme qui bosse pour lui-même.
Enfin… pour elle.


Elle vient à tous les rendez-vous, maquillée comme un business plan. Elle dit “notre projet”, mais c’est le sien. Il suit. Il acquiesce. “Oui ma chérie”, “t’as raison ma chérie”. Il veut y croire. Il veut qu’on y croie. À eux. À l’entreprise. À l’amour comme levier fiscal.

Il a même cherché un nom pour l’activité.
Mais tout est déjà pris.
Tous les rêves de transport ont été préemptés par d’autres mecs avec les mêmes galères, les mêmes papiers pourris, les mêmes sueurs froides au feu rouge.
Alors il a renoncé au nom. À force de se faire recaler à l’INPI, il s’est dit : à quoi bon un blaze si c’est pour finir noyé dans le flux ?
Il sue. C’est son logo.

J’ai lu que 70 % des chauffeurs viennent de l’immigration. Pas besoin de le vérifier. Tu le sens. Tu le vois. Dans les parkings de banlieue, dans les zones d’activité à 6h du mat.

Ils connaissent la peur : du contrôle, du déclassement, de l’échec qui salit toute la lignée.
Ils carburent à la preuve.
Ils bossent pour mériter l’amour.
Ils triment pour qu’elle reste.

Et quand elle en aura marre de tout, même d’elle-même,
qu’elle voudra tout claquer,
il sera encore là.
Pas pour surveiller. Pas pour supplier.
Pour ouvrir la portière.

Et repartir.