Aujourd’hui, Lucien Prusse est content, car son père, sa père, ses frères, ses sœurs, bref, toute sa famille est violemment décédée dans un accident de voiture. Sa joie fut ombragée par la perspective de la paperasserie, des veillées funéraires et autres cérémonies auxquelles il devrait prendre part. La migraine le prenait rien que d’y penser. Son oncle, incarnation de la sanctimonie lui avait fait comprendre qu’il se chargeait de tout. Cela le soulageait du poids financier que serait l’enterrement. Après tout, avec son salaire de cuisinier, il ne roulait pas sur l’or.
C’était dimanche soir que Lucien Prusse apprit la nouvelle. Lui qui vivait seul, il n’avait personne avec qui partager la nouvelle, à part ses meubles, devant lesquels il lui arrivait parfois de soliloquer. Trop lucide pour poser des questions à sa table basse, il s’offrit une bouteille de vin bien qu’il n’était pas grand buveur. Il se disait que son père, grand amateur de Bordeaux ne se retournerait pas dans la tombe où il n’était pas encore. D’ailleurs, il rit en pensant que c’était possiblement à cause de cette passion qu’il se retrouvait orphelin. Son téléphone sonna au moment où il acheva son dernier verre.
“Allô”
“Allô Lucien."
“Que me vaut l’honneur?” Ruth était une ancienne amante que la vie de couple avait éloignée. C’était purement charnel avec elle, car c’est ce que les deux préféraient. Rentrer et sortir sans faire manières comme dans un moulin avant.
“Rien, je pensais à toi.”
“Tu pensais à moi! Un dimanche soir! Tu n’es pas scotchée à ton écran de télévision!”
"J’ai bien le droit de penser à toi, non?, et puis, c’est pas comme si ça te déplaisait.”
“En effet”
“ Je suis en vacances pendant quelques semaines, et j’ai pensé à toi. Est-ce que tu veux qu’on se prenne une chambre cette semaine?”
“C’aurait été avec plaisir, mais je ne pourrai pas.”
“Tu t’es trouvé quelqu’un d’autre.”
“Non, c’est que ma famille est morte.”
“Ta famille?"
“Oui, oui, mes parents, mes frères et sœurs.”
"Un silence se fit brusquement mais Lucien entendait encore la respiration à l’autre bout du fil.
“Allô?”, il fit.
“Tu vas bien?” Lucien savait bien qu’il était de convenance d’être dévasté dans ce genre de situation. Au vue de la nature de la situation, il ne pensait pas devoir feindre des sentiments devant Ruth.
“Oui, ça va” , il dit sans camoufler son calme.
“Okay”. Il sentait à sa voix que la nouvelle l’avait refroidie. Il comprenait pourquoi, mais ce n’était pas ce qu’il cherchait.
“Hésite pas non plus à m’appeler si t’as besoin d’un truc.”, elle rajouta. Lucien ne voulait pas non plus devenir l’objet de pitié. Il avait au contraire envie d’elle. S’il pouvait trouver une excuse pour devenir l’objet de tendresses alors pourquoi pas.
“Je t’appellerai plus tard dans la semaine.” Le coup de fil prit fin.
Lucien posa le téléphone, puis en finit avec son magret de canard, fit la vaisselle et alla se coucher comme à son habitude. Cependant, le sommeil se fit difficile à trouver. Il était à la fois ennuyé et excité. Les possibilités de la vie s’ouvraient à lui maintenant. Il pouvait aller où il veut, sortir avec n’importe quelle fille, d’aussi mauvaise famille quelle soit, sans l’aval de ses parents. Plus de dîners familiaux où il se retrouvait sous une rafale de critiques. Plus besoin de faire semblant. D’un autre côté, il devra subir la veillée nocturne et l’enterrement en écoutant les lamentations de la famille éloignée et des nombreux amis de sa famille. Il devra mettre le masque du fils aimant plongé dans la tristesse. Mentir sur ce qu’il pensait. Cacher sa joie d’être orphelin. Il se consolait en pensant au buffet faste que l’oncle aura l’ostentation de préparer. Aussi, il n’aurait pas à débourser un sou pour la cérémonie. Somme toute, il s’en sortait plutôt bien. Il a réussi à s’endormir en pensant que dans une semaine, il serait finalement heureux car sa famille sera morte et enterrée.
La veillée se déroulait un mardi à une centaine de kilomètres de chez Lucien. C’était une excellente excuse pour prendre un congé. Il eut quand même l’impression que son patron le regardait de travers.
“Je vais à un enterrement ce jour-là, je ne pourrai pas venir.”
“Qui est mort, si je peux me permettre?”
“Toute ma famille.” Lucien s’était attendu à un geste ou une parole de compassion, pas au regard en biais que lui lança son patron avant de répondre.
“Je vous veux ici jeudi, à la première heure.”
Lucien n’avait jamais été aimé par son patron. Il lui reprochait de ne pas s’intégrer au groupe. “Ici, on est une famille”, il répétait comme antienne. A chaque fois, Lucien se disait ”J’ai déjà une famille, non merci.”
L’oncle Julien avait gagné à la loterie. Il ne croyait pas que c’était de la chance puisqu’il y avait joué chaque semaine pendant 12 ans. Il voyait sa richesse plus comme un droit qui lui était dû. Raison pour laquelle, il n’éprouvait aucune gêne à exposer sa richesse. Manoir gigantesque. Piscines et jacuzzis . Meubles en ébènes importés. Mais lui avait gardé ses manières de pauvre. Il faisait des fautes de grammaires à chaque phrase et se promenait toujours dans son vieux peignoir gris aux allures de serpillière.
Ce n’était pas vraiment son oncle, mais plus un ami de la famille. Ses parents avaient semblé l’adorer. Lui l’avait détesté depuis le jour de ses huit ans où ses parents l’avaient missionné pour enseigner la mécanique à leur fils. C’était en quelque sorte une extension de la famille sans vraiment en être un membre. Il venait de temps en temps, lors des jours de fêtes, distillait quelques conseils intempestifs et repartait. Ses parents considéraient Julien comme l’oncle de ses enfants. Peut-être lui-même se considérait tel. De son côté, Lucien était pressé d’être débarrassé de lui, tout comme de sa famille, en somme.
C’est dans son manoir que devait avoir lieu la veillée. Lucien vint en costume noir conventionnel. Les invités voyaient ça comme un moyen de célébrer la vie de la famille. Ils avaient tous le sourire sauf Lucien qui affichait une mine noire. Il ne se sentait pas d’humeur joyeuse car il était entouré d’amis de sa famille qu’il détestait.
Il y avait du café, cela serait utile pour ne pas s’endormir. En tant que dernier survivant de la famille, on venait constamment lui parler autour de la cafetière. Lui raconter des anecdotes sur sa famille. Lui se demandait à quel point ces histoires étaient embellies. La mort tenait tellement les hommes en respect qu’elle déformait leur vision de la réalité. Des gens normaux devenaient soudainement de saints.
“Tu sais, j’ai rencontré ton père lorsque j’étais aspirant alpiniste. Il n’a pas hésité à me pousser jusque dans mes retranchements.” Lucien pensait en lui-même: “Mon père avait un sale caractère et une langue bien pendue en ce qui concerne la montagne. Je me rappelle qu’il me harcelait pour que je marche dans ses pas d’alpiniste. Le jour où j’ai eu le courage de lui dire que cela ne m’intéressait pas, il m’a traité pis que pendre.”
“Sale puceau de merde. Je savais que j’aurais dû m’arrêter à deux enfants. C’est à cause de ce genre d’attitude que tout le monde se fout de toi. Ca n’est même pas foutu de faire un bivouac correct et ça veut décider quoi faire de sa vie. ”
Je n’ai jamais cru en Dieu, mais j’ai souvent prié pour qu’une avalanche ou autre chose l’emporte. Ca n’aura pris que quinze ans. Bizarrement, avec mon frère et ma sœur qui malgré tous leurs efforts étaient de médiocres grimpeurs, il avait toujours de douces paroles.
“ Ta mère était la plus grosse travailleuse que j’ai jamais connu.” On aurait dit que cette femme était mariée à son travail. Du lundi au samedi, du lever au coucher de soleil. Quelles que soient les circonstances, elle travaillait. Anniversaire ou maladie des enfants, son travail passait avant tout. Bien sûr, on avait toujours de la nourriture sur la table, mais celle-ci était préparée par la bonne Marta. C’est elle qui nous a élevé véritablement. Je parlais espagnol avant de parler français, c’est pour dire. Ma mère fuyait sa famille.
“ Rares étaient ceux qui avaient la générosité de ton frère et sœur.” Ils n’étaient pas généreux, ils étaient en manque d’amour. Des parents émotionnellement absents ont conduit mon frère et ma sœur à tendre la main. Pas pour de l’argent, mais pour de l’amour. Déjà, dès l’adolescence, ils étaient prêts à offrir tous les cadeaux du monde pour se faire des amis. Ils avaient tous les deux un entourage de lèche-culs prêts à toutes les flatteries pour recevoir quelques billets. Mon frère est même allé jusqu’à acheter la bague de fiançailles pour le nouveau mec de son ex. “ C’est normal, il n’y a pas de rancune, disait-il.” Ces connards avaient peur, peur de ne pas être aimés, alors ils disaient oui, oui à tout. Ceux que les gens prenaient pour des philanthropes généreux étaient des gamins apeurés. Chaque fois que Lucien essayait de leur faire voir la vérité, ils lui répondaient “De toute les manières, toi t’as jamais pensé qu’à toi.”
Aux alentours de minuit, les invités se retrouvèrent à court d’histoires à raconter et décidèrent de la fermer. Malgré le café, Lucien s’assoupit un moment. C’est une tape sur l’épaule qui vint le réveiller. C’était l’oncle Julien.
“Ca va, mon gars?”
“Oui, ça va.” Il l’avait évité toute la soirée et était pressé qu’il s’en aille.
“Ne t’inquiète pas, je comprends. Moi aussi, j’ai perdu mes parents jeunes.”
Il ne comprenait rien à Lucien, il n’avait jamais compris.
“Tu sais, je connais tes parents depuis bien avant ta naissance.”
“Je suis au courant.”
“C’était un peu des membres de ma famille. A partir de maintenant, tu es comme mon fils.”
Lucien resta silencieux, il avait peur qu’une parole ne vienne trahir son trop-plein de mépris.
“ Je te remercie”, il répondit avant de s’en aller.
Vers deux heures du matin, il en eut décidément ras-le-bol de cet endroit, de ces gens remplis d’hypocrisie, et de lui-même. Ses faux sourires et sa fausse tristesse l’exaspérèrent. A chaque fois qu’il regardait les corps de sa famille, tous mis en bière, il se disait “Bon débarras!” Il mourrait d’envie de le dire, mais ne pouvait pas, n’avait personne de confiance à qui le dire, juste Ruth. Il voulait la voir, lui téléphoner, lui avouer son crime de haine.
Il se contenta d’envoyer un message télégraphique.
“Ce soir? Nous deux?”
La veillée s’était terminée au coucher du soleil. Trois heures plus tard, l’enterrement eu lieu.
Une légère bruine tombait de sorte que les invités s’abritaient sous des parapluies. Au moment de l’éloge, Lucien partit. Il n’avait que faire de cet enterrement vu que sa maîtresse venait de lui répondre.
“Où tu t’en vas comme ça Lucien?”, lui cria l’oncle Julien vêtu d’un opulent costume noir.
“ Loin d’ici?”, il lui répondit sans le regarder
“ Tu veux pas assister à l’enterrement?”
“Non”, il dit fermement alors. Tous les invités se regardèrent sans qu’on entendit autre chose que la pluie.
“Je comprends, c’est l’émotion.”, il dit en souriant aux invités comme un père qui n Il ne comprenait pas. Lucien s’arrêta net, fit demi-tour et s’arrêta juste en face de Julien. Il respirait fort, et était assez proche pour lui mettre un coup de tête.
“Non, il n’y a pas d’émotion. Ou plutôt du dégoût. Je vous ai toujours détesté, tous autant que vous soyez. Et je détestais encore plus ces charognes qui sont dans ces boites.” Il s’avança vers les cercueils et déposa un mollard dans chacun d’entre eux, puis s’en alla.
“Voilà une bonne chose de faite”, il se dit.
Il regarda si Ruth avait répondu. Il était pressé de la revoir pour lui raconter sa journée.
C’était dimanche soir que Lucien Prusse apprit la nouvelle. Lui qui vivait seul, il n’avait personne avec qui partager la nouvelle, à part ses meubles, devant lesquels il lui arrivait parfois de soliloquer. Trop lucide pour poser des questions à sa table basse, il s’offrit une bouteille de vin bien qu’il n’était pas grand buveur. Il se disait que son père, grand amateur de Bordeaux ne se retournerait pas dans la tombe où il n’était pas encore. D’ailleurs, il rit en pensant que c’était possiblement à cause de cette passion qu’il se retrouvait orphelin. Son téléphone sonna au moment où il acheva son dernier verre.
“Allô”
“Allô Lucien."
“Que me vaut l’honneur?” Ruth était une ancienne amante que la vie de couple avait éloignée. C’était purement charnel avec elle, car c’est ce que les deux préféraient. Rentrer et sortir sans faire manières comme dans un moulin avant.
“Rien, je pensais à toi.”
“Tu pensais à moi! Un dimanche soir! Tu n’es pas scotchée à ton écran de télévision!”
"J’ai bien le droit de penser à toi, non?, et puis, c’est pas comme si ça te déplaisait.”
“En effet”
“ Je suis en vacances pendant quelques semaines, et j’ai pensé à toi. Est-ce que tu veux qu’on se prenne une chambre cette semaine?”
“C’aurait été avec plaisir, mais je ne pourrai pas.”
“Tu t’es trouvé quelqu’un d’autre.”
“Non, c’est que ma famille est morte.”
“Ta famille?"
“Oui, oui, mes parents, mes frères et sœurs.”
"Un silence se fit brusquement mais Lucien entendait encore la respiration à l’autre bout du fil.
“Allô?”, il fit.
“Tu vas bien?” Lucien savait bien qu’il était de convenance d’être dévasté dans ce genre de situation. Au vue de la nature de la situation, il ne pensait pas devoir feindre des sentiments devant Ruth.
“Oui, ça va” , il dit sans camoufler son calme.
“Okay”. Il sentait à sa voix que la nouvelle l’avait refroidie. Il comprenait pourquoi, mais ce n’était pas ce qu’il cherchait.
“Hésite pas non plus à m’appeler si t’as besoin d’un truc.”, elle rajouta. Lucien ne voulait pas non plus devenir l’objet de pitié. Il avait au contraire envie d’elle. S’il pouvait trouver une excuse pour devenir l’objet de tendresses alors pourquoi pas.
“Je t’appellerai plus tard dans la semaine.” Le coup de fil prit fin.
Lucien posa le téléphone, puis en finit avec son magret de canard, fit la vaisselle et alla se coucher comme à son habitude. Cependant, le sommeil se fit difficile à trouver. Il était à la fois ennuyé et excité. Les possibilités de la vie s’ouvraient à lui maintenant. Il pouvait aller où il veut, sortir avec n’importe quelle fille, d’aussi mauvaise famille quelle soit, sans l’aval de ses parents. Plus de dîners familiaux où il se retrouvait sous une rafale de critiques. Plus besoin de faire semblant. D’un autre côté, il devra subir la veillée nocturne et l’enterrement en écoutant les lamentations de la famille éloignée et des nombreux amis de sa famille. Il devra mettre le masque du fils aimant plongé dans la tristesse. Mentir sur ce qu’il pensait. Cacher sa joie d’être orphelin. Il se consolait en pensant au buffet faste que l’oncle aura l’ostentation de préparer. Aussi, il n’aurait pas à débourser un sou pour la cérémonie. Somme toute, il s’en sortait plutôt bien. Il a réussi à s’endormir en pensant que dans une semaine, il serait finalement heureux car sa famille sera morte et enterrée.
La veillée se déroulait un mardi à une centaine de kilomètres de chez Lucien. C’était une excellente excuse pour prendre un congé. Il eut quand même l’impression que son patron le regardait de travers.
“Je vais à un enterrement ce jour-là, je ne pourrai pas venir.”
“Qui est mort, si je peux me permettre?”
“Toute ma famille.” Lucien s’était attendu à un geste ou une parole de compassion, pas au regard en biais que lui lança son patron avant de répondre.
“Je vous veux ici jeudi, à la première heure.”
Lucien n’avait jamais été aimé par son patron. Il lui reprochait de ne pas s’intégrer au groupe. “Ici, on est une famille”, il répétait comme antienne. A chaque fois, Lucien se disait ”J’ai déjà une famille, non merci.”
L’oncle Julien avait gagné à la loterie. Il ne croyait pas que c’était de la chance puisqu’il y avait joué chaque semaine pendant 12 ans. Il voyait sa richesse plus comme un droit qui lui était dû. Raison pour laquelle, il n’éprouvait aucune gêne à exposer sa richesse. Manoir gigantesque. Piscines et jacuzzis . Meubles en ébènes importés. Mais lui avait gardé ses manières de pauvre. Il faisait des fautes de grammaires à chaque phrase et se promenait toujours dans son vieux peignoir gris aux allures de serpillière.
Ce n’était pas vraiment son oncle, mais plus un ami de la famille. Ses parents avaient semblé l’adorer. Lui l’avait détesté depuis le jour de ses huit ans où ses parents l’avaient missionné pour enseigner la mécanique à leur fils. C’était en quelque sorte une extension de la famille sans vraiment en être un membre. Il venait de temps en temps, lors des jours de fêtes, distillait quelques conseils intempestifs et repartait. Ses parents considéraient Julien comme l’oncle de ses enfants. Peut-être lui-même se considérait tel. De son côté, Lucien était pressé d’être débarrassé de lui, tout comme de sa famille, en somme.
C’est dans son manoir que devait avoir lieu la veillée. Lucien vint en costume noir conventionnel. Les invités voyaient ça comme un moyen de célébrer la vie de la famille. Ils avaient tous le sourire sauf Lucien qui affichait une mine noire. Il ne se sentait pas d’humeur joyeuse car il était entouré d’amis de sa famille qu’il détestait.
Il y avait du café, cela serait utile pour ne pas s’endormir. En tant que dernier survivant de la famille, on venait constamment lui parler autour de la cafetière. Lui raconter des anecdotes sur sa famille. Lui se demandait à quel point ces histoires étaient embellies. La mort tenait tellement les hommes en respect qu’elle déformait leur vision de la réalité. Des gens normaux devenaient soudainement de saints.
“Tu sais, j’ai rencontré ton père lorsque j’étais aspirant alpiniste. Il n’a pas hésité à me pousser jusque dans mes retranchements.” Lucien pensait en lui-même: “Mon père avait un sale caractère et une langue bien pendue en ce qui concerne la montagne. Je me rappelle qu’il me harcelait pour que je marche dans ses pas d’alpiniste. Le jour où j’ai eu le courage de lui dire que cela ne m’intéressait pas, il m’a traité pis que pendre.”
“Sale puceau de merde. Je savais que j’aurais dû m’arrêter à deux enfants. C’est à cause de ce genre d’attitude que tout le monde se fout de toi. Ca n’est même pas foutu de faire un bivouac correct et ça veut décider quoi faire de sa vie. ”
Je n’ai jamais cru en Dieu, mais j’ai souvent prié pour qu’une avalanche ou autre chose l’emporte. Ca n’aura pris que quinze ans. Bizarrement, avec mon frère et ma sœur qui malgré tous leurs efforts étaient de médiocres grimpeurs, il avait toujours de douces paroles.
“ Ta mère était la plus grosse travailleuse que j’ai jamais connu.” On aurait dit que cette femme était mariée à son travail. Du lundi au samedi, du lever au coucher de soleil. Quelles que soient les circonstances, elle travaillait. Anniversaire ou maladie des enfants, son travail passait avant tout. Bien sûr, on avait toujours de la nourriture sur la table, mais celle-ci était préparée par la bonne Marta. C’est elle qui nous a élevé véritablement. Je parlais espagnol avant de parler français, c’est pour dire. Ma mère fuyait sa famille.
“ Rares étaient ceux qui avaient la générosité de ton frère et sœur.” Ils n’étaient pas généreux, ils étaient en manque d’amour. Des parents émotionnellement absents ont conduit mon frère et ma sœur à tendre la main. Pas pour de l’argent, mais pour de l’amour. Déjà, dès l’adolescence, ils étaient prêts à offrir tous les cadeaux du monde pour se faire des amis. Ils avaient tous les deux un entourage de lèche-culs prêts à toutes les flatteries pour recevoir quelques billets. Mon frère est même allé jusqu’à acheter la bague de fiançailles pour le nouveau mec de son ex. “ C’est normal, il n’y a pas de rancune, disait-il.” Ces connards avaient peur, peur de ne pas être aimés, alors ils disaient oui, oui à tout. Ceux que les gens prenaient pour des philanthropes généreux étaient des gamins apeurés. Chaque fois que Lucien essayait de leur faire voir la vérité, ils lui répondaient “De toute les manières, toi t’as jamais pensé qu’à toi.”
Aux alentours de minuit, les invités se retrouvèrent à court d’histoires à raconter et décidèrent de la fermer. Malgré le café, Lucien s’assoupit un moment. C’est une tape sur l’épaule qui vint le réveiller. C’était l’oncle Julien.
“Ca va, mon gars?”
“Oui, ça va.” Il l’avait évité toute la soirée et était pressé qu’il s’en aille.
“Ne t’inquiète pas, je comprends. Moi aussi, j’ai perdu mes parents jeunes.”
Il ne comprenait rien à Lucien, il n’avait jamais compris.
“Tu sais, je connais tes parents depuis bien avant ta naissance.”
“Je suis au courant.”
“C’était un peu des membres de ma famille. A partir de maintenant, tu es comme mon fils.”
Lucien resta silencieux, il avait peur qu’une parole ne vienne trahir son trop-plein de mépris.
“ Je te remercie”, il répondit avant de s’en aller.
Vers deux heures du matin, il en eut décidément ras-le-bol de cet endroit, de ces gens remplis d’hypocrisie, et de lui-même. Ses faux sourires et sa fausse tristesse l’exaspérèrent. A chaque fois qu’il regardait les corps de sa famille, tous mis en bière, il se disait “Bon débarras!” Il mourrait d’envie de le dire, mais ne pouvait pas, n’avait personne de confiance à qui le dire, juste Ruth. Il voulait la voir, lui téléphoner, lui avouer son crime de haine.
Il se contenta d’envoyer un message télégraphique.
“Ce soir? Nous deux?”
La veillée s’était terminée au coucher du soleil. Trois heures plus tard, l’enterrement eu lieu.
Une légère bruine tombait de sorte que les invités s’abritaient sous des parapluies. Au moment de l’éloge, Lucien partit. Il n’avait que faire de cet enterrement vu que sa maîtresse venait de lui répondre.
“Où tu t’en vas comme ça Lucien?”, lui cria l’oncle Julien vêtu d’un opulent costume noir.
“ Loin d’ici?”, il lui répondit sans le regarder
“ Tu veux pas assister à l’enterrement?”
“Non”, il dit fermement alors. Tous les invités se regardèrent sans qu’on entendit autre chose que la pluie.
“Je comprends, c’est l’émotion.”, il dit en souriant aux invités comme un père qui n Il ne comprenait pas. Lucien s’arrêta net, fit demi-tour et s’arrêta juste en face de Julien. Il respirait fort, et était assez proche pour lui mettre un coup de tête.
“Non, il n’y a pas d’émotion. Ou plutôt du dégoût. Je vous ai toujours détesté, tous autant que vous soyez. Et je détestais encore plus ces charognes qui sont dans ces boites.” Il s’avança vers les cercueils et déposa un mollard dans chacun d’entre eux, puis s’en alla.
“Voilà une bonne chose de faite”, il se dit.
Il regarda si Ruth avait répondu. Il était pressé de la revoir pour lui raconter sa journée.