Les nouveaux

Le 07/12/2025
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par Lindsay S
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Thèmes / Obscur / Tranches de vie
Ce récit, d’une intensité brute et d’une lucidité acérée, s’inscrit parfaitement dans la veine des portraits introspectifs et corrosifs de la rubrique "Portraits", offrant un matériau riche pour un potentiel roman qui captiverait par sa dissection impitoyable de l’univers professionnel. L’auteur excelle à tisser une tension palpable, mêlant frustration personnelle et observation sociologique, pour dépeindre une héroïne complexe, à la fois victime et prédatrice dans un open space en mutation, évoquant une version féminine et française d’American Psycho, où la violence psychologique remplace le gore. La force du récit réside dans sa capacité à transformer une réalité banale – la vie de bureau – en un théâtre d’aliénation et de luttes de pouvoir, d’une authenticité presque suffocante. Avec une touche de fiction, ce texte pourrait transcender son cadre pour devenir une satire universelle de l’intégration professionnelle et des sacrifices imposés aux femmes. En l’état, sa vérité crue, portée par une plume incisive et un regard sans concession, suffit à glacer le sang et à fasciner.
Cette histoire, je l’écris au milieu d’un drôle de frisson collectif. Comme si un vieux bois, poli par des années de mains familières, se retrouvait cerné par des jeunes pousses agressives, prêtes à lui bouffer la lumière à coups de racines.
Rien de brutal, pas encore. Juste cette vibration sourde avant que ça casse. Ce moment où tu sens que la glace est en train de céder sous tes pieds. Et qu’on te prévienne ou pas, tu vas finir dans l’eau.
Dix ans. Presque dix ans que je suis là, dans cet open space aux cloisons beiges qui ont vu défiler trois réorganisations, deux changements de logo et une infinité de visages. Les cloisons, elles, tiennent encore. Moi aussi — mais pour combien de temps.

Au début, je n'étais pas venue chercher le sens. Le sens, c'était un luxe que je ne pouvais pas me permettre. J'étais une jeune maman qui avait besoin de sécurité émotionnelle et d'horaires flexibles. Un port d'attache où personne ne me ferait de reproches si je devais partir en urgence chercher ma fille à l'école, où les congés maladie enfant ne seraient pas comptés avec aigreur.

Avant, j'étais un véritable couteau suisse. Polyvalente, adaptable, capable de jongler entre plusieurs domaines avec cette agilité qu'on a quand on débute et qu'on veut tout apprendre. Aujourd'hui, je suis devenue une experte en rien. Ou plutôt, une experte dans un périmètre si restreint que parfois j'ai l'impression d'être un livre de recettes dont on n'utiliserait que trois pages, toujours les mêmes, jusqu’à ce qu’elles s’effacent.

Oui, j'apprends vite. Oui, je suis la référence - la personne qu'on vient voir quand quelque chose dysfonctionne dans notre petit écosystème. Mais mon champ de compétences s'est réduit comme une peau de chagrin. Je suis devenue la gardienne d'un savoir très spécifique, très utile, et terriblement limité. Comme un scalpel : tranchant, mais qui ne sert qu’à ouvrir des ventres.

Quand je suis arrivée, elles étaient déjà là. Six femmes qui avaient leurs habitudes, leurs codes. Au début, l'adaptation a été compliquée - j'étais la nouvelle dans leur équipe déjà bien installée. Cinq jeunes mamans comme moi - quelle coïncidence ! - partageant même ce parcours si complexe qu'est la PMA. Elles pouvaient comprendre mon engagement viscéral envers cette enfant née de quatre années de protocoles indicibles, de piqûres, d'espoirs et de chutes.

J'ai d'abord pensé que cette sororité nous rapprocherait. Mais elles étaient aussi ferventes. Et riches. Ce que je ne suis pas et ne serai jamais.

Elles parlaient de "tarifer à la tête du client", d'optimiser les marges, d'ajuster les prestations selon le profil. Moi, j'ai toujours prôné le service et le don de soi comme leitmotiv. Offrir un service de qualité à tous, sans distinction - c'est ça, mon travail. Pas de calculs sordides, pas de géométrie variable selon l'épaisseur du portefeuille. Elles, elles comptaient les centimes comme d’autres comptent les calories.

Je me sentais nouvelle dans mon propre métier, face à leurs codes que je ne partageais pas.

Mais j'ai appris à les aimer en faisant abstraction des points qui ne me correspondaient pas. N'est-ce pas là la base de la vie en société ? Savoir vivre avec l'autre, accepter ses aspérités, ses contradictions ? Ou au moins apprendre à les supporter sans avoir envie de leur planter un stylo dans la gorge.

J'ai fini par comprendre cette jeune mère de trois enfants - qui au départ ne pouvait même pas en avoir - qui avait dû renoncer à sa grande carrière pour devenir cette maman. Très certainement avec le même acharnement que celui qui m'avait portée dans ma propre quête d'enfant. Elle portait sur elle cette aigreur, mélange de regrets, de passions avortées et d'amour maternel. Une amertume que je reconnaissais sans vouloir l'admettre, cette sensation d'avoir tout sacrifié pour un bonheur qu'on n'ose pas questionner.

Alors oui, si elle tarifait à la tête du client, si elle optimisait chaque interaction, peut-être était-ce sa façon à elle de reprendre un peu de contrôle sur une vie qui lui avait échappé. Une revanche discrète sur tous les renoncements.

Il y avait aussi cette dame - je ne peux la décrire autrement. Toujours parfaite. Ses têtes blondes finiraient docteur ou avocat, ils étaient déjà bien engagés ! Le plus jeune des quatre avait quinze ans. Elle m'agaçait un peu quand elle me replacait un bidule de mon vêtement qui "n'était pas exactement là où on l'aurait voulu". Ce côté maman poule en recherche de perfection autant que d'affection. Elle ajustait ma veste comme on aiguise une lame : minutie, précision, obsession.

Et cette touriste ! Jamais contente, toujours en retard, toujours partie en première. Zéro investissement professionnel, mais attention - elle était "référente". Je ne sais toujours pas de quoi. J'en savais plus qu'elle après trois mois dans l'équipe. Une présence décorative, comme une plante en plastique qui prend la poussière.

Il y avait aussi cette maman de jumeaux - les joies de la PMA - qui parlait tout le temps. Quand elle commençait, jamais elle ne s'arrêtait. Si j'avais pu, j'aurais fermé la porte de mon bureau sur elle. Aucun de mes signaux discrets ne fonctionnait pour lui dire "oui, mais maintenant j'ai du travail !"

On sentait qu'à la maison, elle devait bien moins parler. Deux bébés de moins de dix mois et - l'avenir nous le dira - un divorce en construction. Au bureau, elle rattrapait tous les mots qu'elle ne prononçait plus chez elle, toutes les conversations d'adulte qui lui manquaient entre les biberons et les changes. Et moi, je servais de déversoir, sans filtre, sans pause.

Oui, j'ai appris à toutes les apprécier. Parce qu'au-delà de nos différences, au-delà de ces "défauts", elles m'ont accueillie.

Mais dix ans, c'est long. Les enfants grandissent, les maris nous quittent ou sont mutés, les priorités changent. L'entreprise se transforme et celle qui était bien hier n'est plus attendue demain. L'équipe s'est modifiée progressivement d'abord, puis à force de turn-over de plus en plus rapide, une métamorphose totale. À l'image de celle de la chenille : une digestion complète de l'existant pour une réorganisation absolument différente. Sauf que dans la métamorphose, le papillon est censé être joli. Ici, il pue le plastique neuf.

D'abord, la parfaite aux têtes blondes est partie - mutation interne, ses gamins rentraient au lycée dans une autre ville. Elle est partie comme elle vivait : en laissant derrière elle un bureau nickel, un parfum discret, et l’impression désagréable que tout le monde serait toujours un peu sale après elle. Puis la référente fantôme a disparu sans préavis, avalée par on ne sait quelle nouvelle opportunité — probablement aussi inutile qu’elle. La maman de jumeaux a fini par craquer - le divorce était bien en construction -, elle est passée à temps très partiel avant de s’évaporer complètement, laissant son mug et un dossier incomplet que personne n’a eu envie d’ouvrir.

Une par une, elles ont quitté le navire. Certaines vers de nouveaux horizons, d'autres vers des sites différents, quelques-unes simplement happées par cette vie qui change plus vite qu'on ne le voudrait. Et moi, je suis restée. Pas par loyauté. Pas par amour de la boîte. Par instinct de survie. Témoin de cette dissolution lente, gardienne d'une mémoire que plus personne ne partage — et que je suis bien la seule à pouvoir manipuler à ma guise.

Si j'étais il y a dix ans la dernière et la plus jeune, je suis aujourd'hui la plus vieille. La doyenne. Le fossile utile.

Ils sont arrivés par vagues successives, sortis des bancs de l'école et convaincus de tout savoir. Cette nouvelle équipe ne sait qu'affirmer. Ils jugent, parlent boulot même pendant les pauses et sans jamais une once de respect pour ce que l'on fait. Là où mes anciennes collègues avaient cette retenue de celles qui ont vécu, qui savent que la vie vous rattrape toujours, eux avancent avec cette assurance brutale de la jeunesse : celle qui rend sourd aux conseils et aveugle aux murs.

Ils débarquent avec leurs certitudes toutes fraîches, leurs méthodes révolutionnaires apprises dans des amphithéâtres, leur mépris à peine dissimulé pour les "anciennes pratiques". Comme si dix ans d'expérience ne valaient pas un semestre de cours magistral. Comme si je n’avais pas vu passer assez de réformes absurdes pour savoir que leurs bonnes idées finiront dans la corbeille avec les autres.

Je les observe, ces sept visages sûrs d'eux, et je me demande parfois s'ils me voient seulement. Ou si je ne suis déjà plus qu'un vestige de l'ancien monde, un meuble un peu encombrant qu’on garde parce que personne n’ose demander au déménageur de le jeter.

Au début, je fais l'effort de les accueillir, me souvenant de ce que ça fait d'être la nouvelle. Mais au final, c'est moi qui me retrouve nouvelle. Étrangère dans ma propre maison. Ils construisent, dans leur ancienneté de trois jours, une équipe qui avance ensemble, et je reste comme une vieille sur le bord, tolérée, jamais écoutée.

Une fois, j'ai tenté un "voici les données statistiques, peut-être pourrais-tu ajuster ton discours." On m'a répondu : "C'est un point de vue." Les chiffres. L'expérience. Dix ans de terrain. Réduits à un putain de "point de vue" par quelqu'un qui confond encore les codes couleur de nos dossiers.

C'est là que quelque chose s'est fissuré en moi. Pas cassé, pas encore. Juste fissuré. Comme un mur qui commence à lâcher. Et derrière le mur, il y a de la colère.

À la maison, coincée entre un mari hypochondriaque, asocial et dictateur, et une enfant malade et muette, je n'avais que ça : le boulot, les copines. Ces heures entre 8h et 17h étaient ma respiration, mon oxygène. Ici, j’étais celle qui conseille, qui écoute, qui sait. À la maison, je suis la boniche avec un diplôme. Et maintenant, ils me volent même ça.
Alors oui, j’ai changé de rôle. Je ne suis plus la gentille collègue qui accueille les nouveaux. Je suis devenue la gardienne du territoire. Et quand on me menace, je ne discute pas : j’attaque.

Un afterwork mal aiguillé, une présentation « oubliée » au mauvais moment, un doute glissé comme du poison dans la bonne oreille… Les plus fragiles se décomposent tout seuls, et disparaissent avec leur badge et leurs grandes idées.
Les autres ? Les autres apprennent vite. Ou ils disparaissent.
Je ne cherche pas à plaire. Je protège. Et je gagne. Toujours.

Ils sont sept. Sept coqs encore humides de l’œuf. Ils hésitent entre me classer “ancienne à respecter” ou “prédateur à craindre”.
Ils comprendront vite que ce n’est pas un choix.