Taffarel

Le 31/12/2025
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par Nino St Félix
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Thèmes / Obscur / Fantastique
Cette uchronie est captivante et mêle habilement l’euphorie d’un moment sportif historique à une réflexion sombre sur les dérives sociétales, utilisant le football comme catalyseur d’un basculement vers un régime autoritaire. L’auteur excelle à créer une tension dramatique, passant d’une scène de liesse collective à une violence brutale, puis à un futur désolant où les valeurs humanistes sont piétinées, offrant une critique percutante des nationalismes extrêmes. Les personnages, comme Jo, évoluent avec une profondeur émouvante, leur désarroi face à un monde méconnaissable renforçant l’impact émotionnel du récit. La prose, fluide et immersive, alterne entre dialogues vifs et descriptions saisissantes. En somme, ce texte réussit à capturer l’essence d’une société fracturée tout en maintenant un suspense haletant, invitant à une réflexion sur les conséquences des divisions sociales.
Thuram ... Thuram pour Guivarc'h qui se retrouve tout seul face à Taffarel...
Comment une frappe, ratée ou réussie, peut-elle changer le cours de l'histoire...
Jo se pencha vers Erwan.
—    Tu vois assez bien, mon grand ?
L’enfant lui retourna son sourire. Ses yeux brillaient d’émotion. Ils ne pouvaient tous deux imaginer un moment plus parfait que celui-là.
—    Oui, papa ! Maman est folle de rater ça, pas vrai ?
Jo hocha la tête. Sonia détestait le foot ; mais elle avait d’autres qualités.
Derrière eux, le groupe de jeunes excités alluma un nouveau fumigène. Les types portaient des maillots du PSG et d’un club anglais qu’il n’arrivait pas à identifier. Quelques vigiles bénévoles tentaient de les faire reculer. Jo saisit la main d’Erwan : ils avancèrent de plusieurs mètres afin de se rapprocher de l’écran - et de s’éloigner des remous.
—    Mais on verra moins bien d’ici, papa. On est trop près, et j’suis trop petit !
Il passa ses mains sous les aisselles de son fils, et le hissa sur ses épaules. Erwan se mit à hurler de joie.
—    Regarde, papa ! Regarde !
On jouait la 44e minute. Lilian Thuram reçut la balle, sur le côté droit, à mi-hauteur dans sa moitié de terrain. Un contrôle, un coup d’œil, et il allongea plein axe. Son ouverture, de près de soixante mètres, surprit Aldair ; mais pas Guivarc’h qui, contrairement au défenseur brésilien, avait tout compris. D’une feinte de corps, l’attaquant se débarrassa du marquage. Le ballon de Thuram retomba deux mètres devant lui, exactement dans sa course. D’instinct, sans chercher à contrôler, le buteur arma une frappe du gauche,. Taffarel, le gardien brésilien, avait bien lu ses intentions : il choisit de rester sur ses six mètres pour boucher l’angle. Mais Guivarc’h changea soudain d’avis.
Erwan retint sa respiration. Jo s’entendit gémir.
—    Putain, qu’est-ce qu’il fout …
La frappe se transforma en feinte. Utilisant l’extérieur de son pied, le français décida d’emmener son ballon et s’excentra légèrement sur la gauche. Taffarel, surprit, hésita. Il parvint néanmoins à pivoter et bondit dans les jambes de son adversaire.
—    Non, non… souffla Jo.
Le contrôle de Guivarc’h, moyen, piégea le gardien, dont les doigts passèrent à un centimètre à peine du ballon. L’attaquant produisit un ultime effort : du bout de la chaussure gauche, il réussit à redresser la course de la sphère. Celle-ci roula, sous le regard impuissant de Taffarel, en direction de son poteau gauche. Tout le stade retint son souffle. La balle avait pris un effet étrange… Elle vint lécher la base de la cage, puis longea la ligne. Le gardien brésilien, tel un chat, se releva, et se précipita vers ses filets avec l’énergie du désespoir. Mais le ballon tournoya une dernière fois, avant, tout doucement, de franchir le trait blanc.
Le stade, qui avait retenu son souffle jusque-là, explosa de joie, tout comme les habitants qui s’étaient massés sur la place Chapou.
—    3-0 ! Papa ! 3-0 ! hurlait Erwan, extatique, depuis son promontoire.
On s’embrassait, hagard, stupéfait. Stéphane Guivarc’h, le héros maudit, l’attaquant sans buts, qui devait être remplacé à la mi-temps, venait de crucifier les champions du monde en titre.
Soudain, derrière eux, retentit une énorme explosion ; la détonation provoqua un mouvement de foule. Des personnes se mirent à crier et à refluer en direction de l’écran géant. Jo comprit qu’il y avait un souci. Il reposa Erwan au sol.
—    Écoute-moi, mon grand. On doit rentrer.
—    Mais papa ! Non ! Je veux rester là ! Le match n’est pas terminé !
—    3-0 à la mi-temps, l’affaire est pliée, fiston, lança un homme entre deux âges, qui ne semblait pas particulièrement inquiet.
« De gros pétards, rien de plus », ajouta-t-il à l’attention de Jo.
Cependant, un filet de fumée sombre montait du lieu vraisemblable de l’explosion, à une trentaine de mètres d’eux. Erwan plissa le nez, et plaça une main devant sa bouche.
—    Ça sent mauvais.
Jo reconnaissait l’odeur de l’ammoniac. Cela ne fit que redoubler son inquiétude. Une bombe agricole. Son fils s’agrippait à sa manche.
—    Écoute, Erwan, c’est trop dangereux, d’accord ? On en a déjà parlé. Je dois aller aider les gens quand ils ont besoin de moi. Il y a peut-être des blessés.
L’enfant avait été bien entrainé. Il comprit que son père ne plaisantait pas, et passa en un instant de la colère à la terreur.
—    Non ! Me laisse pas, papa ! S’te plait !
Jo ne voulait pas abandonner son fils, mais les cris de la panique autour d’eux ne lui laissaient guère de doutes : il y avait eu du grabuge. Erwan finit pas céder, les larmes aux yeux. Il savait ce qu’il devait faire.
—    Si je ne suis pas revenu dans cinq minutes, tu retournes à la voiture. Voilà les clés. OK ?
Le petit garçon hocha la tête.
« C’est bien. Tu es courageux. Va, maintenant ».
Jo, pour sa part, remonta en direction de l’incident. Un groupe d’une trentaine d’individus formait un cercle autour de l’épicentre de l’explosion. Il allait sans doute falloir les disperser. Il avisa parmi eux les jeunes lanceurs de fumigènes. En s’approchant, il remarqua que la plupart des personnes au sein de ce « groupe » arboraient des crânes rasés, ainsi que des tatouages de Croix de Lorraine ou du nombre « 88 ». Il éprouva un malaise accru ; mais il devait prendre soin des autres, tous les autres, sans distinction. Jo essaya de se frayer un chemin jusqu'au centre.
—    Il y a des blessés ?
Un grand type à la mâchoire carrée se tourna vers lui. Il fixa Jo de ses yeux exorbités, puis lui sourit, l’air dément. À ses tempes palpitaient de grosses veines bleutées. Ce mec, en plus de se faire sevrer, devrait passer chez le dentiste.
—    Ça va pas tarder, assura-t-il d’une voix bestiale.
Puis, quelqu’un poussa Jo, qui se retrouva malgré lui au centre du cercle. Là, deux jeunes maghrébins, qui portaient comme lui des maillots de l’équipe de France floqués du numéro 10, essayaient de se relever. Leurs visages étaient maculés de sang. Celui qui paraissait le plus âgé des deux aperçut Jo, et lui lança un regard désespéré.
—    Ne vous inquiétez pas, je vais…
Un skinhead surgit de la foule, et, sous les acclamations de ses congénères, cracha sur le garçon. Il lui décocha ensuite un violent coup de Doc Martens dans la mâchoire. Jo entendit le craquement, distinct, malgré les cris autour d'eux. Il s’avança, sans réfléchir.
—    Arrêtez ! Vous êtes malade ?
Le type se tourna vers lui, et le scanna, de la tête aux pieds.
—    Un problème, le rital ?
—    Laissez-les tranquilles ! Ils sont blessés.
Un deuxième homme, derrière lui, puis un troisième, sortirent du rang et s’approchèrent de Jo.
—    Tu t’es trompé de maillot, fit remarquer l’un d’eux.
—    Tu veux aider tes cousins bronzés ?
Jo leva les mains, en signe de paix.
—    Je suis étudiant en médecine. Laissez-moi les soigner.
Alors, il reçut le premier coup, par-derrière, au creux des reins. Surpris, il tomba à genoux.
—    C’est nous, qu’on va s’occuper te « soigner », mon gars.
Un genou, qui dépassait d’un jean déchiré, se rapprocha de son visage, comme au ralenti. Il distinguait des rires, le son d'une bouteille de verre qui s’écrasait au sol. Puis, ce fut le tour noir.

***

—    Monsieur Pertuzzi ? Vous m’entendez ? Comment… Comment vous sentez-vous ?
Jo venait d’ouvrir les yeux. Tout, autour de lui, paraissait d’une insoutenable clarté. Le blanc des murs l'éblouissait ; et le soleil, qui se reflétait par intermittence, au gré de ses mouvements, sur les lunettes de la jeune infirmière, semblait vouloir lui télégraphier un message important.
—    En pleine forme ! répondit-il, aussi surpris qu’elle.
Il aurait peut-être dû mentir. Car, presque aussitôt, un médecin vint l’ausculter. Il vérifia sa vision et son audition, lui demanda de faire quelques pas, puis ressortit sans un mot. À peine cinq minutes plus tard, l'infirmière revint le voir et lui tendit une enveloppe, qui contenait une facture. Il se tourna vers elle, stupéfait.
—    Je suis à Saint-Jacques ?
—    Oui, monsieur. Et vous… Vous devez libérer la chambre maintenant… que vous allez mieux.
Il fronça les sourcils, repoussa la tablette, et souleva sa chemise d’hôpital. Sur son ventre, il pouvait deviner les marques d’une douzaine de cicatrices anciennes. Et, constata-t-il, il avait enfin perdu du poids.
—    Je ne comprends pas…
—    Mais monsieur Pertuzzi… Je pensais que le docteur vous avait prévenu.
—    Prévenu de quoi ? Et où est-ce que je me trouve ? Je suis interne à Saint-Jacques, je connais bien les locaux et je n’ai jamais vu cette chambre.
Il désigna la fenêtre, qui donnait sur un mur de briques.
« Et d’ailleurs, nous ne sommes pas à Saint-Céré »
Jo s'aperçut qu’il effrayait la jeune femme, et baissa la voix.
« Écoutez, ce n’est pas contre vous, mademoiselle. Seulement, vous comprenez bien que je sois un peu perdu, là. »
Elle s’approcha de lui et lui posa la main sur l’avant-bras.
—    Il n’y a pas d’erreur… Nous sommes en 2010… douze ans après votre accident. Douze ans et deux jours, pour être précise.
Jo crut qu’elle plaisantait, mais il aperçut son reflet dans les verres de ses lunettes. Il passa sa paume sur son propre visage, découvrant, sous ses doigts, de nouvelles rides, une peau plus sèche, et une barbe rêche ; ainsi que d’autres cicatrices anciennes, au niveau des tempes, de la mâchoire, du front, du menton et du nez.
Il n’avait jamais été du genre à tergiverser ni à se lamenter. Justine (comme l’indiquait son badge), à l’évidence, disait la vérité. La date, sur la facture, était correcte. Tout à coup, le besoin de quitter cette chambre, impérieux, l’envahit. Il devait retrouver l’air pur.
—    Justine, ces 300 000 francs… Je ne pourrai jamais les régler, vous le savez comme moi.
—    Écoutez, il y a une sortie de secours, au bout du couloir. Et je suis seule de garde, ce matin.
Elle frissonna. La pauvre, réalisa-t-il, était encore plus effrayée que lui. Elle lui apporta son sac : il y trouva de vieilles affaires, qu’avait dû déposer Sonia après l’accident - Sonia, bon dieu… . Jo enfila un jean, et un T-shirt The Offsprings, trop larges pour lui, et se tourna vers Justine.
—    À quoi je ressemble ?
Elle haussa les épaules et lui adressa un sourire triste.
—    À mon père, quand j’étais petite…

****

Il se retourna. Derrière lui, au fond de la vallée, s’étalait la zone industrielle, dédale de bâtiments du XIXe siècle en briques - hangars, entrepôts et usines - autrefois désaffectés, désormais réemployés pour accueillir chaine de production et administrations, parmi lesquelles l’annexe « Drieu » pour les patients en coma long de l’hôpital Saint-Claude.
Le centre-ville ne se trouvait qu’à cinq kilomètres. Là, il dénicherait un moyen de se rendre jusqu'à la Chaloupe. Il se mit en route, étonné par la rapidité avec laquelle son corps, comme son esprit, retrouvaient leur fonctionnement normal. Ce repos de douze ans lui avait apparemment fait le plus grand bien. À présent, il devait, en priorité, revoir les siens. On s'occuperait du reste ensuite.
Après environ deux kilomètres de marche, il traversa l’un des hameaux qui entouraient la ville. Là, il avisa un bar, « chez René ».
L’endroit lui rappelait son enfance : carrelage jauni, boisures verdâtres, odeur d’anis et de tabac froid. Le barman le regarda en reniflant, sans lui adresser un mot. Jo s’assit côté banquette. Justine l’avait persuadé d’accepter soixante francs - « vous en aurez besoin ». Avec ça, constata-t-il, il pouvait à peine se payer un café et un demi-jambon beurre. Qu’est-ce que ça devait être à Paris. Dans le coin, en haut à droite au-dessus du comptoir, une petite télé diffusait les résultats sportifs. Son nouvel ami, de mauvaise grâce, accéda à sa demande de monter le son. Jo plissa les yeux afin de discerner le logo de la chaine. « CNF », aux couleurs du drapeau français.
Le bar, comme les rues d’ailleurs, était désert.
—    Où sont passés les gens ?
L’autre répondit sans quitter du regard sa machine à bière, qu’il astiquait avec soin.
—    Au boulot, pardi.
—    Je veux dire, les personnes qui n’ont pas de travail ? Les chômeurs, les retraités ? Les petits vieux qui placent des paris hippiques en vidant leur pastaga… vos clients, quoi.
Le barman parut hésiter, soupira, puis laissa tomber son torchon.
—    Écoutez, je veux pas d’ennui. Soit vous regardez la télé et vous buvez votre café tranquille, soit vous débarrassez le plancher. Pas de feignasses chez moi, compris ?
Jo se composa son sourire le plus avenant.
—    Pas de problème, chef.
Pas étonnant qu’il soit vide, son rade, pensa Jo, tout en goutant le café, qui se révéla infect. Cependant, le patron venait, de lui-même, d’augmenter le volume. Jo reporta son attention sur l’écran.
Un jeune footballeur, à peine sorti de la puberté, répondait aux questions d’un journaliste. Le gamin devait avoir l’âge d’Erwan, songea Jo, et cette idée lui porta un coup au moral. Il se faisait une joie de revoir son fils, mais… serait-ce réciproque ? Et qu’était-il devenu à présent ?
Le joueur s’appelait, d’après le bandeau, « Steevie Plateau ».
—    On est confiant, expliquait-il. Après le match qu’on a fait en demi, et, bien sûr, les titres de 2002 et 2006, on est favori. On doit le faire pour la France. Pour le Peuple et pour notre Président.
Son expression devint grave ; il marqua un silence et porta sa main vers son cœur. Jo faillit éclater de rire. Mais le barman imitait le footballeur, l’air ému, tout comme le journaliste. À l’issue de cette étrange séquence, ce dernier relança Steevie.
—    Pas de risque d’excès de confiance, alors ?
Derrière eux, on devinait des supporters disciplinés qui les observaient avec attention. Ils devaient se trouver aux abords d’un stade. Le visage du jeune footballeur, constellé de taches de rousseur et entouré de cheveux ondulés, s’anima à nouveau.
—    Aucun. Même si j’étais tout petit… On oublie pas ce qu’il s’est passé…On oubliera jamais.
Le journaliste hocha la tête.
—    Oui, jamais. Mais c’est du passé, Steevie. Vous êtes les meilleurs. Tous ensemble.
—    Tous ensemble, pour la France.
Le barman essuya une larme, puis coupa le son.
—    Sacré gamin, murmura-t-il, avant de se remettre à lustrer sa machine.
—    C’est contre qui ? La finale…
—    Mais d’où vous sortez ? Ce soir, on étale les ritales. Ouais, ils font partie de l’Alliance, mais en foot, c’est chacun pour sa gueule.
L’homme se ressaisit, comme s’il en avait trop dit. Il jeta un regard méfiant à Jo, et ajouta : « Un conseil, l’ami : faites-vous discret, on aime pas trop les gens comme vous par ici ».
Jo haussa les épaules et contempla son sandwich.
—    Les fans de punk rock ?
—    Hein ?
—    Je disais : quelle drôle d’époque.

***

Plus personne n’occupait la maison de la Chaloupe, et ce, depuis plusieurs années, à en juger par les ronces qui encombraient le patio, les tuiles arrachées et les planches disjointes qui maintenaient les volets fermés. Jo éprouva le besoin de s’asseoir, un instant, sur le banc en bois dans le jardin.
Dans cette maison, ils avaient tout connu : ses premières années de médecine, sa maladie, la naissance d’Erwan, la reprise des études, les premiers pas du petit, là, juste devant la porte d’entrée. Et des centaines de nuits à s’aimer, à s’inquiéter, puis s’aimer encore… Toutes les autres habitations du hameau se trouvaient dans le même état. En fait, depuis son réveil, il avait dû croiser, en tout et pour tout, une dizaine de personnes, en comptant les quatre « gardiens de l’ordre » qui l’avaient interpelé.

Ces types, en civil, lui étaient tombés dessus peu avant midi, alors qu’il lorgnait la devanture d’une boulangerie en centre-ville, brassant au fond de sa poche les quelques pièces qu’il lui restait.
Après une fouille virile et silencieuse, leur « chef », un grand caïd aux cheveux coupés ras, vêtu d’un perfecto, avait posé le bout de sa petite matraque sur l’épaule de Jo.
—    Qu’est-ce qui t’amène par ici, citoyen ?
—    Je veux juste m’acheter à manger. Pourquoi tous les magasins sont fermés ?
—    Fête nationale, même un type comme toi doit savoir ça. Le Président a ordonné une journée chômée. Les citoyens de catégorie B et C doivent rester confinés dans le périmètre de leurs unités, afin de prévenir tout… dérapage. Mais toi…
Il avait regardé avec dégout sa vieille carte d’identité.
—    … Je sais pas d’où tu sors, monsieur Pertuzzi. Tes papiers ne sont pas à jour. Tu m’as tout l’air…
Son visage se trouvait à présent presque collé à celui de Jo, comme s’il allait l’embrasser - ou lui mettre un coup de boule.
—     … d’un vagabond.
Jo avait senti quelque chose se contracter dans son bas ventre.
—    Laissez-le tranquille. Il est avec moi.
La vieille dame portait, accroché au revers de son veston, un badge tricolore, en forme de X. Les quatre types, après avoir vu ce signe, avaient battu en retrait sans demander leur reste.
Régine vivait dans un vaste appartement aux murs décrépis. Il avait dévoré les petits pois et les haricots d’une traite, sans renâcler. Elle lui avait ensuite expliqué qu’on la considérait comme une « résistante ». Durant le « réveil citoyen », après les Événements de l’été 98, elle avait « gagné ses galons », mais préférait ne pas s’étendre sur son rôle pendant cette période.
—    Disons que je me suis sali les mains. Mais les mains, ça se lave. L’âme, en revanche…
Jo avait reposé sa fourchette. Après la défaite invraisemblable contre les Brésiliens, qui avaient inscrit quatre buts en seconde mi-temps, les expulsions de Zidane et de Desailly, de nombreux heurts avaient éclaté un peu partout, et en particulier sur les champs Élysées. Les forces de l’ordre, complètement dépassées, avaient reçu le soutien de l’armée, et les choses avaient dérapé. Les citoyens avaient dû choisir : résister, ou se laisser emporter. La vieille femme n’avait pu retenir un soupir :
« La peste, ou le choléra ».

Régine sortit de sa R5 et vint s’asseoir à côté de lui sur le banc.
—    C’est une belle maison. Mais la plupart des gens vivent désormais dans des URC. Les Unités de Repeuplement des Campagnes. Le fait même d’habiter en ville est devenu… une forme de résistance. Et les villages… se transforment peu à peu en petites villes.
Elle laissa échapper un rire ironique. Jo secoua la tête.
—    Sonia n'aurait jamais accepté cela…
—    C’est ce que beaucoup de personnes croyaient, oui. Mais le monde, et ses occupants ont bien changé pendant ta sieste. Ou peut être juste qu’ils se sont… révélés.
Ils reprirent la route. Le badge de Régine, qui avait impressionné les militaires postés aux check-points des premiers URC, faisait moins d’effet à mesure qu’ils s’éloignaient de Cahors. Alors que le ciel commençait à s’assombrir au-dessus de la campagne lotoise, et que les premiers feux d’artifice patriotiques officiels illuminaient l’horizon, ils finirent par découvrir que Sonia avait changé de nom, et qu’elle officiait en tant qu’Administratrice de la 9e URC, situé autour de Castelnau-Montratier.
Jo ne manifesta aucune émotion particulière lorsque les blocs de béton, construits à flanc de colline tout autour du vieux village, telle une monstrueuse fortification brutaliste, leur apparurent dans le soleil couchant : ce spectacle lui était, en une seule après-midi, devenu familier.
Ils parvinrent à obtenir un rendez-vous avec l’Administratrice, Régine prétextant, ainsi que sa qualité de « Résistante X » le lui permettait, exercer une visite de Contrôle d’Authenticité impromptue. On les conduisit au sommet de la plus haute des tours grisâtres, dont le dernier étage était consacré à la direction de l’URC. La vieille femme commençait à somnoler ; Jo demandait à tous les petits fonctionnaires qui passaient par là, s’il pouvait leur acheter un pain au chocolat pour huit francs, ou même juste quelques bonbons. Eux filaient droit, sans même oser lui lancer un regard. Régine s’étira ; ses articulations craquèrent.
—    Ils sont tous blancs, observa-t-il, songeur. Blancs comme des linges. Et maigrichons.
—    Et français de souche, tu peux en être certain.
Ils se retournèrent.
Si le monde avait changé, Sonia, elle, ressemblait toujours à Nathalie Portman, en plus grande ; quelques rides au coin des yeux, une poignée de cheveux gris, et le tailleur qu’elle portait, lui donnaient un air de sérieux et de maturité. Jo s’approcha, hésitant, troublé.
—    Sonia… Mon Dieu…
Il voulut lui toucher la joue, mais elle recula, et lui montra sa main gauche.
—    T’es mariée, constata-t-il, s’étonnant de ne pas éprouver plus d’émotions.
—    Oui. Beaucoup de choses se sont passées, pendant ton absence, Jonathan. J'ai... évolué.
Elle les invita à la suivre. Il s’était attendu à un bureau impressionnant, avec vue sur le vieux village endormi, éclairé par la pleine lune. Au lieu de quoi, ils se retrouvèrent dans un espace étroit, qui sentait le parfum bon marché, et dont l’unique fenêtre donnait sur les autres blocs de béton en contrebas. Sonia, qui avait manifestement prévu que, tot ou tard, cette scène allait se dérouler, chaussa ses lunettes et se pencha sur un document, qu’elle se mit à lire d’une voix plate.
—    … et en raison des racines sud-méditerranéennes à la première génération du géniteur, il lui sera interdit d’exercer toute autorité parentale sur l’enfant jusqu’à la majorité de ce dernier, qui, par ailleurs, du fait de son patrimoine génétique, sera affecté d’office aux forces de protection des frontières à compter de son quinzième anniversaire...
Il n’y tint plus et se leva d’un bond. Régine lui fit signe de se rasseoir.
—    Bordel, Sonia, ça fait douze ans qu’on s’est pas vus… le premier truc que tu m’annonces, c’est que j’ai pas le droit de voir mon gosse, et qu’il est embrigadé de force dans je ne sais quelle… armée ? À partir de quel moment tu t’es transformée en monstre sans cœur ?
—    Excusez-le, madame l’Administratrice, il…
Sonia abaissa ses lunettes et le regarda par en dessous.
—    Le jour où tu as préféré abandonner notre enfant, pour aller aider des… étrangers. Le 12 juillet 1998.
Il se tourna vers la fenêtre, et resta silencieux un instant. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut, lui aussi, d’une voix blanche.
—    Il est majeur. Il a eu dix-huit ans en janvier.
—    La majorité a été portée à 20 ans pour les femmes, et les descendants d’immigrés nés avant les Événements, expliqua Régine, navrée.
Jo se retourna, les bras écartés.
—    Alors, je suis baisé ? C’est ça ? Si on m’enlève mon fils… Je ne suis plus rien.
Sonia reposa ses lunettes et chassa une mèche rebelle.
—    Tu commences enfin à comprendre.

****

La vieille Résistante poussait le moteur de la petite voiture à son maximum. Le paysage, plongé dans la pénombre, défilait à toute à allure le long de la route départementale, dont Jo nota qu’elle se trouvait en bien meilleur état qu’à « son » époque.
—    Relax, Régine, on est pas aux pièces.
Elle se tourna vers lui. La lune projetait sur son visage strié de rides, sur ses yeux rouges de fatigue, sa lumière spectrale.
—    Une femme à ce poste... Ce n'est pas n'importe qui. Tu n'aurais pas dû la provoquer.
—    La provoquer ? Mais j’ai juste voulu faire valoir mes droits ! J’ai quand même le droit de voir mon fils, non ?
—    On ne menace pas un Administrateur, Jo. Ce sont les piliers de l’organisation locale. Tu t’attaques à l’un d’eux, c’est comme si tu t’en prenais à l’ensemble du pouvoir et de la communauté qu’ils représentent.
Il soupira. Ce monde lui plaisait de moins en moins. Sonia s’était « révélée », oui, mais de quelle manière…
—    Régine, ralentis. On va finir dans le décor.
—    Le couvre-feu, Jo. On doit être rentré avant le couvre-feu, sinon… Mais ne t’en fais pas, je connais ces routes par cœur, mon petit, rien ne pourrait…
À cet instant, une ombre surgit de la forêt ; un homme traversa en courant, juste devant la R5. Régine braqua pour l’éviter ; les roues crissèrent, mais elle parvint à redresser sa trajectoire. L’ombre disparut de l’autre côté de la chaussée. Jo se retourna ; mais Régine, après avoir jeté un œil à sa montre, remit un coup d’accélérateur.
—    Ce type avait l’air d’avoir besoin d'aide.
—    Je sais ! Mais on a pas le temps, Jo.
—    Bordel, Régine, tu m’as aidé moi ; pourquoi on fait rien pour lui ? C’est à cause de sa… couleur ?
Furieuse, elle se tourna vers lui.
—    Comment tu veux qu’on puisse faire quoi que ce soit, qu’on t’aide toi, ou Erwan, où qu’il soit, si nous même, on se retrouve en cabane, ou pire ? Hein ? Regarde l’heure, Jo ! On est déjà hors la loi.
À ce moment-là, une seconde ombre surgit devant eux, et s’immobilisa au milieu de la chaussée. Cet homme-là, contrairement au premier, ne cherchait pas à les éviter.
—    Tu vas l’écraser ! Ralentis ! s’écria Jo.
Mais la vieille femme, enfoncée dans son siège, poussait sur le volant et sur la pédale d’accélérateur de toutes ses forces, le visage figé dans une expression d’épouvante. Il réalisa que le type devant eux brandissait un fusil de chasse, et, aussitôt, se baissa. La détonation claqua, et l’instant d’après, le pare-brise vola en éclat. Jo s’entendit hurler. La voiture poursuivit malgré tout sur sa lancée et percuta, à pleine vitesse, le tireur, qui rebondit sur son capot, puis son toit. Jo eut le temps de jeter un dernier coup d’œil à Régine : son torse et le bas de son visage étaient recouverts de sang.
—    Jo… murmura-t ’elle, avant de perdre connaissance.
Il voulut saisir le volant, mais sa ceinture de sécurité se bloqua. Le pied de Régine continuait de peser sur l’accélérateur. La R5 fonça droit vers le bas-côté. Elle rebondit sur une ornière, puis fit plusieurs tonneaux, avant de finir sur le flanc, son toit encastré contre un chêne.

***

Lorsqu’il reprit conscience, et durant quelques secondes, Jo se prit à espérer qu’il ne s’agissait, en fait, que d’un rêve - peut-être même d’un rêve dans le rêve. Qu’il allait se réveiller, un matin de juillet 1998, que la France serait championne du Monde ; Guivarc’h et Zidane, des héros nationaux. On célèbrerait l’égalité, la fraternité, et la liberté, un peu partout sur le territoire. Son mal de crâne s’expliquerait par les bières et les Marseillaises hurlées à tue-tête la veille au soir. Et que, comme un petit chat guettant le moindre mouvement à la porte de la chambre, Erwan surgirait bientôt se jetterait sur le lit en criant, pendant qu’en bas, Sonia préparait un petit déjeuner « spécial gueule de bois ».
Mais la pièce était plongée dans la pénombre, et lui-même reposait sur des palettes d’usine recouvertes d’une bâche en toile huilée, du genre de celles que son père utilisait dans son atelier, autrefois. Au-dessus de lui, un bout de tôle faisait office de toit ; les murs de la cabane étaient composés de planches maintenues à la verticale par des moellons et du fil de fer. Il se releva en grimaçant, et constata que la ceinture de sécurité avait laissé une vilaine marque sombre en travers de son torse. Son épaule droite avait été bandée, assez proprement pour autant qu’il puisse en juger. Pour le reste, il souffrait surtout de contusions et d’éraflures légères. Une explosion, lointaine, le fit sursauter alors qu’il s’extrayait de la hutte.
Il se trouvait en pleine forêt : la lune éclairait, autour de lui, les châtaigniers et les bosquets de fougère et de houx, entre lesquels il distinguait les ombres d’une demi-douzaine de cabanes identiques à la sienne. Un gros bloc de calcaire en forme de fer à cheval entourait le deux tiers de ce camp de fortune. Un groupe de six ou sept personnes, accroupies, observaient un objet à la lumière de leurs lampes de poche, en chuchotant. Il fit craquer une branche alors qu’il s’approchait d’eux. Deux jeunes, un homme et une femme, se relevèrent, puis vinrent à sa rencontre. Derrière eux, une nouvelle explosion lointaine retentit.
—    Où suis-je ?
Ceux qui étaient restés près de l'objet se tournèrent vers eux. La jeune femme lui fit signe de baisser la voix.
—    Dans la forêt des Carrières, chuchota-t-elle. On vous a ramené ici après votre accident. Je m’appelle Claire. Lui, c’est Romain.
—    Où est Régine ? La vieille dame qui conduisait la voiture.
Claire baissa le regard. Jo l’observa : petite, pâle et maigrichonne à première vue. Mais, avec ses vêtements de randonnée, ses cheveux courts teints en vert, coupés en frange et attachés en queue de cheval, ses sourcils blonds comme les blés et ses yeux sombres, sauvages, elle ressemblait à un genre de fée-rebelle, issue du folklore local ; un esprit combattant de la forêt. Immédiatement, il éprouva une puissante attirance, une force tellurique qui le poussait vers elle, comme si leurs corps se connaissaient déjà.
Romain lui avoua qu’ils avaient dû laisser le cadavre « Résistante » dans l’épave de la R5 : les Traqueurs quadrillaient la zone. Leur petit groupe allait d’ailleurs devoir se déplacer à nouveau, dès ce soir. Mais, grâce à Régine, ils disposaient d’un nouvel atout. Il désigna les hommes derrière eux. Ceux-ci se relevèrent et s’approchèrent. L’un d’eux tenait dans ses paumes le fusil de chasse. Jo s’attarda sur leurs visages. Des Africains, des Maghrébins, un Asiatique… Tous, dans la force de l’âge. Leurs yeux sombres et leurs mâchoires serrées trahissaient leur détermination, à la hauteur des souffrances qu’ils avaient éprouvées. Alors, il aperçut, derrière eux, cachées dans les cabanes, une dizaine d'ombres qui les épiaient. Femmes, enfants… Il se tourna vers Claire.
—    Qu’est-ce que vous faites, ici ? Qui sont ces gens ?
Elle lui fit signe de l’accompagner. Ils gravirent le rocher : de là, ils pouvaient contempler toute la plaine, jusqu’à Cahors, loin au sud. De rares feux d’artifices « officiels » enflammaient la nuit. Il se demanda si elle s'était révélée meilleure pour Steevie Plateau et ses amis.
Claire s’assit, il l’imita.
—    Nous sommes des passeurs, Jo. Nous conduisons ces gens quelque part, où ils seront enfin en sécurité.
Il haussa les épaules.
—    Ça existe encore, un endroit comme ça ?
—    Oh, oui. Il suffit de savoir chercher.
—    Et ce type, le chasseur… ou le « Traqueur », comme vous dites, qu’est-ce qu’il foutait ? Pourquoi il nous a tiré dessus ?
Elle désigna l’horizon d’un geste circulaire.
—    Zone de Sauvegarde. Ici, passé le couvre-feu, la capture des « Égarés » est autorisée, sans violence « disproportionnée », officiellement du moins. Je ne te fais pas un dessin.
—    Bordel, mais qu’est-ce que c’est que ce monde ? Que sont devenues nos valeurs…
La jeune femme le regarda longuement, comme s’il était un animal enfui d’un zoo.
—    La France n’est qu’un système nerveux, sans cœur, sans énergie.
Elle arracha un champignon d’un tronc mort et le brandit devant elle.
« Un parasite l’a envahi, Jo. Coupant toute arrivée d’air et de sang, d’amour et d’espoir. Et nous, nous ne faisons qu’essayer d’inverser cela. D’insuffler du sang neuf, de relancer la circulation… Mais cela ne plait pas à tout le monde.»
Un sifflement retentit. Il crût à un nouveau feu d’artifice, des tirs de mortiers peut-être. Mais la jeune femme, déjà, dévalait le rocher en direction du camp. Jo se leva à son tour, et aperçut, en contrebas, les Égarés qui s’agitaient. Les hommes s’armaient de bâtons, de pioches et de haches en mauvais état. Jonathan éteignait les lampes ; Claire, qui les avait rejoints, s'efforçait de regrouper les femmes et les enfants.
Lui ne savait pas comment redescendre. Par où avaient-ils grimpé ? Il dérapa en essayant de suivre le chemin emprunté par Claire, et faillit chuter. En relevant la tête, il aperçut des trainées lumineuses entre les arbres, et entendit alors les chiens qui aboyaient. Les Traqueurs. Une mère et son enfant, paniqués, se dirigeaient droit sur eux. Claire voulut les arrêter, en vain. Après quelques mètres, la femme s’écroula, foudroyée. Son fils stoppa sa course, hésita, se tourna vers elle. Il fit un pas dans sa direction, puis tomba la tête la première, le dos constellé de plombs. La jeune femme, furieuse, empoigna une fourche et se précipita sur le Traqueur caché dans les fourrés.
Jo décida de se laisser glisser le long d’un arbuste, dérapa, crut chuter, avant de poser le pied sur une prise. De là, il sauta jusqu’au sol, environ deux mètres plus bas, et atterrit entre deux cabanes. À peine réceptionné, un cri de rage, ou de douleur, lui parvint. Claire. Mais alors qu’il allait s’avancer, un Traqueur, en treillis, déboula juste devant lui. Jo s’accroupit dans l’ombre, retenant sa respiration. L’homme s’arrêta à quelques pas de lui. Son talkie-walkie grésillait.
—    Feu ? Salamandre ? Ici Aigle, j’ai capturé la renégate. Mais le type a réussi à s’échapper avec les femelles et les rejetons, je crois. Où sont les mâles ? Vous les avez neutralisés ?
—    Aigle… ici Nougat… J’en ai eu deux, et une femelle en prime. Mais je confirme, le renégat s’est carapaté.
—    Les gars, ici Feu. Avec Sal, on en a éliminé quatre. Il doit en rester un, et on n’a pas retrouvé l’arme de Wolf…
L’homme sursauta ; il coupa le micro, et se mit en joue. Jo le vit s'avancer avec prudence en direction du centre du camp… Tout à coup, un chien surgit des fourrés. Le Traqueur baissa la garde et posa un genou au sol.
—    Plateau ! Viens, mon gros. Viens là.
L'animal approcha, hésitant.
—    Et alors ? Tu me reconnais pas ?
Plateau fit un pas en arrière et lâcha un gémissement.
La décharge pulvérisa le côté gauche du visage de l'homme, qui retomba sur le flanc. Le chien se coucha sur ses pattes de devant. Le dernier des Égarés sortit d’un buisson, s'arrêta près du corps, et poussa le cadavre du bout de son pied, puis lui cracha dessus. Il caressa le museau de Plateau, qui gémit à nouveau, ramassa le fusil de chasse du Traqueur, puis se tourna vers Jo, toujours caché dans l’ombre.
—    Sors de là, lança-t-il.
Jo s’aperçut qu’il tremblait de tous ses membres. Cependant, il obtempéra, leva les mains, avant de se rendre compte que c’était ridicule. Le chien le regardait, oreilles dressées. L’Égaré lui tendit le fusil, ainsi que la cartouchière, et lui adressa un signe de tête. Il ressemblait à Socratès, l’ancien joueur des Corinthians, se dit Jo, tandis qu’il saisissait l’arme.
—    Ahmed.
—    Jo.
—    Allons-y.

****

Le soleil se levait sur la vallée, à travers le rideau de brume qu’il chassait le long des ruelles, entre les bâtiments de brique endormis. Les deux hommes se tenaient au sommet de la colline. Jo achevait de nettoyer le sang qui lui barbouillait le visage. Le chien, derrière eux, fourrageait dans un buisson.
Ahmed partagea leurs dernières cartouches et lui en donna la moitié. Le chien leva la tête.
—    Bonne chance, mon ami. J’espère que tu retrouveras ton fils.
—    Et toi, ta famille. Et Claire.
Ahmed lui déposa une tape sur l’épaule en passant devant lui, puis s’éloigna dans la forêt, sans se retourner. Le chien jappa, fit quelques pas à ses côtés, puis s’arrêta, et se tourna vers Jo, hésitant.
—    Si seulement Guivarc’h n’avait pas marqué, murmura ce dernier, en contemplant la vallée.
Alors, le malinois rebroussa chemin et vint s’asseoir à côté de lui, langue pendante. Jo le flatta, puis passa son arme en bandoulière
—    On y va, Taffarel.